Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XI/06

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 31-36).


VI

À son retour avec la cour de Vilna à Pétersbourg, Hélène se trouvait dans une situation embarrassante.

À Pétersbourg, elle jouissait de la protection particulière d’un personnage qui occupait un des postes les plus importants de l’État. À Vilna elle s’était rapprochée d’un jeune prince étranger. Quand elle rentra à Pétersbourg, le prince et le grand personnage, qui y étaient tous deux, déclarèrent leurs droits, et ce nouveau problème se posa à Hélène : conserver des relations intimes avec les deux sans fâcher ni l’un ni l’autre.

Ce qui pouvait sembler difficile et impossible à une autre femme ne fit pas hésiter une minute la comtesse Bezoukhov qui, évidemment, ne jouissait pas en vain de la réputation d’une femme supérieure. Se cacher et se tirer d’affaire par la ruse, c’était gâter tout en se reconnaissant coupable. Mais au contraire, Hélène, comme une personne vraiment forte, qui peut tout ce qu’elle veut, se plaça du coup dans son droit, auquel elle croyait franchement, si bien que toutes les autres semblaient dans leur tort.

La première fois que le jeune prince étranger se permit de lui faire des reproches, relevant fièrement sa belle tête et faisant demi-tour vers lui, elle lui dit fermement :

Voila l’égoïsme et la cruauté des hommes ! Je ne m’attendais pas à autre chose. La femme se sacrifie pour vous, elle souffre, et voilà sa récompense. Quel droit avez-vous, monseigneur, de me demander compte de mes amitiés, de mes affections ? C’est un homme qui a été plus qu’un père pour moi.

Le jeune prince voulut dire quelque chose, mais Hélène l’interrompit :

Eh bien oui, peut-être qu’il a pour moi d’autres sentiments que ceux d’un père, mais ce n’est pas une raison pour que je lui ferme ma porte. Je ne suis pas un homme pour être ingrate. Sachez, monseigneur, pour tout ce qui a rapport à mes sentiments intimes, je n’en rends compte qu’à Dieu et à ma conscience, et elle appuyait sa main sur sa belle poitrine et regardait le ciel.

Mais écoutez-moi, au nom de Dieu !

Épousez-moi et je serai votre esclave.

Mais c’est impossible.

Vous ne daignez pas descendre jusqu’à moi, vous… dit Hélène en se mettant à pleurer.

Le prince se mit à la consoler, et Hélène, à travers ses larmes, dit (comme par mégarde) que rien ne pouvait l’empêcher de se marier, qu’il y avait eu des exemples (il y en avait alors très peu, mais elle nommait Napoléon et quelques autres grands personnages), qu’elle n’avait jamais été la femme de son mari, qu’elle était sacrifiée.

— Mais les lois, la religion… dit le prince, commençant déjà à céder.

— Les lois, la religion… Mais pourquoi seraient-elles inventées, si l’on ne pouvait faire cela ? dit Hélène.

Le haut personnage était étonné qu’un raisonnement si simple ne lui fût pas venu en tête, et il demanda conseil aux saints Pères de la Société de Jésus, avec lesquels il était très lié.

Quelques jours après, dans une des charmantes fêtes que donnait Hélène à sa villa de l’île Kamennï, on lui présenta M. de Jobert, un jésuite de robe courte, pas jeune, aux cheveux blancs comme la neige, aux yeux brillants. Dans le jardin, à la clarté des illuminations et aux sons de la musique, il causa longuement avec Hélène de l’amour de Dieu, de l’amour du Christ, du Cœur de la sainte Mère et des consolations apportées dans ce monde et dans l’autre par la seule religion vraie, catholique.

Hélène était émue, et plusieurs fois, — comme M. Jobert, — ses yeux se mouillèrent de larmes, sa voix trembla. La danse à laquelle un cavalier vint inviter Hélène mit fin à sa conversation avec son futur directeur de conscience, mais le lendemain, M. de Jobert vint seul le soir chez Hélène, et depuis devint un assidu de sa maison.

