Grazia (p. 166-186).

VIII

Je me promenais seul, le 25 juin, sur les hauteurs qui dominent la route d’Orosei, près de la maison de Ribas. J’aimais ce lieu, où pendant mon séjour chez don Antonio, j’allais souvent, et qui est, avec le mont de la vieille chapelle, un des plus beaux beaux points de vue de Nuoro. De là, on domine un horizon complet de montagnes, proches ou lointaines, vertes ou bleues, stériles ou cultivées, et l’on a devant soi l’admirable perspective de la vallée d’Oliena, par l’évasement du grand couloir que forment, d’un côté l’Ortobene, ou montagne de Nuoro, et de l’autre le haut plateau qui porte la ville. Ce côté surtout charme la vue, et la retient longtemps. L’Ortobene s’étend comme une grande muraille, tout noir de rochers, que relèvent çà et là des trainées de chênes-liéges, des touffes de lentisques, des bouquets d’olivastri ; à son flanc, court la route d’Orosei, blanche corniche à lignes brisées, qui le sépare du ravin profond, où l’œil rafraichi trouve des cultures, de la verdure, quelques arbres, et découvre parfois des travailleurs microscopiques, ou quelque bétail paissant. Là, sous vos pieds, se laisse voir un tronçon de route, qui se dérobe tout à coup et semble suspendu. À droite, la ville de Nuoro, avec la maison des Ribas au premier plan ; puis, l’église cathédrale, dédiée à la Vierge-des-Neiges, dominée de tout près par un mont rocheux, qui porte une chapelle en ruines ; plus loin, par des cimes en rondes-bosses, ou cultivées ou boisées. Au-dessus de la grande vallée, en bas, pleine de soleil, de vignes, d’oliviers, de champs, de collines, de ravins, les monts d’Oliena, hauts de 1,320 mètres, blocs immenses de granit blanc. Et de toutes parts, à l’horizon, des pics de formes diverses : les monts Cornodi-Bue (corne de bœuf), de Gonara, de Gocceano, le mont Albo, etc. Dans cette vaste étendue, on n’aperçoit, à la cime d’un mont boisé, qu’un seul village : Orune. Oliena se cache derrière le bout de l’Ortobene. Au nord-ouest, sur un mont stérile, se dresse un nur-hag, à demi écroulé. Ce ne sont partout que cimes et profondeurs. À vos pieds, sous la montagne, près d’une chapelle isolée, détail à peine perceptible dans tout cet espace, mais éloquent, une croix de bois, au-dessus d’un tas de pierres, qui marque la place d’un meurtre.

Là, se trouvait aussi le chemin de la fontaine de Gurgurigal, celle où allaient puiser les filles de Ribas. Il était six heures, et je restais là, baigné par le vent du soir, tantôt les regards perdus dans le paysage, tantôt les ramenant près de moi, sur quelque fille qui passait, la cruche sur la tête, droite, et le sein et la hanche bien dessinés, avec cette désinvolture élégante et fière, particulière aux Noréziennes. Comme je m’approchais du chemin, fort encaissé, qu’elles suivaient, j’aperçus au-dessus du talus derrière une touffe de lentisques, une tête qui s’avançait, puis se retirait, comme celle d’une personne qui se cache. Je n’y eusse guère fait attention, si je n’avais cru reconnaitre Effisedda.

Justement je pensais à elle. La veille, jour de la Saint Jean, elle m’avait apporté une botte de fleurs jaunes, petites et délicates, d’un parfum pénétrant, qui sont très abondantes sur ces montagnes, et que l’on appelle dans le pays : fleur de Saint-Jean ; c’est Phellerysium vulgaris. Le 24, chaque famille fait provision de ces fleurs et les fait bénir à l’église. Elles ont la vertu de guérir, quand elles sont appliquées sur la partie malade, sans aucune autre préparation qu’une grande foi envers le bienheureux Saint-Jean ; et comme on ne sait jamais tous les miracles que la foi peut faire, ces fleurs bénites peuvent également servir de talisman à toutes sortes de fins. Ce fut en cette qualité qu’Effisedda me les apporta.

— Car je veux que tu sois heureux ! me dit-elle.

Elle exigea que je misse les fleurs dans ma malle et en orna ma boutonnière.

— Tu les garderas toujours, n’est-ce pas ?

— Certainement.

— Est-ce que tu veux partir d’ici ? me demanda-t-elle en sortant d’une rêverie.

— Tout de suite, non.

— Mais plus tard ?

— Sans doute, je veux retourner en France.

— Et pourquoi ? N’es-tu pas bien ici ?

— Oui ; mais toi, n’aimes-tu pas Nuoro ?

