Guerre et Paix (trad. Bienstock)/VI/03

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 9p. 12-16).


III

Le lendemain, après avoir salué le comte, sans attendre les dames, le prince André partit.

C’était déjà le commencement de juin quand, en retournant chez lui, il traversa de nouveau le même bois de bouleaux où le vieux chêne l’avait frappé d’une façon si étrange et si mémorable. Les clochettes sonnaient encore plus sourdement dans la forêt qu’un mois et demi auparavant. Tout était touffu, ombreux et épais. Les jeunes sapins dispersés dans la forêt ne violaient pas la beauté de l’ensemble et s’harmonisaient au ton général par la verdure tendre de leurs jeunes bourgeons.

La journée était chaude, l’orage se préparait quelque part, mais un seul petit nuage avait mouillé la poussière de la route et les feuilles grasses. Le côté gauche de la forêt était sombre, à l’ombre ; le côté droit, humide, luisant, brillait au soleil et le vent l’agitait à peine.

Tout était en fleurs. Les rossignols chantaient et roucoulaient, tantôt près, tantôt loin.

« Oui, oui, dans cette forêt se trouvait ce chêne avec qui je m’harmonisais ! Mais où est-il ? » se demanda le prince André en regardant du côté gauche de la route. Et, sans l’apercevoir, sans le reconnaître, il admirait ce même chêne qu’il cherchait. Le vieux chêne, tout transformé, en s’écartant comme une tente de verdure grasse et sombre, se pâmait, presqu’immobile, dans les rayons du soleil couchant. On ne remarquait ni ses bras tortus ni ses blessures, ni sa vieillesse méfiante et douloureuse. À travers l’écorce dure, centenaire, des feuilles jeunes, luisantes, se frayaient un chemin. On ne pouvait croire qu’elles provinssent de ce vieillard. «Oui, c’est ce même chêne, » pensa le prince André ! et soudain, il fut saisi, sans cause, d’un sentiment printanier de joie et de renouveau.

Tous les moments intenses de sa vie, se rappelaient à lui tout à coup : Austerlitz et son ciel haut, le visage plein de reproches de sa femme morte, Pierre sur le bac, la fillette émue par la beauté de la nuit, et cette nuit et la lune, tout cela, soudain, s’évoquait.

« Non, la vie n’est pas achevée à trente et un ans, » décida tout à coup, fermement, le prince André ! « C’est peu que je sache tout ce qu’il y a en moi, tous doivent le savoir : et Pierre, et cette jeune fille qui voulait s’envoler au ciel ; il faut que tous me connaissent, que ma vie ne marche pas pour moi seul, qu’ils ne vivent pas si indépendamment de ma vie, qu’elle se reflète en tout le monde et qu’eux tous et moi vivions ensemble ! »




Rentré de son voyage, le prince André se décida à partir en automne pour Saint-Pétersbourg et se forgea diverses raisons pour cela. Une foule de prétextes raisonnables, logiques, lui montrant la nécessité d’aller à Pétersbourg et même l’obligation de servir, étaient toujours à sa disposition. Il ne comprenait même pas, maintenant, comment il avait pu douter de la nécessité de prendre une part active à la vie, de même qu’il ne comprenait pas, un mois auparavant, qu’il pût avoir l’idée de quitter la campagne.

Il lui paraissait clairement que toute son expérience de la vie devait se perdre en vain, être chose inutile, s’il ne l’appliquait à une œuvre certaine, et ne prenait pas de nouveau une part active à la vie. Il ne comprenait même pas comment, auparavant, en se basant sur les mêmes prétextes peu raisonnables, il s’était humilié si réellement, puisque maintenant, après ces leçons de la vie, il croyait de nouveau à la possibilité d’être utile, d’être heureux et d’aimer.

Maintenant la raison lui soufflait tout autre chose.

Après ce voyage, le prince André commença à s’ennuyer à la campagne. Ses occupations d’autrefois ne l’intéressaient plus. Souvent, seul dans son cabinet de travail, il se levait, s’approchait de la glace, examinait longuement son visage ; ensuite il se détournait, regardait le portrait de feu Lise, qui, dans son cadre doré, avec ses boucles peignées à la grecque, le fixait avec tendresse et douceur. Elle ne disait plus à son mari les mots anciens, terribles ; elle le regardait gaiement, avec curiosité. Et le prince André, les mains croisées derrière le dos, marchait longtemps dans la chambre, tantôt fronçant les sourcils, tantôt souriant, tantôt réfléchissant. Sa pensée vagabonde, inexprimée, mystérieuse comme le crime, allait du souvenir de Pierre à l’image de la gloire, à la jeune fille, à la fenêtre, au chêne, à la beauté féminine, à l’amour, et changeait toute sa vie.

Quand quelqu’un entrait chez lui au moment de ces réflexions, il était particulièrement froid, sévère, résolu, particulièrement désagréable et logique.

— Mon cher, — disait parfois la princesse Marie, quand elle venait sur ces entrefaites, — Nicolas ne peut se promener aujourd’hui ; il fait très froid.

— S’il faisait chaud, — répondait le prince André, d’un ton excessivement sec, — il irait se promener vêtu d’une chemise. Puisqu’il fait froid il faut lui mettre un vêtement chaud, fait spécialement pour cela. Voilà ce à quoi oblige le froid, il n’empêche pas qu’on sorte l’enfant quand il a besoin d’air, — disait-il avec une logique particulière, comme pour punir quelqu’un du travail intérieur mystérieux, désordonné qui se faisait en lui.

Dans ces occurrences, la princesse Marie se disait que le labeur intellectuel dessèche les hommes.