Guerre et Paix (trad. Bienstock)/X/37

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 10p. 483-488).


XXXVII

Un des médecins, en tablier ensanglanté, les mains pleines de sang, dans l’une desquelles, entre l’auriculaire et le pouce (pour ne pas le maculer), il tenait un cigare, sortit de la tente. Il leva la tête et se mit à regarder de côté, par-dessus les blessés. Évidemment il voulait respirer un peu. Après avoir tourné la tête un moment, à droite et à gauche, il soupira et baissa les yeux.

— Eh bien ! Tout de suite, — répondit-il aux paroles de l’infirmier qui lui désignait le prince André, et il ordonna de le porter dans la tente.

Dans la foule des blessés qui attendaient un murmure se souleva.

— Évidemment que même dans l’autre monde, la vie est meilleure pour les messieurs, prononça quelqu’un.

On emporta le prince André et il fut placé sur une table débarrassée à l’instant et d’où l’ infirmier faisait couler quelque chose. Le prince André ne pouvait discerner tout ce qui se faisait dans la tente : les gémissements plaintifs alentour, des douleurs intolérables dans le dos et l’abdomen, le distrayaient. Tout ce qu’il voyait autour de lui se confondait pour lui en une impression générale de corps humains nus, ensanglantés, emplissant toute la tente basse, de même que, quelques semaines avant, par une chaude journée d’août, ces mêmes corps emplissaient l’étang boueux de la route de Smolensk. Oui, c’étaient ces mêmes corps, cette même chair à canon, dont la vue, comme si alors elle eût été le présage de l’état actuel, excitait en lui le dégoût.

Dans la tente, il y avait trois tables : deux étaient occupées, on plaça le prince André sur la troisième. On l’y laissa seul un moment et malgré lui, il voyait ce qui se faisait sur les deux autres tables. Sur la table la plus proche était étendu un Tatar, probablement un Cosaque, à en juger par l’uniforme jeté à côté. Quatre soldats le tenaient. Le médecin, en lunettes, faisait quelque chose sur son dos brun, musclé.

— Oh ! oh ! oh ! criait le Tatare, et relevant tout à coup son visage musclé, noir, au nez court, et montrant ses dents blanches, il se mit à se défaire, à s’agiter et poussa des cris perçants. Sur l’autre table, entourée de beaucoup de personnes, un homme grand et gros était couché sur le dos, la tête rejetée en arrière (la couleur de sa chevelure bouclée, la coupe de la tête semblaient au prince André étrangement connues). Quelques infirmiers appuyés sur sa poitrine le maintenaient. Une de ses jambes, longue, blanche, était agitée sans cesse par un tremblement convulsif. Cet homme sanglotait fiévreusement, en suffoquant. Deux médecins, en silence, — l’un était pâle et tremblait, — faisaient quelque chose à son autre jambe qui était rouge.

Quand il eut fini avec le Tatar, sur qui on jeta un manteau, le docteur à lunettes, en s’essuyant les mains, s’approcha du prince André.

Il regarda le visage du prince André et se détourna hâtivement.

— Déshabillez-le ! Pourquoi restez-vous sans rien faire ? cria-t-il sévèrement aux infirmiers.

L’image de sa première enfance se rappela au prince André quand l’infirmier, d’une main hâtive, les manches retroussées, déboutonna sa tunique et lui ôta ses habits.

Le docteur se pencha sur la blessure, la tâta, poussa un profond soupir, ensuite, il fit signe à quelqu’un. La souffrance effroyable dans l’abdomen avait fait perdre connaissance au prince André. Quand il revint à lui, les fragments du fémur brisé étaient enlevés, un morceau de chair coupé et la blessure pansée ; on lui pulvérisait de l’eau sur le visage. Dès qu’il ouvrit les yeux, le docteur se pencha vers lui, lui mit un baiser sur les lèvres et s’éloigna rapidement.

Après la souffrance endurée, le prince André sentit un bien-être qu’il n’avait pas éprouvé depuis longtemps. Tous les meilleurs moments de sa vie, les plus heureux, surtout l’enfance la plus lointaine, quand on le déshabillait et le mettait au lit, quand sa vieille bonne chantait en le berçant, quand, la tête enfouie dans ses oreillers, il se sentait heureux de la seule conscience de la vie, tous ces instants se présentaient à son imagination, non comme le passé, mais comme la réalité.

Autour de ce blessé, dont la tête semblait connue au prince André, les médecins s’agitaient. On le soulevait, on le calmait.

— Montrez-la moi. Oh ! oh ! oh ! et ses gémissements étaient entrecoupés par des sanglots effrayés et résignés à la souffrance.

En écoutant ces gémissements, le prince André voulait pleurer. Soit parce qu’il mourait sans gloire, ou parce qu’il regrettait de se séparer de la vie, soit à cause de ses souvenirs d’enfance à jamais disparus, ou parce qu’il souffrait de la souffrance des autres et de tous ces gémissements plaintifs, mais il voulait pleurer des larmes d’enfant, douces, presque joyeuses.

On montra au blessé sa jambe coupée, encore chaussée, avec le sang caillé.

— Oh ! oh ! oh ! sanglota-t-il comme une femme.

Le docteur qui se tenait devant le blessé et cachait son visage s’écarta.

« Mon Dieu ! qu’est-ce donc ! Pourquoi est-il ici ? » se dit le prince André.

Dans l’homme malheureux qui sanglotait et à qui l’on venait de couper la jambe, il reconnut Anatole Kouraguine. On tenait Anatole sous les bras et on lui offrait un verre d’eau dont il ne pouvait saisir les bords avec ses lèvres tremblantes, gonflées. Anatole sanglotait péniblement.

« Oui, c’est lui ! Oui, cet homme est lié avec moi par quelque chose d’intime et de douloureux », pensa le prince André sans comprendre encore clairement tout ce qui était devant lui. « Quel lien y a-t-il entre cet homme et mon enfance et ma vie ? » se demandait-il sans trouver de réponse. Et tout à coup un souvenir nouveau, inattendu, du domaine de l’enfance pur et aimant, se présentait au prince André. Il se rappelait Natalie telle qu’il l’avait vue la première fois au bal de 1810, avec son cou fin, ses bras, son visage heureux, effrayé, prêt à l’enthousiasme, et son amour et sa tendresse pour elle s’éveillaient en son âme plus forts que jamais. Il se rappelait maintenant le lien qui existait entre lui et cet homme qui, à travers les larmes dont ses yeux étaient gonflés, le regardait vaguement. Le prince André se rappelait tout : et la pitié, et l’enthousiasme, et l’amour pour cet homme, emplissaient joyeusement son cœur.

Le prince André ne pouvait se contenir davantage, il versait des larmes douces, aimantes, sur les autres, sur soi-même, sur leurs erreurs et les siennes.

« La miséricorde, l’amour pour le prochain, pour ceux qui nous aiment, l’amour pour ceux qui nous haïssent, pour nos ennemis. Oui, cet amour que Dieu a prêché sur terre, que m’enseignait la princesse Marie et que je ne comprenais pas. Voilà pourquoi je regrette la vie, voilà ce qui serait en moi si je vivais, mais maintenant il est trop tard, je le sais ! »