— Oh ! si !

— Et tu ne voudrais pas vivre ailleurs ?

— Quelle idée ! Puisque je suis de Nuoro !

— Eh bien ! moi aussi, puisque je suis Français, je veux vivre en France.

Elle resta muette devant cet argument ; mais, attristée, elle reprit :

— C’est égal, tu devrais rester. Reste ici ! je serai ta petite femme. Veux-tu ?

— Non, je te remercie ; je veux épouser une Française.

— Méchant ! dit-elle en soupirant.

Elle riait l’instant d’après ; mais ces enfantillages, sans m’inquiéter précisément, me tenaient en garde. Elle était à l’Age où la jeune fille s’agite dans l’enfant, où toutes sortes de naïvetés charmantes et dangereuses se font jour, où l’instinct du sentiment le précède parfois d’une manière étrange. Elle grandissait beaucoup : les contours de sa taille se développaient ; on lui voyait naître des graces qui n’étaient plus enfantines, que le jour d’après, quelquefois, on ne retrouvait plus et qui, soudain, reparaissaient comme des feux follets. Sa pensée n’était plus celle de l’enfant, et, nonobstant, elle la disait avec une ingénuité complète. Cependant, comme elle n’avait que treize ans, bien qu’elle fut grande et que déjà son corset accusât l’aube de la puberté, on la laissait courir et parler en liberté. Elle faisait seule, en petite fille, dans le village, les commissions, et emplettes de la maison, et servait de compagne à sa sœur Grazia, qui, elle, ne sortait pas seule.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 11 MAI 1878.

(15)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

VIII. — (Suite.)

Comme je songeais à toutes ces choses, en regardant la touffe de lentisques, la tête reparut et une main s’agita, me faisant signe de venir. C’était bien Effisedda ! Que faisait-elle là et pourquoi se cachait-elle ? J’y allai.

— Elle avait sa cruche par terre à côté d’elle. Un petit air discret et important.

— Eh ! que fais-tu là ?

— J’attends quelqu’un.

— Quelqu’un ! Qui donc ?

— Ah ! curieux !… Eh bien, c’est Raimonda.

— Et pourquoi ?

— Ah ! c’est un secret ; il ne faut pas le dire.

— C’est elle qui t’a donné rendez-vous ?

— Non pas. Allons donc ! au contraire, il ne faut pas qu’elle sache… Et c’est pourquoi je me tiens cachée. Mais sais-tu qu’il y a longtemps que je suis là. Je m’ennuyais et j’avais bien envie de m’en aller, si je n’avais pas eu peur que papa me batte. Mais à présent que te voilà, je ne m’ennuierai plus.

— C’est ton père qui t’a dit d’épier Raimonda ?

— Oui ! Oh !… la voici !…là-bas ! au bout du chemin, Chut ! approche-toi de moi, qu’elle ne nous voie pas. Laissons-la passer.

Elle s’accroupit derrière les lentisques, et moi, répugnant à ce manége, dont je ne voyais pas le but, je m’éloignai. La belle fille passa de son pas grave, dans toute la beauté de son buste splendide, et de l’air sombre qu’elle avait toujours, depuis le soir du graminatorgiu. Je la regardais attentivement. Effisedda accourut me rejoindre :

— Est-ce que tu la trouves belle, que tu la regardes tant ?

— Oui.

— Non ! non ! je ne veux pas, moi !

— Et pourquoi ne veux-tu pas que je la trouve belle ?

— Parce qu’elle est méchante.

— On a été méchant envers elle, aussi.

— Qui donc ?

— Pourquoi te le dirais-je, puisque tu n’as pas voulu me dire ce que tu avais à faire avec Raimonda.

— Eh bien ! je te le dirai, mais plus tard ; car il faut maintenant que je me dépêche pour arriver en même temps qu’elle à la fontaine.

— Tu veux lui parler ?

— Je dirai ce qu’on m’a dit.

— Quoi donc ?… Écoute-moi…

Mais déjà, légère comme une chèvre, elle courait, sa cruche sur la tête, à la suite de Raimonda. Curieux de voir ce qui allait se passer, je les suivis.

Cette fontaine de Gurgurigaï, située sur le penchant du ravin, est la plus isolée et de l’accès le plus difficile. Arrivé à la construction qui recouvre le réservoir, il faut la tourner pour descendre par un escalier près des robinets.

Trois autres, femmes, avec Raimonda, étaient dans l’enceinte, et chacune attendait pour emplir sa cruche à son tour. Effisedda, en arrivant, posa la sienne près de celle de Raimonda, et d’une voix assez élevée :

— Bonjour, Raimonda !

