Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XI/13

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 72-78).


XIII

Le samedi 31 août, dans la maison des Rostov tout était sens dessus dessous. Toutes les portes étaient ouvertes, tous les meubles sortis ou déplacés, les glaces et les tableaux enlevés. Dans les chambres partout des coffres, du foin, du papier d’emballage, des cordes. Les paysans et les domestiques qui emportaient les objets marchaient à pas lourds. Dans la cour se heurtaient les chariots des paysans, quelques-uns déjà débordants, d’autres vides. Les voix et les pas d’une foule de domestiques et de paysans arrivés avec les chariots résonnaient, s’interpellaient dans toute la maison. Le comte était sorti quelque part depuis le matin. La comtesse qui avait mal à la tête à cause du bruit et du vacarme était couchée dans le divan, des compresses de vinaigre sur le front.

Pétia n’était pas à la maison (il était allé chez un camarade avec qui il avait l’intention de passer de la milice dans l’armée active). Sonia, dans la salle, assistait à l’emballage des cristaux et des porcelaines. Natacha était assise dans sa chambre dont le parquet était couvert de robes, de rubans, d’écharpes en désordre. Le regard fixé sur le sol, elle tenait entre ses mains une vieille robe de bal, déjà démodée, celle qu’elle avait pour aller la première fois au bal à Pétersbourg.

Natacha était honteuse de ne rien faire dans la maison quand tout le monde était si occupé et, plusieurs fois depuis le matin, elle avait essayé de se mettre à quelque besogne. Mais son âme n’y était pas, et elle ne savait pas s’adonner à une occupation sans y mettre toute son âme, toutes ses forces. Elle venait près de Sonia, à l’emballage des cristaux ; elle voulait l’aider, mais, aussitôt, repartait dans sa chambre pour emballer ses propres affaires. Elle s’amusa d’abord en distribuant des robes et des rubans aux femmes de chambre, mais quand il fallut se mettre sérieusement à la besogne, elle trouva que c’était ennuyeux.

— Douniacha, ma petite colombe, tu emballeras ?

— Oui, oui !

Et quand Douniacha, très volontiers, lui promit de tout faire, Natacha s’assit sur le parquet, prit sa robe de bal et se mit à penser à tout autre chose qu’à ce qui devait l’occuper actuellement. Les conversations des femmes de chambre, dans la pièce voisine, et le bruit de leurs pas rapides de leur chambre à l’escalier de service tirèrent Natacha de ses réflexions. Elle se leva et regarda par la fenêtre. Un énorme convoi de blessés s’arrêtait dans la rue. Des bonnes, des valets, la sommelière, les vieilles bonnes, les cuisinières, les cochers, les marmitons étaient près de la porte cochère et regardaient les blessés.

Natacha jeta sur sa tête un mouchoir blanc dont elle tint les deux bouts, et sortit dans la rue.

L ancienne sommelière, la vieille Maria Kouzminichna, s’était séparée de la foule qui se pressait à l’entrée de la porte cochère et, près d’un chariot, causait à un jeune officier pâle qui y était couché. Natacha fit quelques pas et, en continuant à retenir son mouchoir, elle s’arrêta timidement pour écouter ce que disait la sommelière.

— Alors, vous n’avez personne à Moscou ? demandait Maria Kouzminichna, vous seriez plus tranquille quelque part dans un appartement, chez des particuliers. Chez nous, par exemple, les maîtres partent.

— Je ne sais pas si l’on permettra ? fit l’officier d’une voix faible. Voici le chef. Demandez-le-lui.

Il indiquait un gros major qui débouchait dans la rue, derrière la file des chariots.

Natacha regarda avec des yeux effrayés le visage de l’officier blessé et, aussitôt, alla au-devant du major.

— Les blessés peuvent-ils s’arrêter dans notre maison ? demanda-t-elle.

Le major, avec un sourire, porta la main à sa visière.

— Qu’y a-t-il pour votre service, mademoiselle ? fit-il en clignant des yeux et souriant.

Natacha répéta tranquillement sa question, et son visage et toute sa personne, malgré le mouchoir qu’elle tenait toujours, étaient si sérieux, que le major cessa de sourire ; d’abord, il devint pensif, se demandant jusqu’à quel point c’était possible, puis il lui répondit affirmativement :

— Oh, oui ! Pourquoi pas ? C’est possible.

