Guerre et Paix (trad. Bienstock)/App/01

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 437-475).

APPENDICE



I


L’apparition de Guerre et Paix a fait époque dans la littérature universelle ; cependant, si étrange que cela paraisse, le public français qui suit avec tant d’attention le mouvement artistique et scientifique n’a pas eu jusqu’ici la traduction complète de cette œuvre grandiose et devra en prendre connaissance, pour la première fois, dans notre édition des Œuvres complètes de Léon Tolstoï. Nous donnerons plus loin quelques indications sur la première traduction française incomplète, et maintenant nous allons tâcher d’esquisser l’histoire de Guerre et Paix d’après les documents que nous avons entre les mains.

Comme les lecteurs le savent d’après les notes du roman Les Décembristes, Tolstoï forma d’abord le projet d’écrire un roman de l’époque du premier mouvement révolutionnaire en Russie, connu sous le nom de « Conjuration de décembre 1825 ». Il se mit à réunir les matériaux nécessaires et, en même temps, il écrivit l’un des chapitres du roman. Dans ce chapitre il dépeint les sentiments avec lesquels un déporté décembriste, en revenant dans sa patrie, revoit la brillante société mondaine, tandis que lui-même, pendant l’exil s’est complètement déshabitué du monde.

En continuant ses recherches, Tolstoï décrivit Lissia-Gorï, domaine du vieux Bolkonskï, le vieux prince lui-même et, malgré lui, il fut amené à l’époque de 1812. Ici Tolstoï réunit tout ce qu’il put trouver se rapportant à cette époque. Les matériaux étaient si nombreux que Tolstoï s’y arrêta plus longuement jusqu’à ce qu’il arrivât enfin à 1812. Il fut beaucoup aidé dans ses recherches par les traditions de famille venues jusqu’à lui. Dans son imagination, depuis longtemps se dessinait le caractère de Napoléon. Aussi le plan du roman des Décembristes fut-il abandonné et, à sa place, parut le grand ouvrage Guerre et Paix, écrit au cours de années 1864-1869. La publication de Guerre et Paix commença dans le Messager Russe (Rousskï Vestnick) en 1865[1].

Pour montrer avec quelle passion Tolstoï lui-même s’adonnait à ce travail, citons quelques extraits de lettres écrites durant la période de la création de l’œuvre Guerre et Paix.

Dans une lettre à son ami, le poète Fet, du 17 novembre 1864, Tolstoï écrit : « Je souffre et n’écris rien, mais je travaille avec peine. Vous ne pouvez vous imaginer combien m’est difficile le travail préparatoire du labour profond de ce champ sur lequel je suis forcé de semer. Songer et songer à tout ce qui peut advenir de tous les héros futurs d’une œuvre très grande qui est en préparation, et penser aux milliers de combinaisons possibles pour en choisir une : c’est très difficile. Et c’est à cela que je suis occupé[2]. »

Dans une autre lettre de la fin de novembre de la même année, Tolstoï écrit : « Cet automne, j’ai assez avancé mon roman. Ars longa, vita brevis, je le pense chaque jour. Si l’on pouvait réussir à faire la centième partie de ce que l’on conçoit, mais on n’en peut faire qu’une dix-millième partie. Néanmoins la conscience que je peux, c’est le bonheur des littérateurs. Vous connaissez ce sentiment. Cette conscience, moi, je l’éprouve avec une force particulière[3]. »


Dans la lettre du 23 janvier 1865 au même Fet, Tolstoï, avec la timidité d’un écolier qui va à l’ examen, et, en même temps, la conscience de l’importance de cet acte, parle de la prochaine publication de son roman. « Savez-vous quelle nouvelle je vous dirai de moi ? Quand le cheval me jeta à terre et me fit casser le bras[4] et qu’après l’étourdissement je revins à moi, je me suis dit : Je suis un littérateur. Et je le suis. Mais un littérateur isolé, timide. Ces jours-ci paraîtra la première moitié de la première partie de « L’année 1805. »

« Je vous en prie, écrivez-moi avec plus de détails votre opinion. Votre opinion m’est chère, ainsi que celle d’un homme que j’aime de moins en moins, au fur à mesure que je vieillis, de Tourgueneff. Il comprendra. Tout ce qui a été publié de moi auparavant n’était qu’un essai de plume. Ce qu’on va publier maintenant me plaît bien mieux que les choses antérieures, cependant je le trouve faible mais avec les introductions c’est toujours ainsi. Mais que sera la suite, c’est terrible d’y penser ! Écrivez-moi ce qu’on dira dans les divers cercles que vous connaissez, et principalement quelle sera l’impression sur les masses. Probablement que cela passera inaperçu. Je l’attends et le désire. Pourvu seulement qu’on ne m’insulte pas ; l’injure fait mal[5]. »

Le travail préparatoire ne se bornait pas à l’étude des documents historiques et littéraires. Tolstoï se liait avec plusieurs personnes qui se rappelaient l’époque décrite, et il examinait personnellement les endroits où s’étaient passés les événements qu’il décrivait.

« Dans un de ces voyages, nous rapporte S.-A. Bers dans ses Souvenirs, pendant l’automne de 1866, Léon Nikolaïévitch arriva à Moscou afin d’aller examiner le champ de Borodino où eut lieu la célèbre bataille de 1812. Il était seul et s’arrêta chez nous. Il demanda à m’emmener. Mes parents y consentirent. Mon enthousiasme était indescriptible. J’avais alors onze ans. Mon père donna à Léon Nikolaïévitch son break de chasse et sa cantine. La route, sans compter dix verstes de chaussée après la ville, était très marécageuse et Léon Nikolaïévitch s’inquiétait beaucoup pour la voiture. Après plusieurs relais nous eûmes l’envie de manger, et alors nous nous aperçûmes que la cantine avait été oubliée ; nous n’avions d’autres provisions qu’un panier de raisins qu’on m’avait remis. Léon Nikolaïévitch dit : « Ce qui m’ennuie, ce n’est pas d’avoir oublié les provisions, mais c’est qu’on en sera inquiet et que le domestique sera grondé. » Avec les chevaux de poste, après une journée de voyage, nous arrivâmes près du champ de bataille, à un couvent fondé en souvenir de la guerre. Pendant deux jours Léon Nikolaïévitch parcourut à pied et en voiture le champ où cinquante ans auparavant étaient tués plus de cent mille hommes et où se trouve maintenant un magnifique monument avec inscriptions d’or. Il prenait des notes et dessinait le plan de la bataille publié ensuite dans le roman. Il me racontait et m’expliquait où se tenaient pendant la bataille Napoléon et Koutousov, mais, alors, je ne comprenais pas toute l’importance de son travail et je m’amusais follement avec le petit chien du gardien du monument. Je me souviens que sur le champ et dans la route nous cherchions des vieillards témoins de la guerre nationale. Pendant la route à Borodino on nous raconta que le gardien du monument avait participé à la bataille et avait reçu cette place en récompense de sa bravoure. Mais nous apprîmes que le vieux était mort quelques mois auparavant. Léon Nikolaïévitch éprouva un grand désappointement. En général, nos recherches étaient infructueuses. Au retour, au dernier relais, nous tombâmes sur un vieux cocher gai qui avait d’énormes chevaux. Quand nous fûmes sortis sur la chaussée, il nous lança à grande vitesse. La soirée était brumeuse, le brouillard était si épais qu’une pareille course n’était pas sans danger ; j’étais très énervé, probablement à cause de cette course. Léon Nikolaïévitch le remarqua et me demanda ce que je désirerais dans ma vie. Je répondis : « Je regrette beaucoup de ne pas être votre fils. » Il ne s’étonna nullement, probablement qu’il était habitué à ce que tous les enfants l’aimassent beaucoup. Et il dit : « Moi, je voudrais… » Je me rappelle vaguement que son désir était d’être compris de ses lecteurs parce qu’il blâmait tous les historiens à cause de l’inexactitude des descriptions trop extérieures des faits, et il prouvait que lui présenterait ces faits sous leur vrai jour parce qu’il en sentait le côté intime[6]. »

