Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIII/10

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 411-416).


X

Mais, chose étrange, tous ces ordres raisonnables et ces projets qui n’étaient pas du tout pires que d’autres édictés en pareilles circonstances, n’allaient pas jusqu’au fond de l’affaire, mais, comme les aiguilles du cadran d’une pendule séparées du mécanisme, elles tournaient arbitrairement et sans but, sans toucher les roues. Le plan général de la campagne duquel Thiers dit : « que son génie n’avait jamais rien imaginé de plus profond, de plus habile et de plus admirable », et à propos duquel, entrant en polémique avec M. Fene, il tâche de prouver que la composition de ce plan génial doit être rapportée non au 4, mais au 15 octobre, ce plan ne pouvait être et ne fut pas réalisé parce qu’il n’avait rien de commun avec la réalité. La fortification du Kremlin pour laquelle il fallait détruire la mosquée (comme Napoléon appelait la cathédrale de Basile le Pieux) était tout à fait inutile. La construction de mines sous le Kremlin aidait seulement à l’accomplissement du désir de l’empereur de faire sauter le Kremlin en sortant de Moscou : c’est-à-dire de battre le plancher sur lequel l’enfant est tombé.

La poursuite de l’armée russe qui souriait tant à Napoléon fut une chose inouïe. Les chefs militaires français perdaient la trace d’une armée russe de soixante mille hommes et, selon les paroles de Thiers, ce n’est que grâce à l’art et au génie de Murat que celui-ci retrouva comme une épingle cette armée russe de soixante mille hommes.

Dans les rapports diplomatiques, tous les prétextes de Napoléon sur sa magnanimité et sa justice, devant Toutolmine et Iakovlev qui était surtout soucieux d’avoir un manteau et un chariot, étaient tout à fait inutiles : Alexandre ne reçut pas ces ambassadeurs et ne répondit pas à leurs ambassades. Quant aux mesures judiciaires, après le supplice des soi-disant incendiaires, l’autre moitié de Moscou brûla.

Administrativement, l’institution de la municipalité n’a pas arrêté le pillage et seulement a porté profit à quelques personnes qui firent partie de cette municipalité et qui, sous prétexte du maintien de l’ordre, pillèrent Moscou ou gardèrent ce qui était déjà pillé.

Sous le rapport religieux, si facilement organisé en Égypte par la visite de la Mosquée, on n’obtint ici aucun résultat. Deux ou trois prêtres trouvés à Moscou essayèrent de remplir la volonté de Napoléon, mais pendant le service un soldat français gifla l’un d’eux, et un fonctionnaire français écrivit sur l’autre le rapport suivant :

« Le prêtre que j’avais découvert et invité à recommencer à dire la messe a nettoyé et fermé l’église. Cette nuit on est venu de nouveau enfoncer les portes, casser les cadenas, déchirer les livres et commettre d’autres désordres. »

Sous le rapport commercial, la proclamation aux artisans et aux paysans n’eut aucune réponse. Il n’y avait pas d’artisans laborieux et les paysans saisissaient et tuaient ceux des commissaires qui se hasardaient un peu loin de la capitale avec cette proclamation.

Quant à l’amusement du peuple et des troupes par le théâtre, c’était également sans effet : les théâtres établis au Kremlin et dans la maison de Pozniakov furent fermés bientôt parce qu’on volait les acteurs.

Même la bienfaisance ne donna pas les résultats désirés. Les monnaies fausses ou non qui emplissaient Moscou n’avaient aucun prix.

Les Français qui ramassaient le butin ne voulaient que de l’or. Non seulement la fausse monnaie que Napoléon distribuait si gracieusement aux malheureux n’avait pas de valeur, mais même l’ argent était très déprécié au prix de l’or. Mais le phénomène le plus étonnant de l’inanité des ordres stupides de ce temps était le soin de Napoléon d’arrêter le pillage et de rétablir la discipline. Voici ce que rapportaient les chefs de l’armée :

« Les pillages continuent dans la ville malgré l’ordre de les cesser. L’ordre n’est pas encore rétabli et il n’y a pas un seul marchand qui fasse son commerce d’une façon loyale. Les vivandiers se permettent de vendre et recéler les objets volés.