Un jour, il conduisit la comtesse à l’église catholique, et elle tomba à genoux devant l’autel où il la mena. Un Français, pas jeune, charmant, lui posa la main sur la tête et, comme elle le racontait après, elle sentit quelque chose, comme un souffle de vent frais qui lui descendait dans l’âme. On lui expliqua que c’était la grâce.

Ensuite on lui amena un abbé à robe longue. Il la confessa et lui donna l’absolution. Le lendemain, on lui apporta une boîte où se trouvait une hostie et on la laissa chez elle. Quelques jours après, Hélène apprit, à sa joie, qu’elle était entrée dans la vraie Église catholique, que ce jour le pape lui-même en serait informé et lui enverrait un papier quelconque.

Tout ce qui se passait, pendant ce temps, autour d’elle et à son sujet, toute cette attention, tournée sur elle, de tant de gens intelligents et qui s’exprimaient sous une forme agréable et raffinée, la pureté de la colombe, état dans lequel elle se trouvait maintenant (tout ce temps elle portait une robe blanche à rubans bleus), tout cela lui faisait plaisir, mais, malgré son plaisir, elle ne laissa pas une seule fois deviner son but, et comme il arrive toujours que dans la rouerie un sot berne les plus intelligents, Hélène, ayant compris que le but de toutes ces paroles et démarches pour la faire catholique était essentiellement de lui soutirer de l’argent au profit des établissements des jésuites (on lui avait fait des allusions), avant de donner de l’argent, insista pour subir toutes les opérations diverses pouvant la délivrer de son mari. Pour elle, l’importance de toute religion consistait à satisfaire les désirs humains en observant certaines convenances. Et dans ce but, dans une causerie avec son directeur de conscience, elle exigea instamment la réponse à cette question : dans quelle mesure son mariage la liait-elle ?

Ils étaient assis au salon, près de la fenêtre. Le soir tombait. Le parfum des fleurs entrait par la fenêtre. Hélène était en robe blanche, transparente sur la poitrine et les bras. L’abbé, bien nourri, au large menton bien rasé, à la bouche ferme, agréable, les mains blanches posées onctueusement sur les genoux, était assis près d’Hélène, et, avec un sourire feint sur les lèvres, il la regardait, ravi de sa beauté, et exposait son opinion sur la question qui les occupait. Hélène, avec un sourire inquiet, regardait ses cheveux bouclés, ses joues grasses bien rasées, brunes, et épiait la nouvelle tournure de la conversation. Mais l’abbé, bien qu’ évidemment étonné de la beauté de son interlocutrice, était entraîné par son œuvre.

Le directeur de conscience raisonnait ainsi : — Dans l’ignorance de l’importance de ce que vous avez entrepris, vous avez juré fidélité à un homme qui, de son côté, entrant en mariage sans croire à son importance religieuse, a commis un sacrilège. Ce mariage n’avait pas le double caractère qu’il devait avoir. Mais, néanmoins, le vœu vous a liés. Vous le rompez ? Que faites-vous par cela ? Péché véniel ou péché mortel ? péché véniel, parce que vous avez commis l’acte sans mauvaise pensée. Si maintenant, dans le but d’avoir des enfants, vous contractez une nouvelle union, votre péché pourra être pardonné. Mais la question de nouveau se divise en deux : Premièrement…

Mais Hélène, que tout cela ennuyait, dit tout à coup, avec un sourire charmant :

— Mais je pense qu’en entrant dans la vraie religion je ne puis être liée par ce que m’imposa la religion fausse.

Le directeur de conscience fut étonné de la simplicité avec laquelle lui était posé l’œuf de Colomb. Il était ravi des progrès rapides, inattendus de son élève, mais il ne pouvait renoncer à ses arguments.

Entendons-nous, comtesse, dit-il avec un sourire.

Et il se mit à discuter les raisonnements de sa fille spirituelle.