Enfin le roman paraît. La première partie fut publiée sous le titre L’année 1805. Les revues russes furent pleines de critiques relatives à ce roman. Nous ne croyons pas nécessaire de parler de ces critiques, nous noterons seulement que les recueils de la littérature critique russe des œuvres de Tolstoï de V. Zélinski — qui ne contient que les extraits des meilleurs articles critiques de cette époque — forment quatre grands volumes.

Les appréciations des amis littéraires de Tolstoï ne furent pas d’abord très encourageantes, mais elles étaient contradictoires, par suite sans grande importance.

V. P. Botkine, dans la lettre à Fet du 14 février 1865, écrit :

« J’ai commencé à lire le roman de Tolstoï. Comme il observe avec finesse les divers mouvements intérieurs ! C’est étonnant ! Mais bien que j’en aie lu plus de la moitié, l’intérêt du roman ne se dessine pas encore, de sorte que jusqu’ici ce sont les détails seuls qui dominent. En outre, à quoi bon ce débordement de conversations françaises ? Il suffit de dire que la conversation avait lieu en français. C’est tout à fait inutile et l’impression produite est désagréable. En général, on remarque chez lui une grande négligence de langue, c’est évidemment une préface, le fond d’un futur tableau. Mais, quelque intérêt que présentent ces petits détails, on ne peut s’empêcher de dire que ce fond prend une trop grande place[7]. »

Tourgueneff, dans une lettre à Fet, du 25 mars 1866, écrit : « La deuxième partie de 1805 est faible. Comme tout cela est petit et artificiel ! Est-ce que Tolstoï n’en a pas assez de ses raisonnements éternels : Suis-je ou non un poltron ? Et toute cette pathologie de la bataille ? Où sont ici les traits de l’époque ? Où sont les couleurs historiques ? Denissov est assez bien décrit, mais cette figure serait bien pour un dessin sur un fond ; or, le fond manque[8]. »

Les lecteurs remarqueront que Botkine reproche à Tolstoï l’abondance du fond et Tourgueneff son absence. Plus tard, dans la lettre à Fet du 8 juin 1866, Tourgueneff s’exprime encore plus crûment : « Le roman de Tolstoï est mauvais non par la contagion du raisonnement : il n’a pas à craindre ce malheur. Le roman est mauvais parce que l’auteur n’a rien étudié, ne sait rien, et que sous les noms de Koutouzov et de Bagration, il montre de petits généraux contemporains copiés servilement[9]. »

Tolstoï lui-même reconnaît quelques défauts de son œuvre et écrit à ce sujet à son ami Fet dont il met l’opinion au-dessus de toutes les autres. Dans la lettre du 7 novembre 1866, il dit :

« Cher ami Afanessi Afanassiévitch, je n’ai pas répondu à votre dernière lettre reçue il y a un siècle et j’en suis d’autant plus coupable que je me rappelle que dans cette lettre vous m’écriviez : « Irritabilis poetarum gens. » Eh bien, ce n’est pas moi. Je me rappelle au contraire que je me suis réjoui de votre opinion sur un de mes héros, le prince André, et j’en ai tiré pour mon compte beaucoup de choses instructives. Il est monotone, ennuyeux, et, dans toute la première partie, ce n’est qu’un homme comme il faut. C’est vrai, mais c’est ma faute et non la sienne. Sauf l’invention des caractères, leur mouvement et le choc des caractères entre eux, j’ai encore le plan historique qui complique extrêmement mon travail, et avec lequel, comme il me semble, je ne parviens pas à m’arranger. C’est pourquoi, dans la première partie, je me suis occupé du côté historique, et les caractères restent stationnaires et ne remuent pas. C’est un défaut que j’ai compris clairement par votre lettre, et j’espère l’avoir corrigé. Je vous en prie, cher ami, écrivez-moi tout ce que vous pensez de mal de moi et de mes écrits. Ce m’est toujours très utile, et, sauf vous, je n’ai personne[10]. »

Mais à mesure qu’apparaissent les parties suivantes du roman, le lecteur est de plus en plus captivé et l’opinion des amis change. Tourgueneff écrit à Fet le 12 avril 1869 :

« Je viens de terminer le quatrième volume de Guerre et Paix. Il y a des choses insupportables et des choses étonnantes, et ce sont celles-ci qui dominent et qui sont si admirables que jamais personne chez nous n’a rien écrit de meilleur et je doute qu’il ait été jamais écrit quelque chose d’aussi bien. Les volumes I et IV sont plus faibles que le deuxième et surtout le troisième. Le troisième volume est presque entièrement un chef-d’œuvre[11]. »

Botkine, dans la lettre du 26 mars 1868, écrit :

« Le succès du roman de Tolstoï est en effet extraordinaire. Tous le lisent et non seulement le lisent mais en sont tout simplement enthousiastes. J’en suis heureux pour Tolstoï. Mais des gens de lettres et des militaires le critiquent. Ces derniers disent, par exemple, que la bataille de Borodino est très mal décrite et que le plan donné par Tolstoï est arbitraire et aucunement conforme à la réalité. Les premiers trouvent que l’élément contemplatif du roman est très faible, que la philosophie de l’histoire est faible et superficielle, que la négation de l’influence prépondérante de la personne dans les événements n’est qu’un raisonnement mystique. Mais on dit de tout cela que le talent artistique de l’auteur est hors de discussion. Hier il y avait chez moi un dîner où assistait Tutchev, et c’est l’opinion de toute la compagnie que je communique[12]. »

