Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIV/15

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 84-88).


XV

Le dépôt, les prisonniers et les bagages du maréchal s’arrêtèrent au village Chamchevo. Tous s’assemblèrent près des bûchers. Pierre s’approcha d’un bûcher, mangea du cheval rôti, se coucha le dos vers le feu et aussitôt s’endormit. Il dormait du même sommeil qu’à Mojaïsk, après Borodino. De nouveau les événements réels se joignaient à ses rêves, et de nouveau quelqu’un — lui-même ou un autre — lui soufflait les mêmes pensées qu’il avait eues à Mojaïsk.

— « La vie c’est tout. La vie c’est Dieu. Tout se transporte et se meut, et ce mouvement c’est Dieu. Tant qu’il y a la vie, il y a la jouissance de la conscience de la divinité. Renier la vie c’est renier Dieu. Le plus difficile et le plus heureux c’est d’aimer cette vie dans ses souffrances et dans les souffrances imméritées. »

« Karataïev ! » se rappela Pierre.

Et tout d’un coup il se représenta vivement un petit vieux oublié depuis longtemps, le maître qui, dans son enfance, en Suisse, lui enseignait la géographie. — « Attends, dit le vieillard, et il montre à Pierre le globe terrestre. C’est une sphère vivante, mobile, sans dimensions. Toute sa surface se compose de gouttes serrées les unes contre les autres, et toutes se remuent, se déplacent, tantôt plusieurs se confondent en une seule ou une se divise en plusieurs. Chaque goutte tâche de prendre une plus grande place, mais les autres, tendant à la même chose, la serrent, parfois l’englobent, parfois se confondent avec elle.

— « Voilà la vie, dit le vieux maître.

« C’est simple et clair ! pensa Pierre. Comment ne le savais-je pas auparavant ? Au milieu c’est Dieu, et chaque goutte veut s’élargir pour le refléter en dimensions plus grandes, et elle grandit, se confond, se serre et disparaît sur la surface, s’enfonce dans les profondeurs et de nouveau reparaît. Voici Karataïev, voici : il s’élargit, il est disparu ! »

— « Vous avez compris, mon enfant ? » dit le maître.

Vous avez compris, sacré nom ! cria une voix, et Pierre s’éveilla.

Il se souleva et s’assit. Près du bûcher, était accroupi sur la pointe des pieds un Français qui venait de repousser un soldat russe. Il faisait griller un morceau de chair embroché dans une baguette. Ses mains rouges, veinées, velues, aux doigts courts, tournaient habilement la baguette. Le visage sombre, brun, aux sourcils froncés, se voyait clairement à la lueur des charbons.

Ça lui est bien égal… brigand, va ! grommela-t-il en se retournant rapidement vers le soldat qui était derrière lui.

Et, tournant sa baguette, il regarda sombrement Pierre. Celui-ci, apercevant une ombre, se détourna. Le soldat russe, prisonnier, repoussé par les Français, était assis près du bûcher ; de la main, il caressait quelque chose. En s’avançant un peu, Pierre reconnut le petit chien grisâtre qui, la queue retroussée, était assis près du soldat.

— Ah ! tu es venu ? dit Pierre. Ah ! Pla… commença-t-il. Mais il n’acheva pas. Tout à coup, il se rappela le regard que Platon, assis au pied de l’arbre, lui avait jeté, le coup entendu à cet endroit, les hurlements du chien, les visages criminels des deux Français qui couraient devant lui, le fusil fumant, l’absence de Karataïev à cette halte, et il était près de comprendre que Karataïev était tué. Mais à ce moment même, Dieu sait comment lui vint le souvenir de la soirée passée avec une belle Polonaise au balcon de sa maison de Kiev ; et, n’ayant pas réussi à lier le souvenir d’aujourd’hui, sans faire aucune conclusion, Pierre ferma les yeux et les tableaux de l’été se mêlèrent au souvenir d’un bain, à la sphère mobile, et il se plongeait quelque part dans l’eau qui se refermait sur lui.

Avant le lever du soleil, des coups et des cris forts et fréquents l’éveillèrent. Des Français couraient devant Pierre.

Les Cosaques ! s’écria l’un d’eux. Une minute après, une foule de visages russes entourait Pierre.

Pendant longtemps il ne put comprendre ce qui se passait. De tous côtés il entendait les cris de joie de ses camarades.

— Frères ! Mes amis ! mes chers ! criaient en pleurant de vieux soldats qui enlaçaient les Cosaques et les hussards. Ceux-ci entouraient les prisonniers, et hâtivement, proposaient aux uns des habits, aux autres des bottes, aux autres du pain. Pierre, assis parmi eux, sanglotait et ne pouvait prononcer une parole. Il enlaça le premier soldat qui s’approcha de lui et l’embrassa en pleurant.




Dolokhov, près de la porte d’une maison ruinée, laissait passer devant lui une foule de Français désarmés. Les Français, émus de tout ce qui se passait, parlaient haut entre eux, mais en passant devant Dolokhov qui frappait ses bottes avec la nogaïka et les regardait d’un œil froid, vitreux, qui ne promettait rien de bon, leurs conversations cessaient. De l’autre côté se tenait un Cosaque de Dolokhov qui comptait les prisonniers et marquait chaque centaine d’une barre de craie, sur la porte.

— Combien ? lui demanda Dolokhov.

— La deuxième centaine, répondit le Cosaque.

Filez, filez, dit Dolokhov, empruntant cette expression aux Français, et quand son regard rencontrait les prisonniers qui passaient, il devenait cruel.

Denissov, le visage sombre, le manteau enlevé, marchait derrière les Cosaques qui portaient dans une fosse creusée dans le jardin le corps de Pétia Rostov.