« La partie de mon arrondissement continue à être en proie au pillage des soldats du troisième corps qui, non contents d’arracher aux malheureux réfugiés dans les souterrains le peu qui leur reste, ont même la férocité de les blesser à coups de sabre, comme j’en ai vu plusieurs exemples.

» Rien de nouveau, outre que les soldats se permettent de voler et de piller. Le 9 octobre.

» Le vol et le pillage continuent. Il y a une bande de voleurs dans notre district qu’il faudrait faire arrêter par de fortes gardes. Le 11 octobre. »

« L’empereur est très mécontent que malgré l’ordre sévère d’arrêter le pillage on ne voie que des détachements de maraudeurs de la garde qui entrent au Kremlin. Le désordre et le pillage de la vieille garde se sont reproduits plus violents que jamais, hier, la nuit dernière et aujourd’hui. Avec tristesse l’empereur voit que les soldats d’élite destinés à la garde de sa personne et qui doivent donner l’exemple de la soumission, désobéissent à un tel point qu’ils volent les caves et les magasins préparés pour l’armée. Les autres se sont abaissés au point qu’ils n’écoutent pas les gardes ni les officiers de service et les injurient et les battent.

» Le grand maréchal du palais se plaint vivement que malgré les défenses réitérées, les soldats continuent à faire leurs besoins dans toutes les cours et même jusque sous les fenêtres de l’empereur. »

Cette armée, comme un troupeau sans surveillance, piétinait la nourriture qui pouvait la sauver de la faim. Elle se perdait elle-même chaque jour qu’elle restait à Moscou.

Mais elle ne remuait pas.

Elle s’ébranla seulement quand la panique la saisit tout d’un coup, panique produite par les prises des convois sur la route de Smolensk et par la bataille de Taroutino. La nouvelle de cette bataille que Napoléon reçut à l’improviste pendant une revue provoqua en lui le désir de punir les Russes, comme dit Thiers, et il donna l’ordre de la sortie, ordre qu’exigeait toute l’armée.

En quittant Moscou, les soldats de cette armée emportaient avec eux tout ce qu’ils avaient pillé. Napoléon aussi emmenait avec lui son propre trésor. À la vue du convoi, Napoléon était pris d’horreur, dit Thiers, mais avec son expérience de la guerre il n’ordonna pas de brûler tous les chariots superflus, comme il l’avait fait avec les voitures du maréchal en s’approchant de Moscou. Il regarda ces voitures dans lesquelles étaient ses soldats, dit que c’était bien et que ces voitures seraient employées pour les provisions, pour les malades et les blessés.

La situation de toute l’armée était semblable à celle d’un animal blessé qui sent sa perte et ne sait ce qu’il fait. Étudier les manœuvres de Napoléon et le but poursuivi depuis son entrée à Moscou jusqu’à la destruction de son armée, c’est la même chose qu’étudier l’importance des sauts mortels et du tremblement de l’animal mortellement blessé. Très souvent l’animal blessé, en entendant le bruit, s’élance sous le coup du chasseur, court en avant, retourne, et hâte sa fin. Napoléon faisait de même sous la pression de toute son armée. Le bruit de la bataille de Taroutino avait effrayé la bête. Il se jeta au-devant du coup, courut jusqu’au chasseur, retourna et, enfin, comme l’animal, s’enfuit sur la voie la plus désavantageuse et la plus dangereuse, sur la vieille route qu’il connaissait.

Napoléon qu’on nous représente comme le directeur de tout ce mouvement, Napoléon, pendant toute cette période de son activité, était semblable à l’enfant qui, se tenant à une ficelle, se croit à l’intérieur de la voiture imaginaire qu’il conduit.