Dans la même année 1868, le 9 mars, Tourgueneff écrit à son ami le poète Polonsky : « Le roman de Tolstoï est une chose admirable, mais ce qu’il y a de plus faible en lui, c’est précisément ce qui enthousiasme le public : le côté historique et la psychologie. Son histoire est une magie : des effets avec de petits détails devant les yeux. Sa psychologie est un barbotage mouvementé, capricieux, monocorde. Tout ce qui est du genre descriptif militaire est de premier ordre, et chez nous il n’y a pas un tel maître[13]. »

Enfin Botkine écrit à Fet le 9 juin 1869 :

« Ces jours ci nous avons terminé Guerre et Paix. Sauf les pages sur la franc-maçonnerie qui sont peu intéressantes et exposées d’une façon ennuyeuse, ce roman, sous tous les rapports, est admirable. Mais est-ce que Tolstoï s’arrêtera à la cinquième partie ? Ce me semble impossible. Quelle clarté et en même temps quelle profonde analyse des caractères ! Quel caractère que celui de Natacha et comme c’est bien soutenu ! Oui, tout est admirable dans cette œuvre, tout excite le plus parfait intérêt. Même ses considérations militaires sont pleines d’intérêt, et il me semble que dans la plupart des cas, il a tout à fait raison. Et puis, comme c’est une œuvre bien russe[14] ! »

Ces opinions contradictoires provoquées par le roman de Guerre et Paix firent voir à Tolstoï que la majorité du public n’avait pas compris le problème qu’il s’était posé, et cela le força à en donner l’explication. Il l’a fait dans un article intitulé : « Quelques mots à propos de Guerre et Paix », qui parut dans la revue Les Antiquités russes, année 1888, tome III. Voici cet article :


Quelques mots à propos du roman « Guerre et Paix. »

En publiant l’ouvrage auquel j’ai travaillé, exclusivement durant cinq années, dans les meilleures conditions de la vie, je voudrais, dans une préface à cette œuvre, exprimer mon opinion sur elle et par là même prévenir les malentendus qui pourraient exister dans l’esprit du lecteur. Je voudrais que le lecteur ne vît pas et ne cherchât pas dans mon livre ce que je n’ai pas voulu ou su exprimer et qu’il fît attention précisément à ce que j’ai voulu exprimer mais que, d’après les conditions de mon travail, je n’ai pas trouvé commode de faire. Ni le temps, ni mon savoir ne m’ont permis de faire tout ce que je m’étais proposé, et je profite de l’hospitalité d’une revue spéciale pour exposer brièvement aux lecteurs que cela peut intéresser l’opinion de l’auteur sur son propre ouvrage.

1o Qu’est-ce que c’est que Guerre et Paix ? Ce n’est pas un roman, encore moins un poème, ni une chronique historique. Guerre et Paix, c’est ce que l’auteur voulut et put exprimer dans la forme qu’il lui a donnée. Une pareille déclaration sur la négligence de l’auteur pour les formes conventionnelles de l’œuvre artistique en prose pourrait sembler de l’orgueil si ce n’était intentionnel, s’il n’y en avait pas d’exemples. L’histoire de la littérature russe depuis Pouchkine non seulement présente beaucoup d’exemples d’un écart pareil des formes européennes, mais même ne fournit pas un seul exemple du contraire. Depuis les Âmes mortes de Gogol, jusqu’à la Maison des morts de Dostoïevski, dans la nouvelle période de la littérature russe, il n’y a pas une seule œuvre artistique qui se soit pliée entièrement à la forme du roman, poème ou nouvelle.

2o Le caractère de l’époque — m’ont dit quelques lecteurs à l’apparition de la première partie de mon roman — n’est pas complètement défini chez moi. Voici ce que je répondrai à ce reproche. Je sais en quoi consiste le caractère de l’époque qu’on ne trouve pas dans mon roman : ce sont les horreurs de l’esclavage, l’emmurement des femmes, les fustigations des fils adultes. Soltitchikfia, etc. Mais ce caractère du temps que nous nous imaginons ne me paraît pas juste et je n’ai pas eu le désir de l’exprimer. En étudiant les correspondances, les mémoires, les traditions, je n’ai pas trouvé toutes les horreurs de cette époque pires que ce que nous voyons maintenant et avons toujours vu. Dans ce temps on aimait de la même façon, on enviait, on cherchait la vérité, on se laissait entraîner par les passions. Il y avait la même vie compliquée, intellectuelle, parfois même plus raffinée que maintenant, dans toutes les sphères. S’il s’est formé chez nous une opinion du caractère despotique et de la force brutale de ce temps, c’est seulement parce que les traditions, les mémoires, les nouvelles, les romans ont apporté jusqu’à nous les cas les plus extraordinaires de la violence et de la brutalité. De là à conclure que le caractère prépondérant de ce temps était la brutalité, c’est aussi injuste que si un homme, ne voyant derrière la montagne que le sommet des arbres, disait que dans ce pays il n’y a que des arbres. Il y a un caractère de ce temps (comme il y a le caractère de chaque époque) qui découle de l’éloignement plus ou moins grand des hautes sphères des autres classes, de la philosophie qui dominait, des particularités de l’éducation, de l’usage de la langue française, etc. Et ce caractère, j’ai tâché de l’exprimer comme je l’ai pu.

3o L’emploi de la langue française dans une œuvre russe ! Pourquoi, dans mon roman, non seulement les Russes mais même les Français, parlent-ils tantôt russe, tantôt français ? Ce reproche que les personnages pensent et causent en français dans un livre russe est semblable au reproche que ferait un homme en regardant un tableau et y remarquant des taches noires — les ombres, qui n’existent pas en réalité. Le peintre n’est point fautif si les ombres qu’il a faites à un tableau paraissent à quelques-uns une tache noire n’existant pas dans la réalité. Le peintre n’est coupable que si ses ombres sont mal placées et grossièrement faites. En m’occupant du commencement de ce siècle, en présentant les types russes d’une certaine société, de Napoléon et des Français qui prirent une part si directe à la vie de ce temps, malgré moi je me suis laissé entraîner plus qu’il ne le fallait par la forme de l’expression et la manière française de penser. C’est pourquoi, sans nier que les ombres que j’ai faites sont probablement inexactes et grossières, je désirerais simplement que ceux à qui il semblera très ridicule que Napoléon parle tantôt russe, tantôt français, sussent que cela est seulement pour eux une apparence parce qu’ils sont comme un homme qui, regardant un portrait, ne voit pas le visage avec la lumière et les ombres, mais voit une tache noire sur le nez.

