Guerre et Paix (trad. Bienstock)/V/04

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 8p. 365-371).


IV

Bientôt après, on vint chercher Pierre dans la chambre obscure, ce n’était pas l’ancien rhéteur, mais son parrain Villarsky qu’il reconnut à la voix. Aux nouvelles questions sur la fermeté de ses intentions Pierre répondit : « Oui, oui, je consens. »

Et, avec un sourire brillant, enfantin, sa large poitrine découverte, d’une marche inégale, hésitante, un pied chaussé, l’autre sans chaussure, il avança, tandis que Villarsky appuyait une épée sur sa poitrine nue. De la chambre, on l’emmena par des corridors, en le faisant marcher en avant et à reculons, et enfin on le mena vers la porte de la loge. Villarsky toussota, on lui répondit par le coup de marteau maçonnique. La porte s’ouvrit devant eux. Une voix basse (les yeux de Pierre étaient encore bandés) lui posa plusieurs questions : qui il est, où et quand il est né ? etc. Ensuite on l’emmena encore quelque part, sans lui débander les yeux, et tout en marchant, on lui disait des allégories sur la difficulté de son voyage, sur l’amitié sainte, sur l’éternel Constructeur du monde, sur le courage avec lequel il devait supporter les travaux et les dangers. Pendant ce trajet, Pierre remarqua qu’on l’appelait tantôt « celui qui cherche », tantôt « celui qui souffre », tantôt « celui qui demande », et chaque fois en frappant de façon différente avec les marteaux et les épées. Pendant qu’on le dirigeait vers un objet il remarqua chez ses guides un trouble et une gêne quelconques. Il entendit les personnes qui l’entouraient discuter en chuchotant, et l’une d’elles insistait pour qu’il passât sur un tapis quelconque.

Après, on prit sa main droite, qu’on appuya sur quelque chose, on lui ordonna de porter la main gauche à sa poitrine, et de prononcer le serment de fidélité aux lois de l’ordre en répétant les paroles que lisait quelqu’un.

Ensuite on éteignit les bougies et l’on alluma de l’alcool, ce que Pierre reconnut à l’odeur, et on le prévint qu’il allait voir une petite lumière.

On lui ôta son bandeau. Pierre aperçut comme en un rêve, à la lumière pâle de l’alcool, quelques personnes, en tablier pareil à celui du rhéteur, qui, en face de lui, tenaient des épées dirigées contre sa poitrine. Parmi eux se trouvait un homme dans une chemise blanche ensanglantée. À cette vue, Pierre s’élança vers les épées, avec le désir d’en être transpercé. Mais les épées s’écartèrent, et immédiatement on lui remit le bandeau. « Maintenant tu as vu la petite lumière, » lui dit une voix. On ralluma les bougies, et on lui dit qu’il allait voir la pleine lumière. On lui ôta encore une fois le bandeau, plus de dix voix prononcèrent en même temps : sic transit gloria mundi.

Pierre, se ressaisissant peu à peu, regarda la chambre où il était et les hommes qui se trouvaient là. Autour de la longue table recouverte de noir, douze personnes étaient assises ; elles avaient ce même habit qu’il avait déjà vu. Pierre en connaissait quelques-unes appartenant à la société de Pétersbourg. La place du président était occupée par un jeune homme inconnu, qui avait au cou une croix particulière. À droite se tenait l’abbé italien que Pierre avait vu deux années auparavant chez Anna Pavlovna. Il y avait aussi un fonctionnaire très important et un précepteur suisse jadis chez les Kouraguine. Tous, solennellement, gardaient le silence et écoutaient les paroles du président qui tenait à la main un marteau. Une étoile de feu était fixée dans le mur. D’un côté de la table il y avait un petit tapis avec diverses images, de l’autre, quelque chose comme un autel, avec l’évangile et un crâne, et autour de la table, sept grands candélabres semblables à ceux des églises. Deux frères emmenèrent Pierre vers l’autel, et lui mettant les jambes dans la position perpendiculaire lui ordonnèrent de s’étendre en disant qu’il se prosternait devant les portes du temple.

— Avant, il doit recevoir la pelle, chuchota l’un des frères.

— Ah ! laissez, s’il vous plaît, — dit un autre.

Pierre, avec des yeux hagards, myopes, regardait tout autour de lui, sans obéir ; soudain, il fut pris du doute. « Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Ne se moque-t-on pas de moi ? N’aurai-je pas honte à me rappeler cela ? »

Mais cela ne dura qu’un moment. Pierre regardait les physionomies sérieuses des hommes qui l’entouraient.

