Guerre et Paix (trad. Bienstock)/V/14

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 8p. 443-446).


XIV

La pèlerine se rassurait et, ramenée à la conversation, elle parlait longuement du père Amphiloche, dont la vie était si sainte que sa main répandait l’odeur du saint Chrême, des moines qu’elle avait rencontrés pendant son dernier pèlerinage à Kiev, et qui lui avaient remis les clefs des souterrains, où, ne prenant qu’un seul biscuit, elle était restée deux jours avec les reliques des saints. « Je prie l’un, ensuite je vais à un autre. Je dors. Je vais de nouveau apposer le baiser, et c’est un tel silence, petite mère, un tel bien-être, qu’on ne pense pas à sortir dans le monde. »

Pierre l’écoutait attentivement et sérieusement. Le prince André sortit de la chambre. Laissant les gens de Dieu finir leur thé, la princesse Marie le suivit et emmena Pierre au salon.

— Vous êtes très bon, — lui dit-elle.

— Ah ! vraiment. Je ne pensais pas l’offenser. Je comprends si bien et j’apprécie tant ces sentiments.

La princesse Marie le regarda en silence et sourit tendrement.

— Je vous connais depuis longtemps et vous aime comme un frère, — dit-elle. — Comment avez-vous trouvé André ? fit-elle hâtivement sans lui laisser le temps de répondre à ses paroles amicales. Il m’inquiète beaucoup. Sa santé, cet hiver, est meilleure, mais au printemps dernier sa blessure s’est rouverte, et le docteur dit qu’il doit partir se soigner. Et je crains beaucoup pour lui, moralement. Il n’a pas un caractère comme nous, femmes, pour souffrir et pleurer sa douleur. Il la porte en soi. Aujourd’hui il est gai et animé, mais c’est votre présence qui le remonte. Il est rarement comme aujourd’hui. Si vous pouviez le convaincre d’aller à l’étranger ! Il lui faut l’activité et cette vie régulière, douce, le perd. Les autres ne s’en aperçoivent pas, mais moi je le vois.

À dix heures les valets se précipitèrent au perron en entendant les clochettes de la voiture du vieux prince. Le prince André et Pierre sortirent aussi sur le perron.

— Qui est-ce ? demanda le vieux prince quand il sortit de la voiture et aperçut Pierre.

— Ah ! très heureux ? Embrasse-moi ! — dit-il en reconnaissant le jeune homme.

Le vieux prince était de bonne humeur et reçut bien Pierre.

Avant le souper, le prince André, en retournant au cabinet de son père, le trouva en chaude discussion avec Pierre. Pierre prouvait qu’un temps viendrait où il n’y aurait plus de guerre. Le vieux prince se moquait, mais discutait sans se fâcher.

— Laisse couler le sang des veines, mets-y de l’eau, et alors il n’y aura plus de guerres. Des racontars de femmes, des racontars de femmes — ajoutait-il ; mais, néanmoins il frappait amicalement l’épaule de Pierre et s’approchait de la table près de laquelle le prince André, qui évidemment ne désirait pas entrer en conversation, feuilletait les papiers apportés de la ville par le prince. Le vieux prince s’approcha de lui et commença à parler des affaires.

— Le maréchal de la noblesse, le comte Rostov, n’a pas fourni la moitié des hommes. Il est venu à la ville et pensait m’inviter à dîner. Je lui en ai donné un dîner… Tiens, regarde ce papier…

— Eh bien, mon cher ! — fit le prince Nicolas Andréiévitch à son fils, en tapant sur l’épaule de Pierre, — ton ami est un brave garçon, je l’aime ! Il m’excite. Il y a des gens qui disent de sages paroles et qu’on n’a pas le désir d’écouter, et lui, il dit des bêtises et m’emballe, moi, vieillard. Eh bien ! Allez, allez, peut-être viendrai-je souper avec vous. Je discuterai encore. Aime ma sotte, la princesse Marie, cria-t-il à Pierre, à travers la porte.

Pierre, maintenant seulement, à Lissia Gorï, appréciait toute la force et le charme de son amitié avec le prince André. Ce charme ne s’exprimait pas tant dans les relations envers lui-même que dans celles envers les parents et les familiers. Pierre se sentait tout à coup un vieil ami du vieux et sévère prince et de la douce et timide princesse Marie, bien qu’il les connût à peine. Tous l’aimaient déjà. Non seulement la princesse Marie, séduite, par sa douceur envers les pèlerines le regardait de ses yeux les plus brillants, mais même le petit prince Nicolas, comme l’appelait le grand-père, souriait à Pierre et venait dans ses bras. Mikhaël Ivanitch et mademoiselle Bourienne le regardaient avec un sourire joyeux pendant qu’il causait au vieux prince.

Le vieux prince vint souper. Évidemment c’était pour Pierre. Pendant les deux jours que Pierre demeura à Lissia Gorï, il resta très affectueux avec lui et l’invita à venir chez lui.

Après le départ de Pierre, quand tous les membres de la famille se trouvèrent réunis et se mirent à le juger, comme il arrive toujours après le départ d’un nouvel hôte, chose rare, tous dirent du bien de lui.