Guerre et Paix (trad. Bienstock)/VIII/17

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 9p. 397-401).


XVII

Anatole sortit de la chambre et, quelques minutes après, il revint en pelisse ceinte d’une cordelière d’argent, en bonnet de zibeline posé de côté et qui seyait à son beau visage. Il se regarda dans le miroir, choisit une pose et dans cette pose, se plaçant devant Dolokhov, il prit un verre de vin.

— Eh bien, Fédia, adieu, merci pour tout, adieu. Eh bien ! Camarades ! mes amis !… — il devint pensif…. — de ma jeunesse… adieu… dit-il à Makarine et aux autres.

Bien que tous allassent avec lui, évidemment Anatole voulait faire quelque chose de touchant et de solennel vis-à-vis de ses camarades. Il parlait d’une voix lente, haute, en avançant la poitrine et balançant une jambe.

— Prenez tous des verres, toi aussi, Balaga. Eh bien ! Mes camarades, les amis de ma jeunesse, nous avons fait la noce, nous avons vécu, hein ? Maintenant, quand nous reverrons-nous ? Je pars à l’étranger. Nous avons vécu. Adieu, mes camarades. À votre santé ! Hourra !… Il vida son verre et le jeta.

— Sois fort ! dit Balaga en vidant aussi son verre et s’essuyant avec son mouchoir. Makarine, les larmes aux yeux, embrassa Anatole :

— Eh ! prince ! comme je suis triste de me séparer de toi ! prononça-t-il.

— Partons, partons ! cria Anatole.

Balaga s’apprêtait déjà à sortir.

— Non, attends, dit Anatole. Fermez la porte, il faut s’asseoir. Voilà, comme ça.

On ferma la porte et tous s’assirent.

— Eh bien, maintenant, mes amis, partons ! dit Anatole en se levant.

Le valet Joseph donna à Anatole sa sacoche, le salua et tous sortirent dans l’antichambre.

— Où est la pelisse ? demanda Dolokhov. Eh ! Ignate, va chez Matréna Matvéievna, demande la pelisse, le manteau de zibeline. Je sais comment on enlève, dit-il en clignant des yeux. Elle sortira, plus morte que vive, telle qu’elle était à la maison. Si tu perds le moindre instant, alors, tout de suite les larmes…, papa, maman… aussitôt elle sera gelée et il faudra retourner ; mais toi, enveloppe-la immédiatement dans la pelisse et porte-la dans le traîneau.

Le valet apporta un manteau fourré en renard.

— Imbécile ! Je t’ai dit la zibeline. Eh ! Matrécha la zibeline ! cria-t-il si fort que sa voix résonna dans toutes les chambres.

Une tzigane, belle, maigre, pâle, aux yeux brillants, noirs, aux cheveux noirs bouclés, en châle rouge, accourut apportant le manteau de zibeline.

— Quoi ! est-ce que je le regrette ; prends, dit-elle, visiblement effrayée devant son maître et regrettant le manteau.

Dolokhov, sans lui répondre, prit la pelisse, la jeta sur Matrécha et l’enveloppa.

— Voilà, comme ça, ensuite comme ça, dit-il en levant le col autour de la tête et ne laissant à découvert qu’une partie du visage. Ensuite, vois-tu, comme ça ? et il approcha la tête d’Anatole de l’ouverture laissée par le collet et d’où l’on voyait le sourire brillant de Matrécha.

— Eh bien ! Adieu, Matrécha, dit Anatole en l’embrassant. Finie la noce ici ! Salut à Stiocha. Eh bien ! Adieu ! Adieu, Matrécha ! Souhaite-moi le bonheur.

— Eh bien ! Je désire que Dieu vous donne le grand bonheur, dit Matrécha avec son accent de tzigane.

Deux troïkas étaient près du perron, deux garçons les tenaient. Balaga s’assit dans la troïka de devant et, levant haut les coudes, sans se presser, il arrangea les guides. Anatole et Dolokhov montèrent dans cette troïka, Makarine et Khvostikov s’installèrent dans l’autre.

— Etes-vous prêts ? hein ? demanda Balaga. En route ! cria-t-il en enroulant les guides autour de sa main, et la troïka vola vers le boulevard Nikitzkï.

— Pouh ! Prends, garde ! Eh ! Pouh ! criaient Balaga et le garçon qui se tenait sur le même siège. La troïka accrocha une voiture sur la place d’Arbate, quelque chose craqua ; on entendit un cri et la troïka fila sur l’Arbate.

Ayant fait deux tours sur le boulevard Podnovuiski, Balaga commença à modérer les chevaux et les arrêta au coin de la rue des Vieilles-Écuries.

Le garçon descendit du siège pour tenir les chevaux par la bride. Anatole et Dolokhov montèrent sur le trottoir.

Près de la porte cochère, Dolokhov siffla ; un sifflet lui répondit et bientôt la femme de chambre accourut.

— Entrez dans la cour, sans quoi on vous verra ; elle va sortir tout de suite, dit-elle.

Dolokhov resta près de la porte cochère, Anatole suivit la femme de chambre dans la cour, tourna au coin et gravit le perron.

Gavrilo, un grand valet de pied de Maria Dmitrievna, rencontra Anatole.

— Venez chez madame, lui dit le valet à voix basse en lui barrant la porte.

— Chez qui, qui est-ce ? demanda Anatole d’une voix suffocante.

— Venez, s’il vous plaît, on m’a ordonné de vous introduire.

— Kouraguine ! Retourne ! Trahison ! retourne ! cria Dolokhov.

Dolokhov, près de la porte cochère où il s’était arrêté, luttait contre le portier qui essayait de refermer la porte derrière Anatole. Dolokhov, dépensant toutes ses forces, repoussa le portier et, prenant par la main Anatole qui accourait, le tira derrière la porte et courut avec lui vers la troïka.