La grande fille se retourna, regarda Effisedda avec étonnement et dédain, et ne répondit pas.

— Est-ce vrai, Raimonda, que tu ne voulais pas qu’Antioco épousât ma sœur ?

L’amante délaissée se retourna de nouveau, sombre comme une nuit d’orage :

— Qu’est-ce que tu croasses là, petite corneille ? (cornachiella).

— Oui, oui, c’est bien vrai ! reprit la petite fille, dont l’accent dénotait une leçon apprise, puisqu’ils se moquaient tous de toi hier soir, disant que tu serais bien attrapée, attendu que les noces de ma sœur vont avoir lieu ; elle ne sera pas fiancée longtemps ; et alors un des garçons a dit qu’il irait chanter sous ta fenêtre la chanson de la délaissée.

À peine ces paroles étaient-elles dites, que l’enfant reculait de peur, devant le visage qui se présentait à elle. Jamais expression plus ardente de haine, de colère et d’indignation, ne bouleversa une figure humaine.

— Race de chiens sans pudeur ! que venez-vous aboyer à mes talons ? Vous vous pressez trop de m’insulter !… Attendez un peu seulement, et nous verrons qui rira ! Tu n’as pas encore dansé à la nocé de ta sœur, morveuse imbécile ! Ah ! ils se moquent de moi ! Ils ne s’en moqueront pas toujours. Il y aura des larmes et des cris dans ta maison, petite, et dans celle d’Antioco Tolugheddu, et non pas des chants de joie. Ta sœur ne vêtira pas le rouge, mais le noir. Va ! va ! ce n’est pas le tablier de l’épouse que tu lui verras porter, mais la coiffe de deuil ! Ce n’est pas le cortége de noce que tu suivras, carognetta ! mais celui des funérailles !

Tout en parlant ainsi, elle s’avançait sur l’enfant, la main levée, les yeux flamboyants, la voix foudroyante, et l’enfant reculait en criant. J’eus peur qu’elle ne fut frappée ; je descendis l’escalier :

— Effisedda !

La petite, montant d’un saut les dernières marches, se jeta dans mes bras.

— Raimonda ! m’écriai-je alors, Raimonda ! que dites-vous ? Songez à ce que vous dites.

Mais la passionnée ne prit pas garde à l’avertissement contenu dans ces paroles, et, avec la violence d’un torrent, arrêté un instant par un faible obstacle :

— Ce que je dis ? J’y songe, oui, j’y ai songé !… On n’aura pas insulté en vain une fille des Nieddu. S’il y a des âmes de boue, il est des cours d’or, et je serai vengée de ces chiens, de ces vautours qui font leur proie d’une fille orpheline ! Qu’êtes-vous venu faire ici, vous, le Français ? De quoi vous mêlez-vous ? Est-ce pour aider cette pie-grièche à fouiller dans mon sein, de son bec de proie ? Vous avez peur que je l’écrase, à présent ? Allez, allez vous êtes tous contre les faibles ; vous êtes des lâches !… Mais il en est un qui ne vous ressemble pas. Celui-là aime les abandonnés, et les défend ; c’est un lien !… Il s’est fait mon bras et il a mon cœur dans la poitrine ! Il me vengera ! Et ce jour-là, quand j’entendrai vos cris et vos grincements de dents, alors, moi, je chanterai ! je mettrai mes habits de fête, et je viendrai rire à la porte de la maison où sera le mort… Pleurez, pleurez !… Voilà ce qu’il vous a servi d’insulter une fille que vous croyiez sans défense ! Ah ! Raimonda se venge ! Elle a maintenant son pied sur votre tête. Hurlez, chiens ! Raillez, beaux plaisants ! Quoi ! vous n’êtes plus en train maintenant ?… Moi, je ris, je chante, je triomphe !… Vos cris sont, à mon oreille, une musique plus douce que le chant de l’alouette ; vos pleurs sont la rosée qui me baigne le cœur ! Val petite chouette des Ribas, oiseau de malheur, va dire à Grazia qu’elle prépare un de ses draps de noces pour linceul !

Effisedda ne jouait plus de rôle. Cramponnée à mon bras, elle sanglotait et courbait la tête sous les éclairs dont l’aveuglait Raimonda. Au dernier mot, elle jeta un cri, comme une enfant à l’imagination vive, aux yeux de qui la menace prend les proportions d’une réalité. Je cherchai vainement à apaiser Raimonda. Blanche de colère et tremblante de rage, elle raillait maintenant l’effroi d’Effisedda.

— Pauvre petite ! disait-elle, c’est méchant, ça veut mordre, mais c’est lâche ! Voyez-la maintenant pleurer et se cacher, quand elle redressait la crête si haut tout à l’heure !

