Guerre et Paix (trad. Bienstock)/X/22

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 10p. 372-378).


XXII

Tout en chancelant dans la bousculade où il était pris, Pierre regardait autour de lui.

— Comte Piotr Kyrilovitch ! Comment êtes-vous ici ? dit une voix. Pierre regarda autour de lui.

Boris Droubetzkoï, en frottant les genoux de son pantalon qui était sali (probablement quand il s’était incliné devant l’icone), s’approcha souriant vers Pierre. Boris était mis élégamment, avec une nuance de martialité : il portait une longue tunique et, comme Koutouzov, il avait une cravache attachée en travers de l’épaule.

Pendant ce temps, Koutouzov rentrait dans le village et s’asseyait à l’ombre de la maison la plus proche, sur un banc, qu’un Cosaque lui avait apporté en courant et qu’un autre, hâtivement, avait couvert d’un petit tapis. Une suite brillante, nombreuse entourait le commandant en chef.

L’icone allait plus loin accompagnée de la foule, Pierre, en causant avec Boris, s’arrêta à trente pas de Koutouzov.

Pierre expliquait son intention de participer à la bataille et d’inspecter la position.

— Voici ce que vous ferez, dit Boris. Je vous ferai les honneurs du camp. C’est le mieux, vous verrez tout de là, où sera le comte Benigsen. Je suis attaché près de lui. Je lui ferai un rapport, et si vous voulez parcourir la position, venez avec nous. Nous allons tout de suite au flanc gauche ; ensuite nous retournerons, et je vous prie de me faire l’honneur de passer la nuit chez moi ; nous ferons une partie. Vous connaissez bien Dmitri Serguéitch ? Il est logé ici. Il désigna la troisième maison de Gorki.

— Mais je voudrais voir le flanc droit. On dit qu’il est très fortifié, dit Pierre. Je voudrais passer la Moscova, toute la position.

— Oh ! cela vous le pourrez après, le principal c’est le flanc gauche.

— Bien, bien. Et où se trouve le régiment du prince Bolkonskï ; ne pourriez-vous pas me l’indiquer ? demanda Pierre.

— D’André Nikolaïévitch ? Nous passerons devant, je vous conduirai chez lui.

— Eh bien, et le flanc gauche ? demanda Pierre.

— À vrai dire, entre nous, notre flanc gauche, Dieu sait quelle position il occupe, dit Boris d’un ton confidentiel, en baissant la voix. Le comte Benigsen n’a pas du tout attendu cela, il avait l’intention de fortifier l’autre mamelon, là-bas, mais pas du tout par ici — Boris haussa les épaules — mais le sérénissime n’a pas voulu… ou on lui a inspiré… Donc…

Boris n’acheva pas car, à ce moment, s’approchait Kaïssarov, l’aide de camp de Koutouzov.

— Hé ! Païsi Serguéiévitch ! dit familièrement, Boris avec un sourire, en s’adressant à Kaïssarov. Moi, voilà, je tâche d’expliquer au comte la position. C’est étonnant comme le sérénissime sait deviner les desseins des Français !

— Vous parlez du flanc gauche ? demanda Kaïssarov.

— Oui, oui, précisément. Notre flanc gauche est maintenant très, très fort.

Bien que Koutouzov eût renvoyé de l’état-major tous les inutiles, Boris avait su se maintenir au quartier général et il s’était placé près du comte Benigsen. Le comte Benigsen, comme tous ceux près de qui se trouvait Boris, considérait le jeune prince Droubetzkoï comme un homme inappréciable.

Dans le commandement de l’armée il y avait deux partis bien distincts : le parti de Koutouzov et celui de Benigsen, chef de l’état-major. Boris appartenait à ce second parti et nul ne savait mieux que lui, tout en montrant un respect servile à Koutouzov, faire comprendre que le vieux était mauvais et que toute l’affaire était conduite par Benigsen.

Maintenant était arrivé le moment décisif de la bataille qui devait ou anéantir Koutouzov et donner le pouvoir à Benigsen, ou, si même Koutouzov gagnait la bataille, faire sentir que le mérite en revenait à Benigsen. En tout cas, le lendemain, de grandes récompenses devaient être distribuées, de nouvelles personnes devaient avoir de l’avancement, c’est pourquoi Boris était si nerveux tout ce jour.