Il se rappela tout ce qu’il avait passé déjà et comprit qu’on ne pouvait s’arrêter au milieu du chemin. Effrayé de son doute, en tâchant de rappeler en soi l’ancien sentiment d’attendrissement, il se prosterna à l’entrée du temple. Et en effet, le sentiment d’attendrissement l’empoignait encore plus fort qu’auparavant.

Il resta allongé quelque temps, puis, on lui ordonna de se relever, on lui attacha le même tablier de cuir blanc que portaient les autres, on lui mit en main la pelle et trois paires de gants, et alors le grand-maître s’adressa à lui.

Il lui dit de faire tous ses efforts pour ne pas souiller la blancheur de ce tablier, emblème de la fermeté et de la chasteté ; quant à la pelle, il lui dit de travailler par elle à purifier son cœur des vices et à aplanir avec indulgence le cœur de son prochain.

Ensuite, pour la première paire de gants d’homme, il lui dit qu’il ne pouvait connaître leur signification, mais qu’il devait les conserver ; que l’autre paire de gants d’homme, il devait la porter aux assemblées, et enfin pour la troisième paire, des gants de femme, il dit : « Cher frère, ces gants de femme sont aussi pour vous. Donnez-les à la femme que vous respectez le plus. Par eux vous convaincrez de la chasteté de votre cœur celle que vous choisirez comme une digne maçonne. » Après une courte pause, il ajouta : « Mais prends garde, cher frère, que ces gants ne couvrent des mains impures. »

Pendant que le grand-maître prononçait ces dernières paroles, il sembla à Pierre qu’il était confus.

Pierre se troubla encore davantage, rougit jusqu’aux larmes, comme les enfants, et se mit à regarder autour de lui avec inquiétude. Il se fit un silence gêné.

Le silence fut rompu par l’un des frères qui, en conduisant Pierre sur le tapis, se mit à lui lire, dans un cahier, l’explication de toutes les figures dessinées sur le tapis : soleil, lune, fil à plomb, pelle, pierre brute et cubique, poteau, trois fenêtres, etc. Ensuite on indiqua à Pierre une place, on lui montra les signes de la loge, on lui donna le mot de passe, enfin on lui permit de s’asseoir. Le grand-maître se mit à lire les statuts. C’était long, et Pierre, à cause de la joie, des émotions et du trouble, ne pouvait comprendre ce qu’on lisait. Il saisit seulement les derniers mots des statuts qui restèrent dans sa mémoire.

« Dans nos temples, nous ne connaissons pas d’autres grades, — lisait le grand-maître, — sauf ceux qui sont entre le vice et la vertu. Prends garde de faire une différence qui puisse troubler l’égalité. Vole au secours des frères, quels qu’ils soient. Ramène celui qui s’égare. Relève celui qui tombe, et ne nourris jamais aucun sentiment de colère ou de haine contre ton frère. Sois bienveillant, affable ; excite dans tous les cœurs le feu de la vertu. Partage ton bonheur avec ton prochain, et que l’envie ne trouble jamais ce plaisir pur. Pardonne à ton ennemi, ne te venge pas, si ce n’est en lui faisant le bien. En remplissant ainsi la loi suprême, tu retrouveras les traces de ta grandeur ancienne que tu avais perdue. »

Il termina, et, se levant, enlaça Pierre et l’embrassa. Pierre, des larmes de joie dans les yeux, regardait tout autour de lui, ne sachant que répondre aux félicitations et aux connaissances qui maintenant l’entouraient. Il ne reconnaissait personne. Dans tous ces hommes, il ne voyait que des frères et se sentait impatient de se mettre à l’œuvre avec eux.

Le grand-maître frappa du marteau. Tous s’assirent à leurs places, et l’un d’eux lut le sermon sur la nécessité de l’humiliation.

Le grand-maître proposa d’accomplir le dernier rite, et le fonctionnaire important, qui avait le titre de trésorier, fit le tour de l’assemblée.

Pierre voulait inscrire sur la liste tout ce qu’il avait, mais, craignant de montrer ainsi de l’orgueil, il souscrivit la même somme que les autres.

La séance était terminée. Quand Pierre rentra chez lui, il lui sembla qu’il revenait d’un long voyage qui avait duré plusieurs années et qu’il avait maintenant tout à fait changé et perdu ses anciennes habitudes de vie.