4o Les noms des personnages Bolkonskï, Droubetzkoï, Bilibine, Kouraguine, etc., rappellent des noms russes connus. En mettant en contact des personnages fictifs avec des personnages historiques, mon oreille a été choquée d’entendre le comte Rostoptchine causer avec le prince Pronski ou Shelski ou autres personnages aux noms inventés. Bolkonskï ou Droubetzkoï, bien que ce ne soit ni Volkonski ni Troubetzkoï, sonnent comme les noms connus des cercles russes aristocratiques. Je ne pouvais inventer pour tous mes personnages des noms qui ne semblaient pas russes à mon oreille, comme Bezoukhov ou Rostov, et je n’ai pu vaincre cette difficulté qu’en prenant au hasard les noms les plus connus pour l’oreille russe en y changeant quelques lettres. Je regrette beaucoup que la ressemblance des noms inventés avec des noms réels ait pu faire croire à quelqu’un que j’avais voulu décrire telle ou telle personne existante, d’autant plus que l’activité littéraire qui consiste à décrire des personnages qui existent ou ont existé n’a rien de commun avec l’activité littéraire qui est la mienne.

Maria Dmitrievna Akhrosimova et Denissov sont les seuls personnages auxquels, involontairement, sans y penser, j’aie donné des noms très voisins de ceux appartenant à deux personnes réelles et charmantes de la société de cette époque.

Ma faute a été causée par le caractère particulier de ces deux personnes. Mais ma faute, sous ce rapport, s’est bornée à la présentation de ces deux personnages et les lecteurs reconnaîtront sans doute qu’en réalité il ne leur est arrivé rien de pareil. Tous les autres personnages sont entièrement inventés et n’ont même pas pour moi de modèles définis dans la tradition ou la réalité.

5o Mon désaccord dans la description des événements historiques avec les récits des historiens ! Il n’est pas dû au hasard, mais il est inévitable. L’historien et l’artiste, en décrivant l’époque historique, ont en vue deux objets tout à fait différents. De même que l’historien aura tort s’il cherche à présenter le personnage historique dans toute son unité, dans toute la complexité de ses rapports envers tous les côtés de la vie, de même l’artiste n’accomplira pas son devoir en présentant toujours le personnage dans son importance historique. Koutouzov ne montait pas toujours un cheval blanc armé de sa longue-vue qu’il dirigeait vers l’ennemi. Rostoptchine ne tenait pas toujours le flambeau pour incendier la maison de Voronof (ce qu’il ne fit même jamais.) L’impératrice Marie Fedorovna n’était pas toujours en manteau d’hermine, appuyée sur le code : seule l’imagination populaire se les représente tels.

L’historien, au point de vue de l’influence d’un individu pour atteindre un certain but, admet les héros. Pour un artiste, au point de vue des rapports du même individu envers tous les côtés de la vie, il ne peut et ne doit être de héros, il doit y avoir des hommes.

L’historien est parfois obligé, en altérant la vérité, de mettre d’accord tous les actes du personnage historique en vue de la même idée qu’il lui a imposée. L’artiste, au contraire, dans l’isolement même de cette idée voit l’incompatibilité avec son problème et il tâche de comprendre et de montrer non un personnage connu mais un homme.

Dans la description des événements eux-mêmes, la différence est encore plus nette et plus essentielle. L’historien n’a affaire qu’aux résultats de l’événement, l’artiste à l’événement lui-même. L’historien, en décrivant le but, dit : le flanc gauche de telle ou telle armée s’avançait contre tel et tel village, il renversa l’ennemi mais il fut forcé de reculer ; alors la cavalerie mise en mouvement renversa, etc. L’historien ne peut pas parler autrement. Et pourtant, pour un artiste, ces paroles n’ont aucun sens et même ne regardent pas l’événement lui-même. L’artiste, par sa propre expérience ou par les lettres, notes, récits, déduit son opinion de l’événement accompli, et très souvent (l’explication de la bataille), la conclusion sur l’acte de telles ou telles troupes que l’historien se permet de faire est tout à fait contraire à la conclusion de l’artiste. La différence des résultats obtenus s’explique par les sources auxquelles l’un et l’autre puisent leurs renseignements. Pour un historien (c’est toujours de la bataille que nous parlons), la source principale, c’est les rapports des chefs particuliers et du général en chef. L’artiste ne peut rien puiser à ces sources, elles ne disent rien pour lui, ne lui expliquent rien. C’est peu : l’artiste se détourne de sources pareilles : il y trouve le mensonge forcé. Il n’est pas besoin de dire que les deux adversaires décrivent presque toujours la bataille d’une façon opposée. Dans chaque description de la bataille il y a nécessairement des mensonges qui découlent du besoin de décrire en quelques mots les actes de milliers d’hommes dispersés sur quelques verstes et qui se trouvent dans l’état moral le plus surexcité, sous l’influence de la peur, de la honte et de la mort.

Dans la description des batailles on écrit ordinairement que telles ou telles troupes étaient dirigées pour attaquer tel ou tel point et qu’ensuite on a ordonné de reculer, etc. Si l’on suppose que cette même discipline qui a plié des dizaines de mille hommes à la volonté d’un seul a eu la même action quand il s’agit de la vie et de la mort, quiconque a été à la guerre a pu se convaincre que ce n’est pas vrai[15]. Et cependant c’est sur cette supposition que sont basés les rapports, et sur ces rapports les descriptions militaires. Faites le tour des troupes aussitôt après la bataille, ou le lendemain, ou trois jours après, avant que les rapports ne soient écrits et donnés à tous les soldats, aux chefs grands et petits, et demandez ce qui s’est passé. On vous racontera ce que tous ces hommes ont vu et éprouvé et en vous se formera une impression majestueuse, compliquée, variée à l’infini, pénible et vague, et de personne, encore moins du commandant en chef, vous ne saurez comment l’affaire s’est passée. Mais deux ou trois jours après on dresse les rapports, chacun commence à raconter ce qu’il n’a pas vu, enfin on fait un rapport général d’après lequel se forme l’opinion générale de l’armée. Chacun est heureux d’échanger les doutes et les interrogations contre une représentation mensongère, mais claire et toujours flatteuse. Un ou deux mois après, interrogez un homme qui a pris part au combat et déjà vous ne sentez plus dans son récit le même matériel brutal, vital, qui y était auparavant, mais il raconte d’après les rapports. C’est ainsi que m’ont raconté la bataille de Borodino plusieurs participants intelligents de cette bataille. Tous disent la même chose d’après les descriptions inexactes de Mikhaïlovsky-Danilievsky, Glinka et autres. Même les détails, bien que les narrateurs aient été à quelques verstes les uns des autres, sont les mêmes.

