Guerre et Paix (trad. Bienstock)/VI/02

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 9p. 7-11).


II

Pour les affaires de tutelle du domaine de Riazan, le prince André avait besoin de voir le maréchal de la noblesse du district. C’était le prince Ilia Andréiévitch Rostov. Le prince André alla chez lui au milieu de mai.

On était déjà dans la période des chaleurs du printemps. La forêt était toute verte, la chaleur et la poussière telles que devant l’eau on avait envie de se baigner.

Le prince André, triste et préoccupé de ce qu’il avait à demander au maréchal de la noblesse, à propos de ses affaires, s’avançait en voiture, par l’allée du jardin, vers la maison de Rostov à Otradnoié. À droite, il entendait, à travers les arbres, des cris joyeux de femmes. Bientôt il aperçut une foule de jeunes filles qui couraient en coupant la route.

Une jeune fille très mince, étrangement mince, aux cheveux noirs, aux yeux noirs, en robe de cotonnade jaune avec, sur la tête, un fichu blanc d’où sortait une mèche de cheveux, courait devant non loin de la voiture. Elle criait quelque chose, mais en apercevant un étranger, sans le regarder, en riant, elle revint sur ses pas.

Soudain le prince André se sentit mal à l’aise ; il ne savait pourquoi.

Le jour était si beau, le soleil si clair, tout ce qui l’entourait était si gai… Et cette jeune fille, mince et jolie, qui ne connaissait ni ne voulait connaître son existence, qui était contente et heureuse de sa propre vie, probablement sotte mais gaie et tranquille… « De quoi se réjouit-elle ? À quoi pense-t-elle ? Pas aux statuts militaires, pas à l’organisation des paysans de Riazan. À quoi pense-t-elle ? Pourquoi est-elle heureuse ? » se demandait curieusement, malgré lui, le prince André.

Le comte Ilia Andréiévitch vivait à Otradnoié en 1809, toujours comme auparavant, c’est-à-dire en recevant presque toute la province, en suivant les chasses, les théâtres, les dîners, la musique. Comme il arrivait pour chaque nouvel hôte, il était enchanté de voir le prince André, et, presque de force, le retint à coucher.

Durant la journée ennuyeuse, les maîtres âgés et les invités les plus respectables dont la maison du vieux comte était pleine à cause du jour de fête qui approchait, s’occupèrent du prince André ; mais Bolkonskï ayant regardé plusieurs fois Natacha qui riait de quelque chose et s’amusait avec l’autre jeune moitié de la société, se demandait toujours : « À quoi pense-t-elle ? Pourquoi est-elle si heureuse ? »

Le soir, resté seul en ce nouvel endroit, de longtemps il ne put s’endormir. Il lut, puis éteignit la bougie, puis la ralluma. Dans la chambre, dont les volets intérieurs étaient fermés, il faisait chaud. Il marmonnait contre ce sot vieillard (il désignait ainsi le vieux Rostov) qui l’avait retenu sous prétexte que les papiers nécessaires n’étaient pas encore arrivés de la ville. Il s’en voulait d’être resté.

Le prince André se leva et s’approcha de la fenêtre pour l’ouvrir. Dès qu’il eut poussé les volets, le clair de lune, comme s’il guettait près de la fenêtre et attendait depuis longtemps ce moment, inonda la chambre. Il ouvrit la fenêtre. La nuit était fraîche, immobile et claire. Juste devant la fenêtre s’alignaient des arbres tordus, noirs d’un côté, argentés de l’autre ; sous les arbres croissait une végétation quelconque, grasse, humide, rameuse avec, par ci, par là, des feuilles et des tiges argentées. Plus loin, derrière les arbres noirs, un toit brillait sous la rosée ; plus loin, un grand arbre branchu, au tronc clair, blanc ; plus haut, la lune, alors presque entière, et le ciel clair printanier, à peu près sans étoiles. Le prince André s’appuya sur la fenêtre. Ses yeux s’arrêtèrent sur ce ciel.

La chambre du prince André était à l’étage du milieu. La chambre au-dessus de lui était habitée, et là encore on ne dormait pas. Il entendit en haut une conversation de femmes.

— Encore une fois seulement, dit une voix de femme que le prince André reconnut immédiatement.

— Mais quand dormiras-tu ? répondit une autre voix.

— Je ne dormirai pas, je ne puis pas dormir. Qu’y puis-je ! Eh bien ! pour la dernière fois…

Deux voix de femmes chantaient une phrase musicale qui était la fin d’un morceau.

— Ah ! quel charme ! Eh bien, maintenant, dormons ; c’est fini !

— Dors ; moi, je ne peux pas, — prononçait la première voix qui s’approchait de la fenêtre. La femme, évidemment s’était mise à la fenêtre, car on entendait le froufrou de sa robe et même sa respiration. Tout se taisait et se pétrifiait, la lune, sa lumière et les ombres.

Le prince André, aussi, avait peur de se mouvoir et de trahir son indiscrétion involontaire.

— Sonia ! Sonia ! dit de nouveau la première voix. Eh bien ! comment peut-on dormir ! Mais regarde, quelle merveille. Ah ! quelle merveille ! Mais réveille-toi donc, Sonia, fit-elle presque avec des larmes. Je n’ai jamais vu nuit plus délicieuse.

Sonia répondit quelque chose sans enthousiasme.

— Non, regarde cette lune ! Ah ! quelle merveille ! Viens ici, petite âme, chérie, viens ici. Eh bien, tu vois ? Je m’assoierai comme ça sur les pointes, je m’attraperai les genoux, le plus serré, le plus serré possible et je m’envolerai, voilà, comme ça !

— Assez, tu tomberas.

On entendit une lutte et la voix mécontente de Sonia.

— Il est plus d’une heure !

— Ah ! tu me gâtes tout ! Eh bien, va, va !

De nouveau, tout se tut. Le prince André savait qu’elle était encore là, il entendait parfois un léger mouvement, parfois un doux soupir.

— Ah ! mon Dieu ! Mon Dieu ! Qu’est-ce donc ? s’écria-t-elle tout à coup. Allons dormir ! Elle ferma la fenêtre.

« Que leur importe mon existence ! pensait le prince André pendant qu’il écoutait la conversation, attendant et, sans savoir pourquoi, ayant peur qu’elle parlât de lui. Et encore elle ! C’est comme exprès ! » Tout à coup, s’éleva dans son âme un tumulte si inattendu de pensées jeunes et d’espoirs, en contradiction avec toute sa vie, qu’il ne se sentit pas la force de s’expliquer son état, et il s’endormit aussitôt.