Après Kaïssarov, d’autres connaissances de Pierre s’approchèrent encore de lui, et il n’avait pas le temps de répondre aux questions sur Moscou, dont on l’accablait, ni d’écouter les récits qu’on lui faisait. Sur tous les visages s’exprimaient l’animation et le trouble. Mais il sembla à Pierre que la cause de l’animation qui s’exprimait sur ces visages tenait surtout à la question du succès personnel, et de sa tête ne sortait pas l’expression excitée qu’il voyait sur les autres visages et qui parlait non de questions personnelles, mais des questions générales de la vie et la mort. Koutouzov remarqua Pierre et le groupe qui se formait autour de lui.

— Appelez-le-moi ! dit Koutouzov.

L’aide de camp transmit le désir du sérénissime et Pierre se dirigea vers le banc. Mais avant lui, un soldat s’approchait de Koutouzov, c’était Dolokhov.

— Comment est-il ici ? demanda Pierre.

— C’est une telle canaille qu’il passe partout, répondit-on à Pierre. Il est dégradé : maintenant il lui faut se faire valoir. Il a donné des projets quelconques et, pendant la nuit, il est allé dans la ligne de l’ennemi. Mais il est brave !…

Pierre se découvrit et s’inclina respectueusement devant Koutouzov.

— J’ai pensé que si j’exposais ce projet à Votre Excellence, vous pourriez me chasser ou dire que vous savez déjà ce que je vous raconte, tant que ce soit humiliant pour moi, disait Dolokhov.

— C’est ça. C’est ça.

— Et si j’ai raison, alors je suis utile à la patrie pour laquelle je suis prêt à mourir.

— C’est ça. C’est ça…

— Et si Votre Excellence a besoin d’un homme qui ne marchande pas sa peau, veuillez vous souvenir de moi… Je serai peut-être utile à Votre Excellence.

— C’est ça, c’est ça ! répétait Koutouzov en regardant Bezoukhov d’un œil rieur.

À ce moment, Boris, avec son habileté de courtisan, s’avança à côté de Pierre, à proximité du chef et, de l’air le plus naturel, pas haut, comme s’il continuait une conversation, il dit à Pierre :

— Les miliciens ont mis tout simplement des chemises blanches propres pour se préparer à la mort. Quel héroïsme, comte !

Boris disait cela à Pierre, évidemment pour être entendu du sérénissime. Il savait que Koutouzov ferait attention à ses paroles, et en effet, le sérénissime s’adressa à lui.

— Que dis-tu des miliciens ?

— En se préparant pour demain, Votre Excellence, en se préparant pour la mort, ils ont mis des chemises propres.

— Ah ! des hommes admirables, incomparables ! dit Koutouzov, et, en fermant les yeux, il hocha la tête. Des gens incomparables ! répétait-il en soupirant.

— Voulez-vous sentir la poudre ? demanda-t-il à Pierre. Oui, l’odeur en est assez agréable. J’ai l’honneur d’être un adorateur de votre épouse, va-t-elle bien ? Mon camp est à votre disposition. Et, comme il arrive souvent aux vieilles gens, Koutouzov se mit à regarder distraitement autour de lui comme s’il avait oublié ce qu’il devait faire ou dire. Se rappelant sans doute ce qu’il cherchait, il fit mander André Serguéiévitch Kaïssarov, le frère de son aide de camp.

— Comment ces vers de Marine ? Comment ces vers ? Ceux qu’il a écrits sur Guerakov. « Tu seras professeur au corps… » Dis-les-moi, dis-les-moi, prononça Koutouzov qui, évidemment, se préparait à rire. Kaïssarov lut les vers. Koutouzov, en souriant, hochait la tête en mesure.

Quand Pierre s’éloigna de Koutouzov, Dolokhov s’approcha de lui et lui prit la main.

— Très heureux de vous rencontrer ici, comte, dit-il à haute voix, avec une résolution d’une gravité particulière, sans se gêner de la présence de personnes étrangères. À la veille d’un jour où Dieu seul sait qui de nous restera vivant, je suis très heureux de l’occasion de vous dire que je regrette le malentendu qui s’est produit entre nous, et je désirerais que vous n’eussiez rien contre moi. Je vous demande de me pardonner.

Pierre regardait Dolokhov en souriant, sans savoir que lui dire. Dolokhov, les larmes aux yeux, enlaça et embrassa Pierre.

Boris dit quelque chose à son général et le comte Benigsen, s’adressant à Pierre, lui proposa de partir avec eux dans la ligne.

— Ce sera très intéressant, pour vous, dit-il.

— Oui, très intéressant ! répéta Pierre.

Une demi-heure après Koutouzov partait pour Tatarinovo, et Benigsen avec sa suite, dans laquelle était aussi Pierre, allait dans le camp.