Après la prise de Sébastopol, le chef de l’artillerie, Krijanovski, m’envoya les rapports des officiers d’artillerie de tous les bastions et me demanda de faire de ces vingt rapports un seul. Je regrette de n’en pas avoir pris la copie. C’était le meilleur spécimen de ce mensonge naïf, nécessaire, avec lequel se composent les descriptions. Je pense que plusieurs de mes camarades qui ont fait alors ces rapports, en lisant ces lignes, riront en se souvenant comment, par ordre des chefs, ils ont écrit des choses qu’ils ne pouvaient savoir. Ceux qui sont allés à la guerre n’ignorent pas comment les Russes savent faire leur besogne et combien ils sont peu capables de décrire l’affaire avec le mensonge flatteur nécessaire. Tous savent que dans nos armées, cette fonction — écrire les rapports et les relations — est remplie, en général, par les étrangers.

Je dis tout cela pour montrer le mensonge inévitable des descriptions militaires qui servent de documents aux historiens militaires et montrer ainsi la cause nécessaire des différences, entre l’artiste et l’historien, dans l’interprétation des événements historiques. Mais, sans compter ce caractère inévitable de mensonge dans l’expression des événements historiques, j’ai rencontré chez les historiens de l’époque qui m’occupe un style particulier, pompeux (probablement dû à l’habitude de grouper les événements, de les exposer brièvement et de se mettre en harmonie avec le tragique des situations), dans lequel, souvent, le mensonge et les définitions se rapportent non seulement aux événements, mais aussi à la compréhension de leur importance. Souvent, en étudiant les deux principales œuvres concernant cette époque : celles de Thiers et Mikhaïlovsky-Danilievsky, j’ai été étonné que pareils livres pussent être publiés et lus. Sans parler de l’exposé des événements eux-mêmes dans le ton le plus sérieux et le plus important, avec les renvois aux documents diamétralement opposés, j’ai rencontré chez les historiens des descriptions telles, qu’on ne sait si l’on doit rire ou pleurer, quand on pense que ces deux ouvrages sont les seuls monuments de cette époque et qu’ils ont des millions de lecteurs. Je ne citerai qu’un seul exemple du livre du célèbre historien Thiers. Après avoir raconté que Napoléon avait apporté avec lui de faux billets de banque, il dit : « Relevant l’emploi de ces moyens par un acte de bienfaisance digne de lui et de l’armée française, il fit distribuer des secours aux incendiés. Mais les vivres étant trop précieux pour être donnés longtemps à des étrangers la plupart ennemis, Napoléon aima mieux leur fournir de l’argent, et il leur fit distribuer des roubles-papier. »

Ce passage à part frappe par son étourdissante immoralité, — non, je me trompe, — tout simplement par son imbécillité. Mais dans tout l’ouvrage, il ne frappe pas, parce qu’il correspond tout à fait au ton pompeux, général, et qui n’a pas plus de raison d’être.

Ainsi le but de l’artiste et celui de l’historien sont tout à fait différents et le désaccord avec les historiens dans la description des événements et des personnages qu’on remarque dans mon roman ne doit pas frapper le lecteur. L’artiste ne doit pas oublier que la représentation que se fait le peuple des personnages et des événements historiques est basée non sur l’imagination mais sur les documents historiques dans la mesure où les historiens peuvent les grouper. C’est pourquoi, comprenant autrement et se représentant autrement ces personnages et ces événements, l’artiste doit, comme l’historien, se guider au moyen de documents historiques. Partout dans mon roman où les personnages historiques parlent et agissent, je n’ai pas inventé, je me suis servi de documents qui, assemblés durant mon travail, ont formé une grande bibliothèque de livres dont je ne crois pas nécessaire de citer les titres ici, mais auxquels je puis toujours me reporter.

6o Enfin la sixième considération, et la plus importante pour moi, touche l’importance minime que, selon moi, ont sur les événements historiques les personnages que nous appelons les grands hommes.

En étudiant l’époque si tragique où abondent des événements considérables si proches de nous, époque dont les traditions si diverses sont encore vivantes, je suis arrivé à la certitude que les causes des événements historiques qui s’accomplissent sont inaccessibles à notre entendement. Dire (ce qui semble très simple) que les causes des événements de 1812 résidaient dans l’esprit conquérant de Napoléon et dans la fermeté particulière de l’empereur Alexandre Pavlovitch, c’est aussi insensé que de dire que les causes de la chute de l’empire romain consistèrent en ce que tel ou tel barbare conduisit ses peuples à l’Occident, que tel ou tel empereur romain dirigea mal son empire, ou qu’une énorme montagne qu’on creusait tomba parce que le dernier ouvrier y donna le dernier coup de pic.

L’événement où se sont entre-tués des millions de gens, où un demi-million d’hommes furent tués ne peut avoir pour cause la volonté d’un seul homme : de même qu’un seul homme ne peut à lui seul saper la montagne, de même un seul homme ne peut forcer cinq cent mille hommes à mourir. Mais quelles sont donc les causes ? Quelques historiens disent que la cause était l’esprit guerrier des Français, le patriotisme de la Russie. Les autres parlent de l’élément démocratique apporté par les troupes de Napoléon et de la nécessité pour la Russie d’entrer en relations avec l’Europe, etc. Mais comment des milliers de gens ont-ils commencé à tirer les uns sur les autres, qui le leur a ordonné ? Il semble clair pour chacun que personne ne pouvait s’en trouver mieux, au contraire. Mais alors pourquoi ont-ils fait cela ? On peut tirer et l’on tire une quantité innombrable de conclusions rétrospectives sur les causes de cet événement insensé, mais le grand nombre de ces explications et la concordance de tous vers un même but ne prouvent qu’une chose : qu’il y a une quantité innombrable de causes et que pas une seule d’entre elles n’est la cause. Pourquoi des millions de gens se sont-ils entre-tués tandis qu’il est reconnu, depuis la création du monde que, physiquement et moralement, c’est mal ? Parce que c’était nécessaire, parce qu’en le faisant les hommes ont rempli cette loi naturelle, zoologique, que les abeilles remplissent en s’entre-tuant à l’automne, loi selon laquelle les mâles des animaux se tuent. On ne peut donner d’autre réponse à cette question terrible. Cette vérité est non seulement évidente mais elle est si naturelle à l’homme qu’il ne serait pas besoin de la prouver s’il n’y avait pas en l’homme un autre sentiment et une autre conscience qui le convainquent qu’il est libre, à chaque moment donné, de remplir tel ou tel acte.

