Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIV/03

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 12-17).


III

La guerre de partisans avait commencé depuis l’entrée de l’ennemi à Smolensk.

Avant que cette guerre fût acceptée officiellement par notre gouvernement, des milliers de personnes de l’armée ennemie — maraudeurs, retardataires, fourrageurs — étaient massacrées par les Cosaques et les paysans, qui tuaient ces hommes aussi inconsciemment que les chiens mordent jusqu’à la mort un chien enragé.

Denis Davidov comprit le premier, par son instinct russe, l’importance de ce terrible bâton qui, sans s’occuper des règles de l’art militaire, anéantissait les Français. Et c’est à lui que revient la gloire des premières tentatives pour régulariser ce procédé de guerre.

Le premier détachement des partisans de Davidov fut reconnu le 24 août, et aussitôt beaucoup d’ autres s’organisèrent. Plus la campagne avançait, plus ces détachements devenaient nombreux.

Les partisans détruisaient la grande armée par petites parties. Ils ramassaient ces feuilles jaunies qui tombaient d’elles-mêmes de l’arbre desséché — l’armée française — et parfois, ils secouaient cet arbre. En octobre, pendant que les Français couraient vers Smolensk, il y avait des centaines de ces détachements, d’importance et de caractères divers. Il y avait des détachements qui singeaient tous les procédés de l’armée régulière, avec l’infanterie, l’artillerie, l’état-major, les commodités de la vie. Il y avait des détachements spéciaux de Cosaques, de cavalerie ; il y en avait de petits, de fantassins et de cavaliers ; il y en avait de paysans et de propriétaires que personne ne connaissait. Un certain sacristain devenu chef d’un détachement fit pendant un mois quelques centaines de prisonniers ; une nommée Vassilissa tua des centaines de Français.

Les derniers jours d’octobre furent les plus chauds de la guerre de partisans. La première période de cette guerre, pendant laquelle les partisans s’étonnaient eux-mêmes de leur audace, croyaient à chaque instant être pris par les Français, et, sans desseller, sans même presque descendre de cheval, se cachaient dans les forêts, s’attendant à chaque instant à la poursuite, était déjà passée. Maintenant la campagne se dessinait, et tous voyaient clairement ce qu’on pouvait entreprendre contre les Français et ce qu’on ne pouvait risquer contre eux.

Maintenant, seuls les chefs des détachements qui avaient les états-majors, et, selon les règles de la guerre, marchaient loin des Français, croyaient encore beaucoup de choses impossibles. Et les petits partisans qui depuis déjà longtemps avaient commencé leur œuvre et suivaient les Français de très près trouvaient possible ce que les chefs des grands détachements n’osaient même envisager. Les Cosaques et les paysans qui se faufilaient parmi les Français croyaient déjà tout possible.

Le 22 octobre, Denissov, un des partisans, se trouvait ainsi que son détachement dans toute l’ardeur de la passion partisane. Depuis le matin, il était en marche avec ses hommes. Tout le jour ils avaient chevauché dans les forêts bordant la grande route et guettaient un grand convoi français de matériel de cavalerie et de prisonniers russes. Ce convoi s’était détaché du reste de l’armée et sous bonne escorte — on le savait par les émissaires et les prisonniers — se dirigeait vers Smolensk. Non seulement Denissov, mais Dolokhov (qui était aussi un partisan commandant un petit groupe) qui suivait de près Denissov, et aussi des chefs de grands détachements avec états-majors avaient connaissance de ce transport et le guettaient.

Deux de ces chefs de grands détachements, un Polonais et un Allemand, presque en même temps et chacun à part, envoyèrent à Denissov l’invitation de se joindre à eux afin de surprendre le convoi.

— Non, mon ché ça ne va pas, dit Denissov en lisant les invitations.

Il écrivit à l’Allemand que malgré son vif désir de se trouver sous les ordres d’un général si glorieux et célèbre, il se voyait obligé de refuser, attendu qu’il était déjà rentré sous le commandement du général polonais. Il écrivit la même chose au général polonais en lui disant qu’il se trouvait déjà au service de l’Allemand.

Denissov agissait ainsi parce qu’il avait l’intention, sans avoir à en rendre compte à des chefs, d’unir ses petites forces à celles de Dolokhov pour attaquer et prendre ce convoi. Le 22 octobre, le convoi allait du village Mikhouline au village Chamchevo. Du côté gauche de la route il y avait de grandes forêts qui parfois touchaient la route elle-même et parfois s’en éloignaient à une verste et plus. Dans ces forêts, tantôt s’enfonçant dans leur profondeur, tantôt se montrant à la lisière, Denissov marcha tout le jour avec son détachement, sans perdre de vue les Français qui s’avancaient.

Le matin, non loin de Mikhouline, à un endroit où la forêt côtoyait la route, les Cosaques du détachement de Denissov s’emparèrent de deux fourgons français qui s’étaient embourbés. Les fourgons étaient pleins de selles de cavalerie ; ils les emmenèrent dans la forêt. Après cela, jusqu’au soir, le détachement, sans attaquer, suivit le mouvement des Français. Il fallait, sans les effrayer, les laisser arriver jusqu’à Chamchevo ; là, se joignant à Dolokhov, qui devait arriver vers le soir au conseil, dans la forêt, dans la maison du garde, à une verste de Chamchevo, à l’aube, se jeter sur eux de deux côtés, comme une avalanche, les écraser et les capturer tous. Derrière, à deux verstes de Mikhouline, où la forêt bordait la route, on avait laissé six Cosaques qui devaient prévenir dès que se montreraient de nouvelles colonnes de Français.

Devant Chamchevo, Dolokhov, de la même façon, devait examiner la route pour savoir à quelles distances se trouvaient d’autres troupes françaises.

On supposait que quinze cents hommes accompagnaient le convoi. Denissov avait deux cents hommes, Dolokhov à peu près autant. Mais la supériorité du nombre des Français n’arrêtait pas Denissov. La seule chose qu’il lui fallait encore savoir exactement, c’était à quelles troupes ils auraient affaire. Pour cela Denissov avait besoin de prendre une langue (un homme de la colonne ennemie). Pendant l’attaque du matin, tout s’était fait si hâtivement que tous les Français qui étaient près des fourgons avaient été tués, on n’avait pris vivant qu’un seul gamin, un tambour, qui ne pouvait dire positivement combien il y avait d’hommes dans la colonne.

Denissov croyait dangereux d’attaquer une seconde fois : il ne fallait pas donner l’éveil à la colonne, c’est pourquoi il envoya en avant à Chamchevo un paysan de son détachement, Tikhone Tcherbaty, afin d’attraper au moins si possible un des fourriers français qui étaient là-bas.