Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XI/04

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 19-25).


IV

À deux heures, le conseil se réunit dans la large et confortable isba d’un paysan, André Savostianov. Des paysans, ses nombreux familiers et enfants étaient entassés dans la partie de l’isba habitée l’hiver, de l’autre côté du vestibule. Seule la petite-fille d’André, Malacha, une enfant de six ans, à qui le sérénissime, en prenant le thé, avait donné un morceau de sucre, restait sur le poêle de la grande isba. Malacha, timide et joyeuse, du poêle, observait les visages, les uniformes et les décorations des généraux qui entraient l’un après l’autre et s’installaient sur de larges bancs placés dans le coin, sous l’icone. Le « grand-père » lui-même, comme Malacha appelait en soi Koutouzov, était assis seul dans le coin sombre, derrière le poêle. Il était profondément affaissé sur un pliant, et sans cesse toussotait et arrangeait le col de son veston qui, bien que déboutonné, semblait le gêner. Ceux qui entraient s’approchaient de lui l’un après l’autre. Aux uns il serrait la main, aux autres il faisait un signe de tête. L’aide de camp de Koutouzov, Kaïssarov, voulut ouvrir le rideau de la fenêtre en face de lui, mais Koutouzov fit de la main un geste d’impatience, et Kaïssarov comprit que le sérénissime ne voulait pas qu’on vît son visage.

Autour de la rustique table en sapin, sur laquelle étaient placés des cartes, des plans, des crayons, du papier, tant de gens étaient réunis que les brosseurs apportèrent encore d’autres bancs qu’ils placèrent près de la table. Les nouveaux venus s’y assirent : Ermolov, Kaïssarov et Toll. Sous les icones, à la première place, était assis Barclay de Tolly, la croix de Saint-Georges au cou, le visage pâle, maladif dont le front élevé se confondait avec le crâne chauve. Depuis deux jours il souffrait de la fièvre, et, à ce moment même, il avait des frissons et se sentait mal. Ouvarov était assis à côté de lui : d’une voix pas très haute, comme parlait tout le monde, en gesticulant il communiquait rapidement quelque chose à Barclay. Le petit et rond Dokhtourov, les sourcils soulevés, les mains jointes sur le ventre, écoutait attentivement. De l’autre côté, se trouvait le comte Osterman Tolstoï, sa large tête aux traits accentués appuyée sur sa main, les yeux brillants, il semblait plongé dans ses pensées. Raïevsky, l’air impatient, d’un geste habituel tourmentait ses cheveux noirs sur les tempes et regardait tantôt Koutouzov, tantôt la porte d’entrée.

Le visage martial, beau et bon de Konovnitzine était éclairé d’un sourire tendre et malicieux. Il avait rencontré le regard de Malacha et, des yeux, faisait à la fillette des signes qui la faisaient sourire. Tous attendaient Benigsen qui, sous prétexte d’inspecter de nouveau la position, achevait un bon dîner. On l’attendit de quatre heures à six heures, sans ouvrir la séance, et pendant ce temps, se tenaient à voix basse des conversations particulières. Mais dès que Benigsen entra dans l’izba, Koutouzov sortit de son coin et s’approcha de la table ; toutefois il se tint à une distance telle que son visage n’était pas éclairé par les bougies posées sur la table.

Benigsen ouvrit la séance par la question : « Faut-il abandonner sans combat l’ancienne et sainte capitale de la Russie ou la défendre ? » Un silence long et général suivit. Tous les visages s’assombrirent et, dans le silence, on entendit le toussotement mécontent de Koutouzov. Tous les yeux étaient fixés sur lui. Malacha aussi regardait le grand-père. Elle était tout près de lui et voyait que son visage se crispait. On aurait dit qu’il allait pleurer. Mais cela ne dura pas longtemps.

L’ancienne et sainte capitale de la Russie ! se mit-il à dire tout à coup d’une voix irritée, en répétant les paroles de Benigsen et montrant ainsi la note fausse de ces paroles. Permettez-moi de vous dire, Excellence, que cette question n’a pas de sens pour un Russe. — Il avança son gros corps. — On ne peut poser une pareille question et elle n’a pas de sens. J’ai invité ces messieurs à se réunir pour traiter une question militaire, celle-ci : Le salut de la Russie est dans l’armée. Est-il plus avantageux de risquer la perte de l’armée et de Moscou en acceptant la bataille ou de rendre Moscou sans combat ? C’est là-dessus que je désirerais avoir vos avis. (Il se réinstalla dans sa chaise.)