En examinant l’histoire du point de vue général, nous sommes absolument convaincus de la loi éternelle selon laquelle les événements s’accomplissent ; du point de vue personnel, nous sommes convaincus du contraire. L’homme qui tue un autre homme, Napoléon qui donne l’ordre de passer le Niémen, vous et moi en adressant une requête pour entrer au service, en levant et abaissant la main, nous tous sommes absolument convaincus que chaque acte a pour base des causes raisonnables et notre volonté, et qu’il dépend de nous d’agir de telle ou telle autre façon. Et cette conviction nous est propre et chère à tel point que malgré les raisonnements de l’histoire et de la statistique criminelle (qui nous convainquent de l’absence de volonté dans les actes des autres hommes), nous répandons la conscience de notre liberté sur tous nos actes.

La contradiction paraît insoluble. En commettant l’acte, je suis convaincu d’agir par ma volonté ; en examinant tel acte dans le sens de sa part dans la vie générale de l’humanité (dans son sens historique), je suis convaincu que cet acte était prédestiné et inévitable. Où est l’erreur ? Les observations psychologiques sur la capacité de l’homme de sous-entendre rétrospectivement, momentanément, sous le fait accompli, une série de raisonnements soi-disant libres (ailleurs, je l’exposerai en détails), confirment la supposition que la conscience de la liberté de l’homme dans l’accomplissement d’actes d’une certaine sorte est erronée.

Mais la même observation psychologique prouve qu’il y a une autre série d’actes dans lesquels la liberté n’est pas rétrospective, mais momentanée et indiscutable.

Je puis, indiscutablement, en dépit des matérialistes, commettre un acte ou m’en abstenir dès que cet acte ne touche que moi seul.

Indiscutablement, par ma seule volonté, je puis baisser et lever la main, je puis immédiatement cesser d’écrire, vous pouvez immédiatement cesser de lire. C’est évidemment par ma seule volonté et en dehors de tous les obstacles que je me transporte en pensée en Amérique ou que je me pose un problème mathématique quelconque. Je puis, pour essayer ma liberté, lever ma main et la laisser tomber avec force. Je le fais. Mais à côté de moi il y a un enfant. Je lève mon bras au-dessus de lui et je veux le laisser retomber avec force sur l’enfant : je ne puis pas le faire. Un chien se jette sur cet enfant, je ne puis pas ne pas lever la main sur ce chien. Je me trouve dans le front de l’armée, je ne puis pas ne pas suivre le mouvement du régiment. Dans la bataille, je ne puis pas ne pas marcher à l’attaque avec mon régiment et ne pas fuir quand tous fuient autour de moi. Je ne puis pas, quand, devant le tribunal, je défends un accusé, je ne puis pas cesser de parler ou savoir à l’avance ce que je dirai. Je ne puis point ne pas cligner l’œil contre un coup dirigé sur mon œil.

Ainsi il y a des actes de deux sortes : les uns dépendants, les autres indépendants de ma volonté. Et l’erreur qui fait cette contradiction provient uniquement de ce que je transporte irrégulièrement la conscience de ma liberté (qui légitimement s’étend jusqu’à la plus haute abstraction du moi, de mon existence) sur des actes commis solidairement avec d’autres hommes et qui dépendent de la concordance de volontés étrangères avec la mienne. Il est très difficile de définir les limites du domaine de la liberté et de la dépendance, et la définition de ces limites fait le problème essentiel et unique de la psychologie. Mais en observant les conditions de la manifestation de notre liberté la plus grande et de notre dépendance la plus grande, on ne peut pas ne pas voir que plus notre activité est absolue, moins elle est liée à celle des autres hommes, plus elle est libre. Et inversement. Le lien le plus fort, indestructible, pesant et constant avec les autres hommes c’est ce qu’on appelle le pouvoir, qui, dans son vrai sens, n’est que la plus grande dépendance des autres. Est-ce erroné ou non, mais pendant mon travail, en étudiant les événements historiques de 1805-1807 et surtout ceux de 1812, pendant lesquels cette loi de la prédestination[16] paraît le plus fortement, je ne pouvais attribuer d’importance aux actes des hommes qui, semblait-il, dirigeaient les événements mais y participaient moins que tous les autres et y introduisaient le moins l’acte humain, libre. L’activité de ces hommes ne m’intéressait que comme l’illustration de cette loi de prédestination qui, selon moi, dirige l’histoire, et de cette loi psychologique qui force un homme qui remplit l’acte le moins libre à se forger une série de raisonnements rétrospectifs afin de se prouver à lui-même qu’il est libre.

L. Tolstoï.




Le réalisme intérieur de la vérité artistique pour laquelle travaillait Tolstoï lui donnait la possibilité de reproduire aussi la vérité historique. Le critique russe Bulgakov dans son livre sur Tolstoï, dit : « La réalité de la reproduction de l’époque de la guerre nationale dans tous ses détails est attestée par l’autorité des savants, selon le témoignage d’un homme très compétent sur cette époque, A.-I. Popov. Plusieurs fois dans ses études historiques il puisa des renseignements dans Guerre et Paix. Le savant y rencontrait des descriptions entières et des explications des événements tout à fait identiques à celles qui résultaient des documents trouvés pour la première fois par le savant et que le romancier n’avait probablement jamais vus[17]. »

Mais nous sommes loin d’affirmer que tous les militaires fussent satisfaits de la façon dont Tolstoï a décrit la guerre de 1805-1812. G. L. Danilevsky cite l’épisode suivant de sa rencontre et de la conversation qu’il avait eue avec le général A.-S. Norov, un des acteurs de cette guerre. « À la fin des années 50, d’abord dans le Messager russe, ensuite en édition spéciale parut le célèbre roman du comte L.-N. Tolstoï, Guerre et Paix. Peu après, dans le Recueil militaire parut l’analyse de cette œuvre faite par A.-S. Norov, sous le titre : Guerre et paix 1805-1812, au point de vue historique et d’après les souvenirs d’un contemporain. Venu du sud à Pétersbourg en automne 1868, j’ai fait visite à A.-S. Norov qui habitait Pavlovsk et dont, quelques temps auparavant, j’étais le secrétaire. Il m’a lu la critique du roman de Tolstoï.

» Entraîné par la valeur du roman j’écoutais avec dépit les critiques de Norov et discutais avec lui chacune de ses observations. À mes objections Norov répondit une seule chose. — « Moi-même j’ai participé à la bataille de Borodino et fus le témoin oculaire des tableaux que le comte Tolstoï a dépeints si injustement, et personne ne m’en dissuadera. Témoin de la guerre nationale resté vivant, je ne pouvais pas, sans que mon sentiment patriotique en fût blessé, lire jusqu’à la fin ce roman qui a la prétention d’être historique. » À cela je répondis à Norov que les témoignages des participants des grands événements historiques, ne sont pas toujours plus exacts que ceux des historiens ultérieurs et même des romanciers qui ont accès aux sources les plus larges et les plus variées et qu’entre autres, la vérité artistique de l’œuvre du comte Tolstoï ne dépend pas du tout de ce fait que telle ou telle colonne, pendant la bataille qu’il décrit, se trouvait à droite ou à gauche du chef, etc.

