Guerre et Paix (trad. Bienstock)/EII/11

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 427-430).


XI

L’histoire examine les manifestations de la liberté de la vie de l’homme dans ses liens avec le monde extérieur, dans le temps et dans la dépendance des causes, c’est-à-dire qu’elle définit cette liberté comme les lois de la raison. C’est pourquoi l’histoire n’est une science que si cette liberté est définie par ces lois.

Pour l’histoire, reconnaître la liberté des hommes comme une force qui peut avoir de l’influence sur les événements historiques, c’est-à-dire qui n’est pas soumise aux lois, c’est la même chose que, pour l’astronomie, reconnaître la force libre au mouvemement des corps célestes.

Cette reconnaissance anéantit la possibilité de l’existence des lois, c’est-à-dire de n’importe quel savoir. Si même il n’existe qu’un seul corps se mouvant librement, alors les lois de Képler et de Newton sont anéanties et il n’existe plus aucune représentation du mouvement des corps célestes.

S’il existe un seul acte libre de l’homme, alors il n’existe plus aucune loi historique ni aucune représentation des événements historiques.

Pour l’histoire existent les lignes du mouvement des volontés humaines dont une extrémité est cachée dans l’inconnu et sur l’autre extrémité desquelles se déplace dans l’espace, dans le temps et dans la dépendance des causes, la conscience de la liberté des hommes dans le présent.

Plus ce champ du mouvement s’élargit à nos yeux, plus sont évidentes les lois de ce mouvement. Saisir et définir ces lois, c’est le but de l’histoire.

Du point de vue selon lequel la science envisage maintenant son objet, de la voie qu’elle suit pour chercher les causes des événements dans la volonté libre des hommes, l’expression de lois scientifiques est impossible, car nous aurons beau borner la liberté des hommes, aussitôt que nous l’aurons reconnue comme une force indépendante des lois, l’existence de la loi sera impossible.

Ce n’est qu’en limitant cette liberté jusqu’à l’infini, c’est-à-dire en l’examinant comme une quantité infiniment petite, que nous nous convainquons de l’inaccessibilité absolue des causes et alors, au lieu de la recherche des causes, l’histoire prend pour but la recherche des lois.

La recherche de ces lois est commencée depuis longtemps et ces nouveaux procédés de la pensée que l’histoire doit s’assimiler, s’élaborent en même temps que l’anéantissement auquel marche la vieille histoire en divisant de plus en plus les causes des événements.

Toutes les sciences humaines ont marché dans cette voie. En arrivant à l’infiniment petit, la mathématique, la plus exacte des sciences, abandonne le procédé de division et emploie de nouveaux procédés de la composition des inconnues des infiniment petits. En s’écartant de la conception de la cause, la mathématique trouve des lois, c’est-à-dire la propriété commune à tous les éléments inconnus infiniment petits.

Bien que sous une autre forme, mais dans la même voie de la pensée, ont marché les autres sciences. Quand Newton découvrit les lois de l’attraction, il n’a pas dit pas que le soleil et la terre ont la propriété d’attirer, il a dit que tous les corps, du plus grand au plus petit, ont la propriété apparente de s’attirer l’un l’autre ; c’est-à-dire que laissant de côté la question de la cause du mouvement des corps, il a exprimé la qualité commune à tous les corps, depuis les infiniment grands jusqu’aux infiniment petits. Les sciences naturelles font la même chose : laissant de côté la question de la cause, elles cherchent des lois. Dans la même voie se trouve l’histoire. Et si l’histoire a pour objet l’étude du mouvement des peuples et de l’humanité et non la description des épisodes de la vie des hommes, elle doit, écartant l’idée de cause, rechercher les lois communes à tous les éléments égaux indissolublement liés entre eux et infiniment petits de la liberté.