Guerre et Paix (trad. Bienstock)/EII/08

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 398-406).


VIII

Si l’histoire avait trait aux phénomènes extérieurs, la preuve de cette loi simple et évidente serait suffisante et nous pourrions arrêter nos raisonnements. Mais la loi de l’histoire a trait à l’homme. Une petite parcelle de la matière ne peut nous dire qu’elle ne sent nullement le besoin de l’attraction et de la répulsion et que ce besoin n’existe pas ; et l’homme qui est l’objet de l’histoire dit tout carrément : je suis libre, c’est pourquoi je ne suis pas soumis aux lois.

La présence de la question du libre arbitre, bien qu’elle ne soit pas exprimée, est présente à chaque pas de l’histoire.

Tous les historiens qui pensent sérieusement arrivent malgré eux à cette question. Toutes les contradictions, les obscurités de l’histoire, cette voie mensongère dans laquelle marche cette science, ne sont basées que sur l’irrésolution de cette question.

Si la volonté de chaque homme était libre, c’est-à-dire si l’homme pouvait agir comme il le voudrait, alors toute l’histoire ne serait qu’une série de hasards sans lien.

Si même un seul homme parmi des milliers, pendant la période de mille années, avait la possibilité d’agir autrement, c’est-à-dire comme il lui plairait, il est évident alors qu’un seul acte libre de cet homme, contraire aux lois, détruirait la possibilité de l’existence de n’importe quelle loi pour toute l’humanité.

Et s’il y a une seule loi qui dirige les actions des hommes, alors il ne peut être de volonté libre, car la volonté des hommes doit se soumettre à cette loi.

Dans cette contradiction se trouve la question du libre arbitre qui, depuis les temps les plus reculés, a occupé des milliers d’esprits et qui, depuis les temps les plus reculés encore, se pose dans toute son importance.

Cette question consiste en ceci : prenant l’homme comme objet d’observation, de n’importe quel point de vue : théologique, historique, éthique, philosophique, nous trouvons la loi générale de la nécessité à laquelle il est soumis comme tout ce qui existe. Et, en l’examinant en soi, selon notre conscience, nous le sentons libre.

Cette conscience est la source d’une connaissance de soi-même tout à fait particulière et indépendante de la raison. Par sa raison l’homme s’observe soi-même mais il ne se connaît que par la conscience. Sans la conscience aucune observation et aucune application de la raison n’est possible. Pour comprendre, observer, conclure, l’homme doit avant tout se reconnaître comme un être vivant, et tel, il ne se reconnaît pas sans le vouloir, c’est-à-dire qu’il reconnaît sa volonté. Et sa volonté, qui est le sens de sa vie, l’homme la reconnaît et ne peut la reconnaître autrement que libre.

Si, se soumettant à l’observation, l’homme voit que sa volonté se dirige toujours par la même loi (qu’il observe le besoin de se nourrir, ou l’activité cérébrale ou n’importe quoi), il ne peut comprendre cette direction de sa volonté toujours la même autrement que comme sa restriction. Ce qui ne serait pas libre ne pourrait être borné. La volonté de l’homme nous paraît bornée précisément parce qu’il ne la reconnaît pas autrement que libre.

Vous dites : Je ne suis pas libre ; et moi je lève et baisse la main. Chacun comprend que cette réponse illogique est la preuve indiscutable de la liberté.

Cette réponse c’est l’expression de la conscience qui n’est pas soumise à la raison.

Si la conscience de la liberté n’était pas une source particulière et indépendante de la raison, elle serait soumise aux raisonnements et à l’expérience. Mais en réalité, une telle dépendance ne se présente jamais et n’est pas possible.

Une série d’expériences et de raisonnements montre à chaque homme que lui, en tant qu’objet d’observation, est soumis à certaines lois, et l’homme s’y soumet et ne lutte jamais contre la loi de l’attraction ou de l’impénétrabilité une fois apprise. Mais la même série d’expériences et de raisonnements lui montre que la liberté absolue qu’il reconnaît en soi n’est pas possible, que chaque acte dépend de son organisme, de son caractère et des motifs qui agissent sur lui. Mais l’homme ne se soumet jamais aux conclusions de ces expériences et de ces raisonnements.

En apprenant par l’expérience et le raisonnement que la pierre tombe de haut en bas, l’homme y croit indiscutablement et, dans tous les cas, attend l’accomplissement de la loi qu’il a apprise.

Mais, en apprenant aussi indiscutablement que sa volonté est soumise aux lois, il n’y croit pas et n’y peut croire.

Combien de fois l’expérience et le raisonnement ne montrent-ils pas à l’homme que dans les mêmes conditions, avec le même caractère, il fera, pour la millième fois, la même chose qu’auparavant ! En répétant un acte quelconque dans les mêmes conditions et avec le même caractère, s’il se termine toujours de la même façon, il sent indiscutablement la même assurance de pouvoir agir comme il le veut.

Tout homme, sauvage ou penseur, avec quelque logique et raisonnement qu’on lui prouve qu’il est impossible de s’imaginer deux actes différents dans les mêmes conditions, sent que sans cette représentation insensée (qui est l’essence de la liberté) il ne peut se représenter la vie. Il sent, quelque impossible que ce soit, que cela existe, car sans cette représentation de la liberté, non seulement il ne comprendrait pas la vie mais il ne pourrait vivre un instant.