Natacha inclina légèrement la tête et retourna à pas rapides vers Maria Kouzminichna qui était près de l’officier et lui parlait avec compassion.

— On peut ! Il dit qu’on peut ! chuchota Natacha.

Le chariot tourna dans la cour des Rostov, et des dizaines de chariots pleins de blessés, sur l’invitation des habitants, commencèrent à entrer dans les cours et à s’approcher des perrons des maisons de la rue Poverskaïa.

Natacha était visiblement enchantée de ce rapprochement avec de nouvelles gens, en dehors des conditions habituelles de la vie. Avec Maria Kouzminichna, elle tâchait de faire entrer dans la cour le plus de blessés possible.

— Il faut cependant consulter votre père, dit Maria Kouzminichna.

— Non, non, ce n’est pas la peine ! Pour un jour, nous nous tiendrons au salon. On peut leur donner toute la moitié de nos appartements.

— Ah ! mademoiselle, vous inventez déjà ! Même dans le pavillon des domestiques, il faut demander la permission.

— Eh bien ! J’irai la demander.

Natacha courut à la maison, et, sur la pointe des pieds, franchit la porte entr’ouverte du divan d’où venait l’odeur de vinaigre et de gouttes d’Hoffmann.

— Maman, vous dormez ?

— Comment dormir ! dit la comtesse qui venait de s’éveiller.

— Maman, petite colombe, dit Natacha en se mettant à genoux devant sa mère et approchant très près son visage, pardonnez-moi de vous avoir éveillée, je ne le ferai plus jamais. C’est Maria Kouzminichna qui m’a envoyée. On a amené ici des officiers blessés. Vous permettez. Et ils n’ont pas où se mettre. Je sais que vous permettez… disait-elle rapidement sans s’arrêter.

— Quels officiers ? Qui les a amenés ? Je ne comprends rien, dit la comtesse.

Natacha rit. La comtesse aussi sourit faiblement.

— Je savais que vous permettriez. Alors, je vais le dire.

Et Natacha embrassa sa mère, se leva et sortit.

Au salon, elle rencontra son père qui revenait avec de mauvaises nouvelles.

— Eh voilà ! Nous sommes fichus ! Le club est fermé et la police part, dit-il avec un dépit involontaire.

— Papa, j’ai invité les blessés à venir dans notre maison, ça ne fait rien ?

— Sans doute, rien, dit le comte distraitement. Il ne s’agit pas de cela. Je dis qu’il ne faut plus s’occuper de bêtises, mais aider à emballer et partir, partir, partir demain… Et le comte chargea le maître d’hôtel de donner cet ordre aux domestiques. Pendant le dîner, Pétia, qui rentrait, apporta aussi des nouvelles. Il raconta que le peuple prenait des armes au Kremlin, bien que Rostoptchine eût dit dans ses affiches qu’il ferait l’appel deux jours d’avance, que l’ordre était déjà donné pour que, le lendemain, tout le peuple montât en armes aux Trois-Montagnes où se livrerait une grande bataille.

Pendant que Pétia faisait ce récit, la comtesse regardait avec un effroi timide son visage rouge et gai. Elle savait que si elle disait un mot, si elle demandait à son fils de ne pas aller à ce combat (elle était sûre qu’il s’en réjouissait), il dirait quelque chose sur les hommes, sur l’honneur, sur la patrie, quelque chose de si insensé, de si viril, de si obstiné, qu’il n’y aurait plus rien à objecter et que tout serait manqué.

C’est pourquoi, espérant s’arranger de façon à partir avant cet événement et emmener Pétia avec elle en qualité de défenseur et de protecteur, elle ne lui fit aucune observation, mais, après le diner, elle appela le comte et, les larmes aux yeux, le supplia de l’emmener au plus vite, la nuit même si possible. Avec la ruse involontaire de l’amour, propre aux femmes, elle, qui jusqu’ici avait montré un grand courage, jurait qu’elle mourrait si l’on ne partait pas cette nuit même. Et, très sincèrement, maintenant, elle avait peur de tout.