Les débats commencèrent. Benigsen ne crut pas encore la partie perdue. En admettant l’opinion de Barclay et des autres sur l’impossibilité d’accepter la bataille défensive sous Fili, exultant le patriotisme et l’amour pour Moscou, il proposait de faire passer les troupes, la nuit, de droite à gauche et de se jeter le lendemain sur l’aile droite des Français.

Les opinions se partageaient : Ermolov, Dokhtourov et Raïevsky étaient pour Benigsen. Étaient-ils guidés par le besoin du sacrifice avant d’abandonner la capitale ou par d’autres considérations personnelles ?… Ils ne paraissaient pas comprendre que le Conseil présent ne pouvait changer la marche inévitable des affaires et que Moscou était dès maintenant abandonnée. Les autres généraux le comprenaient et, laissant de côté toute question sur Moscou, ils parlaient de la direction que devait prendre l’armée dans sa retraite.

Malacha qui, les yeux fixes, observait ce qui se passait devant elle, comprenait autrement l’importance de ce Conseil. Il lui semblait que tout consistait en une lutte personnelle entre le « grand-père » et l’homme à « la redingote longue », comme elle appelait Benigsen. Elle voyait qu’ils s’irritaient quand ils causaient entre eux, et, dans son for intérieur, elle tenait le côté du « grand-père. » Au milieu de la conversation, elle remarqua le regard rapide et malicieux jeté par le « grand-père » à Benigsen, puis à sa joie elle comprit que le « grand-père » avait remis à sa place « l’homme à la redingote longue ». Benigsen avait rougi tout à coup et s’était mis à marcher dans l’izba. Les paroles qui avaient agi de la sorte sur Benigsen, c’était l’opinion exprimée par Koutouzov, d’une voix calme et douce, sur l’avantage et le désavantage de la proposition de Benigsen : pendant la nuit, faire passer les troupes du flanc droit au flanc gauche, pour attaquer l’aile droite des Français.

— Mais, messieurs, dit Koutouzov, je ne puis approuver le plan du comte. Les mouvements de troupes si près de l’ennemi sont toujours dangereux, et l’histoire militaire le confirme. Ainsi, par exemple… (Koutouzov eut l’air de chercher tout en posant un regard clair, naïf, sur Benigsen.) Voilà, par exemple, la bataille de Friedland, le comte doit bien se le rappeler : elle n’a pas été tout à fait… réussie, seulement parce que nos troupes se rangèrent à une distance trop voisine de l’ennemi…

Un silence qui parut à tous très long suivit ces paroles. Les débats reprirent, mais souvent interrompus ; on sentait qu’il n’y avait rien à discuter.

Pendant ces interruptions, Koutouzov soupirait péniblement, il semblait se préparer à parler ; tous le regardaient.

Eh bien, messieurs ! je vois que c’est moi qui payerai les pots cassés, dit-il. Il se leva lentement et s’approcha de la table. — Messieurs, j’ai écouté vos opinions. Quelques-uns ne sont pas d’accord avec moi, mais moi (il s’arrêta un moment), en vertu des pouvoirs que m’ont conférés l’empereur et la patrie, j’ordonne la retraite.

Aussitôt, les généraux commencèrent à se lever et à sortir avec le même cérémonial qu’après des funérailles.

Quelques généraux, d’une voix contenue, toute différente de celle qu’ils avaient au Conseil, dirent quelque chose au commandant en chef. Malacha, qui attendait depuis déjà longtemps le souper, descendit prudemment derrière les bancs, en accrochant ses petits pieds nus contre le poêle, puis, se faufilant à travers les jambes des généraux, elle disparut par la porte.

Koutouzov, après avoir pris congé des généraux, s’assit et resta longtemps accoudé sur la table en pensant toujours à la même question terrible : « Quand donc s’est-il décidé que Moscou serait abandonnée ? Quand a été accompli ce qui a rendu cet abandon fatal, et qui en est coupable ? »

— Cela, je ne m’y attendais pas, dit-il à son aide de camp Schneider qui vint le trouver très tard dans la nuit. Cela je ne m’y attendais pas ! Je n’y croyais pas !

— Votre Altesse, il faut vous reposer, dit Schneider.

— Non ! Ils mangeront de la viande de cheval comme les Turcs ! s’écria Koutouzov sans répondre, en frappant son large poing sur la table. — Eux aussi en mangeront, pourrait-on seulement…