« Norov attaquait surtout un passage du roman. « Le comte Tolstoï, me dit-il, raconte que le prince Koutouzov, en attendant l’armée à Tzarevo-Zaïmitché, était en train de lire un roman de madame de Genlis : Les Chevaliers du Cygne. Est-il possible que Koutouzov, ayant devant lui l’armée de Napoléon et se préparant à accepter la bataille avec lui, ait eu le temps non seulement de lire le roman de madame de Genlis mais même d’y penser ? »

— « Eh bien, qu’y a-t-il à cela d’impossible ? objectai-je au critique. C’était peut-être un calcul de la part de Koutouzov d’encourager son entourage par son calme extérieur. Et en outre, c’est un désir si naturel à chaque homme de calmer les nerfs trop tendus par quelque chose de tout à fait étranger, par la lecture d’un livre, par quelque chose qui n’ait aucun rapport avec la préoccupation et de se détacher, au moins extérieurement, de la réalité fatale et pénible.

» J’ai cité à Norov des exemples tirés de la vie des grands hommes, de César, de Pierre Ier, d’Alexandre de Macédoine, etc. Je lui rappelai qu’Alexandre de Macédoine dans la guerre des Perses se reposait en lisant Homère et qu’au milieu des combats avec les nomades asiatiques, il correspondait avec ses amis, en Grèce et leur demandait de lui envoyer les œuvres des dramaturges grecs.

« Enfin, citant à Norov les descriptions, des derniers jours d’un condamné, je lui demandai de se rappeler que quelques-uns d’entre eux, quelques heures avant la mort certaine, cherchaient à causer avec les geôliers des théâtres et autres nouvelles du jour ou lisaient avec acharnement leurs poètes favoris.

» — Tout cela est vrai, mon cher, tout cela pouvait arriver, mais avec d’autres gens et d’autres temps, m’objecta Norov.

» Mais nous, en 1812 nous ne cherchions pas d’aventures comme César ou le héros de Macédoine et encore moins cherchions-nous des effets charlatanesques comme les Jacobins guillotinés pendant la Révolution française. Avant Borodino, sous Borodino et après, nous tous, depuis Koutouzov jusqu’au dernier sous-lieutenant d’artillerie, comme moi, étions animés d’une seule force suprême et sacrée, de l’amour pour la patrie et, contrairement au comte Tolstoï, nous envisagions notre rôle comme quelque chose de sacré. Et je ne sais pas comment les camarades auraient envisagé ce fait que l’un de nous eût osé lire un livre et encore un livre français comme le roman de madame de Genlis. »

» Deux mois après la publication de sa critique sur le roman de Tolstoï, A.-S. Norov mourut. En janvier 1869, après ses funérailles, un journal me chargea d’écrire son nécrologue. Quel ne fut pas mon étonnement quand en faisant des recherches pour cet article dans la famille de V.-P. Polevanov, son propre neveu, je tombai par hasard sur un tout petit livre de la bibliothèque de Norov : « Aventures de Rodrigue Randon, 1784 » Sur le premier feuillet je lus l’inscription suivante de la main de A.-S. Norov : « Lu à Moscou, blessé et fait prisonnier par les Français, en septembre 1812. »

» Ce qui lui était arrivé en septembre 1812 était oublié quarante-six ans après par le vieux dignitaire, parce que cela ne concordait plus avec la conception que le temps avait élaborée en lui. Sans doute on ne peut affirmer que Norov ait tenu sous son chevet le roman de Rodrigue Randon à Tzarevo-Zaïmitché où Koutouzov lisait le roman de madame de Genlis, mais on ne peut nier et rejeter la supposition que Norov pouvait le lire même sous Borodino avant d’être blessé et qu’il l’ait terminé lors de l’occupation de Moscou par les Français, à l’ hôpital du prince Galitzine, des fenêtres duquel, selon ses propres paroles, il regardait avec un mépris très profond Napoléon quittant Moscou.

» Ce fait que j’écrivis alors en détail, je le communiquai au comte L. Tolstoï[18] ».

D’autre part nous avons des preuves de la vérité historique avec laquelle sont décrites plusieurs opérations de cette époque et avec quelle intuition, et quel tact Tolstoï leur a fait subir la transformation artistique. Ainsi, par exemple, ce sont les récits des exploits du fameux Figner, pendant la guerre nationale qui ont servi à Tolstoï pour le récit de l’invasion partisane de Dolokhov. Nous le citerons ici pour montrer avec quels matériaux l’auteur a créé son type de partisan.

Le partisan très connu Figner, capitaine d’artillerie, depuis le commencement de la guerre nationale se distinguait par une haine farouche envers Napoléon, haine qui avait même quelque chose de mystique, ce qui était alors à la mode. Chaque jour il allait dans les églises et, les larmes aux yeux, priait Dieu de délivrer la Russie du monstre.

Après l’occupation de Moscou par l’ennemi, Figner, avec la permission du commandant en chef, alla dans la capitale abandonnée, et sous divers travestissements, il prit tous les renseignements qu’il lui fallait, et la nuit, réunissant les habitants, il se jetait sur les Français, déchaînant le désordre et la tuerie parmi eux. Quand se forma l’armée partisane, Figner reçut un petit détachement avec lequel il harcelait l’armée française. Il se faisait remarquer par une audace extraordinaire dans l’attaque et par la cruauté avec laquelle il traitait les Français. Après la campagne de 1812 on fit circuler beaucoup de récits de ses exploits et voici, entre autres ce qu’écrivit un des officiers (Biskoupsky) qui se trouvait dans son détachement :

