Guerre et Paix (trad. Bienstock)/V/05

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 8p. 372-375).


V

Le lendemain de son intronisation dans la loge, Pierre, à la maison, lisait un livre en tâchant de pénétrer le sens du carré dont un des côtés signifiait Dieu, l’autre, le monde moral, le troisième, le monde physique, le quatrième, l’union des autres. De temps en temps il se détachait du livre et du carré, et, en imagination, il se traçait un nouveau plan de vie. La veille, dans la loge, on lui avait dit que le bruit de son duel était arrivé jusqu’à l’empereur et qu’il serait plus sage pour lui de s’éloigner de Petersbourg.

Pierre pensait partir dans ses domaines du sud et s’occuper, là-bas, de ses paysans. Il rêvait joyeusement à cette nouvelle vie quand, tout à fait à l’improviste, le prince Vassili entra dans la chambre.

— Mon ami, qu’as-tu fait à Moscou ? Pourquoi t’es-tu querellé avec Lili, mon cher ? Tu te trompes, dit le prince Vassili en entrant dans la chambre. — Je sais tout et je puis t’assurer qu’Hélène est aussi innocente devant toi que le Christ devant les Juifs.

Pierre voulait répondre, mais il l’interrompit :

— Et pourquoi ne t’es-tu pas adressé directement à moi, comme à un ami ? Je sais tout. Je comprends tout, tu te conduis comme un homme à qui l’honneur est cher, peut-être avec un peu trop de hâte, mais ne parlons pas de cela. Songe à une chose, songe en quelle situation tu la mets aux yeux du monde et même de la cour, ajouta-t-il en traînant la voix. — Elle habite Moscou, toi ici. Comprends donc, mon cher, — il lui tirait la main en bas. — C’est un malentendu, je pense que tu le sens toi-même. Écris tout de suite avec moi une lettre, et elle viendra ici, tout s’expliquera, autrement, mon cher, je t’avertis que tu pourrais facilement en souffrir. Le prince Vassili regarda avec importance :

— Je sais de bonne source que l’impératrice douairière prend un intérêt très vif à toute cette affaire. Tu sais qu’elle est très bienveillante pour Hélène.

Plusieurs fois Pierre voulut parler, mais d’un côté, le prince Vassili ne le permettait pas, et d’autre part, Pierre lui-même craignait de commencer à parler d’un ton de refus absolu et de désaccord, comme il était fermement décidé à répondre à son beau-frère. En outre les paroles des statuts maçonniques : « Sois bienveillant et affectueux » revenaient à sa mémoire. Il fronça les sourcils, rougit, se leva, s’assit, en faisant effort sur soi, pour dire, en ce cas délicat, des choses désagréables à la face d’un homme, pour dire ce que cet homme n’attendait pas de lui. Il était si habitué à obéir à ce ton d’assurance négligente du prince Vassili que maintenant même il sentait qu’il n’aurait pas la force de résister, mais il sentait aussi que tout son avenir dépendait des paroles qu’il allait prononcer : suivrait-il la voie ancienne ou la nouvelle que lui indiquaient les maçons et qui avait tant d’attrait pour lui, et où il était convaincu de ressusciter à une nouvelle vie ?

— Eh bien, mon cher ? — fit d’un ton plaisant le prince Vassili. — Réponds-moi donc « oui » et je lui écrirai de ma part, et nous tuerons le veau gras.

Mais le prince n’achevait pas sa plaisanterie que Pierre, le visage furieux, — qui rappelait alors celui de son père, — prononça tout bas, sans regarder son interlocuteur :

— Prince, je ne vous ai pas appelé chez moi. Partez s’il vous plaît ! Partez ! — Il lui ouvrit la porte. — Partez donc ! répéta-t-il, n’y pouvant croire lui-même, et heureux de l’expression confuse et craintive qui se montrait sur le visage du prince Vassili.

— Qu’as-tu ? Tu es malade ?

— Allez-vous-en ! prononça encore une fois Pierre, d’une voix tremblante.

Le prince Vassili dut partir sans recevoir d’explication.

Une semaine après, Pierre, après avoir fait ses adieux à ses nouveaux amis les maçons et leur avoir laissé en offrande de grandes sommes, partit dans ses domaines. Les nouveaux frères remirent à Pierre des lettres pour des francs-maçons de Kiev et d’Odessa et lui promirent de lui écrire et de le guider dans sa nouvelle activité.