Il ne pourrait pas vivre parce que toutes les aspirations des hommes, toutes les exigences de la vie ne sont que des aspirations pour augmenter la liberté. La richesse — la pauvreté, la gloire, — l’obscurité, le pouvoir, — la soumission, la force, — la faiblesse, la santé, — la maladie, l’instruction, — l’ignorance, le travail, — l’oisiveté, la satiété, — la faim, la vertu, — le vice, tout cela n’est que le degré plus ou moins grand de la liberté. On ne peut se représenter un homme sans liberté autrement que privé de la vie.

Si la conception de la liberté se présente à la raison comme une contradiction insensée, comme la possibilité de commettre deux actes dans le même temps, ou comme un acte sans cause, alors cela prouve seulement que la conscience n’est pas soumise au contrôle de la raison.

C’est cette conscience de la liberté indestructible, indiscutable, non soumise à l’expérience et au raisonnement, reconnue et sentie par tous les hommes sans exception, c’est cette conscience sans laquelle il est impossible de se représenter l’homme, qui fait l’autre côté de la question.

L’homme est une créature du Dieu tout-puissant, toujours bon, qui sait tout. Qu’est-ce donc que le péché, dont la conception découle de la conscience de la liberté de l’homme ? Voilà la question de la théologie.

Les actes des hommes sont soumis aux lois générales, intangibles, perpétuelles qui s’expriment par la statistique. En quoi donc consiste la responsabilité de l’homme devant la société dont la conception découle de la reconnaissance de la liberté ? Voilà la question du droit.

Les actes de l’homme découlent de son caractère immuable et des influences qui agissent sur lui. Qu’est-ce donc que la conscience et la reconnaissance du bien et du mal des actes qui découlent de la reconnaissance de la liberté ? Voilà la question de l’éthique.

L’homme, en le prenant avec la vie commune de l’humanité, nous est représenté comme étant soumis aux lois qui définissent cette vie. Mais le même homme, indépendamment de ce lien, est libre. Comment doit être examinée la vie passée des peuples et de l’humanité : comme le résultat de l’activité libre ou non des hommes ? Voilà la question de l’histoire.

Ce n’est qu’en notre temps, en ce temps de vulgarisation de la science, grâce à l’arme la plus forte de l’ignorance, le développement de l’imprimerie, que la question de la liberté de la volonté est placée sur tel terrain où elle ne peut même exister. En notre temps, la majorité des hommes dits avancés, c’est-à-dire la foule des ignorants, a accepté les travaux des naturalistes qui s’occupent d’un seul côté de la question et les ont pris pour solution de toute la question.

Il n’y a pas d’âme ni de liberté parce que la vie d’un homme s’exprime par le mouvement des muscles, et les mouvements des muscles sont sous la dépendance de l’activité nerveuse ; il n’y a pas d’âme ni de liberté parce que, dans une période inconnue de temps, nous sommes descendus du singe, écrivent-ils et disent-ils, ne soupçonnant même pas que des milliers d’années auparavant toutes les religions et tous les penseurs non seulement reconnaissaient mais ne niaient jamais cette même loi de la nécessité qu’avec tel soin on tâche de prouver maintenant par la physiologie et la zoologie comparées. Ils ne voient pas que dans cette question le rôle des sciences naturelles consiste seulement à servir d’instrument pour éclairer un seul côté, car le fait qu’au point de vue de l’observation la raison et la volonté ne sont que des sécrétions du cerveau et le fait que l’homme en suivant la loi générale pouvait provenir des animaux inférieurs dans une période de temps inconnue, tout cela n’explique que d’un nouveau côté cette vérité reconnue il y a des milliers d’années par toutes les religions et théories philosophiques : qu’au point de vue de la raison, l’homme est soumis aux lois de la nécessité. Mais cela n’avance pas d’une ligne la solution de la question qui a une autre face, correspondant à la reconnaissance de la liberté.

Que les hommes soient descendus du singe dans une période incertaine, cela est de même compréhensible que le fait que les hommes ont été faits d’une motte de terre, à une certaine époque dans le premier cas, l’inconnue c’est le temps, dans le second, c’est le procédé), et la question : comment la conscience de la liberté de l’homme s’accorde-t-elle avec la loi de la nécessité à laquelle l’homme est soumis ? ne peut être résolue par la physiologie et la zoologie comparées parce que, dans la grenouille, dans le lapin et dans le singe nous ne pouvons observer que l’activité musculaire et nerveuse alors que dans l’homme nous observons l’activité musculaire et nerveuse plus la conscience.

Les naturalistes et leurs adeptes qui pensent résoudre cette question sont semblables à des plâtriers à qui l’on demande de crépir un côté du mur de l’église et qui, profitant de l’absence du surveillant des travaux, dans leur zèle couvrent de plâtre même les fenêtres, les tableaux et les charpentes, les murs non encore consolidés et se réjouissent qu’au point de vue de leur métier tout soit fait sans faute ni accroc.