« Figner se déguisa plusieurs fois sous l’uniforme français et, profitant de sa parfaite connaissance du français, il obtenait ainsi des renseignements qu’il n’aurait pu se procurer autrement. Une fois, couvert du manteau blanc des cuirassiers français, il amena son détachement à la lisière de la forêt, ordonna à ses soldats de descendre de cheval et dans le plus grand silence possible, il sortit lui-même sur la lisière qui bordait la route et s’arrêta là. Bientôt il entendit les piétinements des chevaux d’un convoi de soldats et sur la route se montra une colonne de cuirassiers français, six sur un rang. Après avoir laissé passer trois escadrons, Figner étant remarqué cria lui-même : « Qui vive ? » Alors un des officiers de cuirassiers se sépara de l’escadron, s’approcha de Figner et, après avoir échangé avec lui quelques paroles, il tourna son cheval et partit au pas dans la forêt. Quand Figner eut rejoint son détachement, aussitôt il s’avança plus loin et, après avoir marché assez longtemps dans un sentier abandonné, selon l’indication des guides paysans, il sortit de nouveau sur la grand’route, ordonna à tous ses hommes de descendre de cheval et de l’attendre, et lui-même avec deux officiers du régiment polonais des uhlans dont l’uniforme ressemblait beaucoup à l’uniforme français partit sur la grand’route. Ayant franchi la forêt les cavaliers aperçurent à une distance de deux verstes, sur le champ ouvert, près du village, un assez grand campement français. « Allons chez eux », dit Figner, et avec ses camarades, au petit trot il s’approcha du camp. Ils semblaient si à l’aise que les sentinelles ne songeaient point à les arrêter. Arrivé près du régiment des cuirassiers qui, pendant la nuit, avait passé près de son détachement, Figner s’adressa à deux officiers qui se tenaient là, il leur dit bonjour et il engagea une longue conversation pendant que les deux officiers entraînés malgré eux dans une conversation avec les cuirassiers qui les entouraient, se jugeaient perdus. Enfin, il dit adieu aux officiers, tourna son cheval et s’éloigna. Quand il fut à quelques pas il retourna vers ses nouvelles connaissances, leur posa encore quelques questions puis, avec beaucoup de calme se dirigea dans la forêt vers son détachement.

Une autre fois, Figner, avec le lieutenant de hussards Orlov qui était dans son détachement, en uniforme français, alla tout droit dans l’avant-garde de la grande armée où était disposé le quartier général de Murat. Ayant franchi sans être aperçu la ligne des vedettes, Figner s’approcha du pont de la petite rivière qui bordait le bivouac français. La sentinelle lui crie : « Qui vive ! » mais Figner au lieu du mot d’ordre que sans doute il ne connaissait pas, insulta la sentinelle pour son ignorance du service puisqu’elle exigeait le mot d’ordre d’un officier qui contrôlait les avant-postes. La sentinelle confuse laissa passer les partisans dans le camp où Figner, faisant comme chez lui s’approcha des bûchers, se mit à causer avec les officiers, puis, ayant appris tout ce qu’il voulait, revint vers le pont. Là il fit de nouveau une observation à la sentinelle afin qu’elle n’osât pas l’arrêter ; il franchit le pont, alla d’abord au pas et ensuite, quand il fut près de la ligne des vedettes, déjà sous les balles, lui et Orlov s’élancèrent au galop et rejoignirent leur détachement. »

Voilà en partie le canevas qui servit à Tolstoï pour la description de l’invasion des partisans. Les lecteurs verront ce qu’a fait l’auteur de ce récit intéressant mais un peu sec[19].

Récemment un historien de la période de 1805 a découvert le prototype du capitaine Touchine. Voici ce qu’il raconte à ce sujet : « Je me suis arrêté sur un des événements de cette époque, précisément sur la bataille de Schoengraben. Quiconque lit la description de cette bataille faite par le grand romancier s’arrêtera assurément avec un grand intérêt sur le type sympathique de l’artilleur décrit dans la personne du capitaine en second Touchine. La simplicité, la bonhomie et la plus grande modestie à côté de la puissance extraordinaire de l’esprit : toutes ces qualités du capitaine en second Touchine représentent le trait caractéristique non seulement d’un ancien type de l’artilleur mais, en général, d’un Russe. Ce que le type de Touchine a de naturel excite envers les Russes une sympathie particulière. Mais si Touchine est intéressant pour chaque lecteur, pour un militaire et surtout pour un artilleur, cet intérêt atteint les plus hautes limites, et ici se pose une question : « Était-ce en réalité un artilleur celui que Tolstoï a dessiné en la personne de Touchine et quelle batterie avait le bonheur d’avoir en ses rangs un pareil héros ». En réponse à cela, selon les données fournies par les archives, nous pouvons dire qu’un tel artilleur exista réellement, c’était le capitaine en second Iakov Ivanitch Soudakov, inscrit sur le registre de la 5e batterie de la 10e légère de l’artillerie qui s’appelait en 1805 : « Compagnie légère du 4e régiment d’artillerie[20]

En outre, dans le roman de Guerre et Paix était élaborée artistiquement la chronique de famille de l’auteur lui-même. D’après les matériaux biographiques que nous avons recueillis, nous pouvons conclure que la famille des Bolkonski c’est la famille de la mère de Léon Tolstoï, et la famille Rostov, la famille de son père. Sans doute cela ne se rapporte pas à toutes les personnes qui figurent dans le roman, ainsi par exemple l’héroïne Natacha est le portrait d’une personne qui vit heureusement jusqu’à présent.

  1. Boulgakov : Tolstoï et la critique de ses œuvres.
  2. A. Fet. Mes souvenirs. IIe partie, page 49.
  3. A. Fet. Mes souvenirs, IVe partie, page 52.
  4. Cet épisode sera conté en détails dans la biographie.
  5. A. Fet. Mes souvenirs, IIe partie, page 59.
  6. Bers. Souvenirs sur Tolstoï, p. 49.
  7. A. Fet. Souvenirs, IIIe partie, p. 60.
  8. A. Fet. Mes Souvenirs, IIe partie, p. 88.
  9. A. Fet, IIe partie, p. 55.
  10. A. Fet, IIe partie, p. 106.
  11. A. Fet, Souvenirs, IIe partie, p. 174.
  12. A. Fet. Souvenirs, IIe partie, p. 175.
  13. Premier recueil des lettres de Tourguenetf, p. 135.
  14. A. Fet. Souvenirs, IIe partie, p. 196.
  15. Après la publication de la première partie de Guerre et Paix et de la description de la bataille de Schœngraben, on m’a rapporté à ce propos les paroles de N. N. Mouraviev-Karski. Ces paroles m’ont fortifié absolument dans ma conviction. N. N. Mouraviev, commandant en chef, a dit que jamais il n’avait lu une plus exacte description de la bataille et que, par expérience, il est convaincu que pendant la bataille il est impossible d’exécuter l’ordre du commandant en chef.
  16. Il est très intéressant d’observer que tous les écrivains qui ont écrit sur 1812 ont vu dans les événements d’alors quelque chose d’extraordinaire et de fatal.
  17. F.-J. Bulgakov. Comte L. Tolstoï et la critique de ses œuvres, p. 69.
  18. Voyage à Iasnaïa-Poliana. G L Danilevsky. Messager historique, vol. XXIII, p. 532.
  19. Zélinsky. Littérature critique russe des œuvres de Tolstoï, vol. V, page 225.
  20. L’Invalide russe, 1902, n° 91.