— Non ! je n’ai pas peur ! cria la petite fille en se relevant sous cette insulte ; non ! je n’ai pas peur ! Et ce n’est pas toi qui riras la dernière, va ! chacun aura son tour. — Vous avez entendu, vous autres, tout ce qu’elle a dit ? ajouta-t-elle en s’adressant aux autres femmes.

Celles-ci, en effet, écoutaient avidement, avec ce triste plaisir que la curiosité humaine trouve aux scènes les plus fâcheuses. Silencieuses, l’oreille attentive, elles échangeaient seulement des regards de haute éloquence et quelques exclamations. Mais, à ces mots d’Effisedda, elles parurent désagréablement surprises et subitement inquiètes. Celles dont la cruche était pleine s’empressèrent de la mettre sur leur tête et de s’en aller ; et la troisième, qui avait négligé de poser la sienne sous le robinet, l’y poussa d’un air impatient et contrarié, en protestant qu’elle ne s’occupait point des affaires d’autrui.

— Ah ! tu veux des témoins ? Race de scorpions et de couleuvres ! s’écria Raimonda. Tu étais venue pour me tendre un piége ! C’est à cela qu’on te dresse ! Il n’y a donc plus de sang dans les veines des Ribas ? Ah ! lâches ! lâches !… Et vous aussi, vous êtes venu pour cela ? dit-elle, en m’écrasant de ses regards de mépris.

— Vous êtes injuste envers moi, dis-je, sans espérer de la convaincre ; je vous plains, Raimonda, et je plains Nieddu, que vous perdez. Ah ! si vous pouviez renoncer à votre vengeance ? Un crime ne guérit pas un outrage.

Elle se jeta par terre, accablée, l’œil à terre, les mains autour de ses genoux. Je pris sa cruche et la mis sous la fontaine, et ce fut seulement après qu’elle fut remplie que je permis à Effisedda de mettre la sienne. Bientôt, la petite s’en alla, tremblante. Depuis cinq minutes, la troisième spectatrice avait pris le même chemin ; on la voyait, sa cruche sur la tête, monter le dernier plan du coteau.

Je parlai quelque temps à Raimonda avec émotion, bien que sans beaucoup d’espoir. la suppliant, si elle aimait Nieddu, qui l’adorait, de mettre toute sa joie à le rendre heureux et d’abandonner une vengeance qui devait être la perte assurée de son amant, et pour elle un deuil et un remords, au lieu de la douce vie qu’ils pouvaient mener ensemble. Elle pleurait ; je crus l’avoir touchée.

— Laissez-moi ! me cria t-elle brusquement ; je ne suis pas une Française. Allez ! quand la haine brûle le cœur, il faut qu’elle en sorte ou que le cœur éclate. Vous n’êtes done pas un homme ? Laissez-moi !

Deux femmes descendaient le sentier venant à nous. Je m’éloignai.

Comme je rentrais, en passant devant la maison de Cabizudu, le petit homme m’appela :

— Vous ne savez pas, signor, ce qui s’est passé ?

— Non ; dites.

— Ah !… il en à fait un vacarme, l’Antioco ! Il n’y aura bientôt pas un prince aussi fier que lui. Voici : il apportait des colombes à sa fiancée, deux colombes qu’il avait trouvées en chemin, au bout de son fusil, et il les avait données à porter à Pepeddo. Or, comme ils arrivent à Nuoro, là, dans la grande rue, vis-à-vis du café, l’Antioco s’arrête et se met à causer avec plusieurs : don Carlo, don Giovanni, il signor Siotto ; il raconte comment il a tué ces deux colombes et qu’il les porte à dona Grazia. — Montre-les, Pepeddo, dit-il. Pepeddo cherche et ne les trouve point. Il les avait attachées à la selle, mais elles n’y sont plus. Il les aura laissé tomber en chemin. Alors, voilà l’Antioco qui entre dans une colère !… Imbécile ! brigand ! porco ! carogna ! Et tant, et tant, finalement, qu’il prend son fusil et lui en donne sur le dos un grand coup de crosse, dont Pepeddo est tombé par terre. Alors le gars s’est mis à crier : J’en ai assez de votre service, fainéant ! gamin ! vaurien ! poltron ! je ne veux plus entendre parler de vous et de votre ladre de père, qui ne nous donne à manger que des fèves et des agneaux morts de faim. Je m’en vais Payez-moi mes gages, ou je vais me plaindre au juge.

— Veux-tu te taire ! lui disait l’Antioco, lequel, signor, était devenu tout rouge. Et il prit de l’argent dans sa poche, qu’il lui jeta en disant : Canaille as-tu ton compte ?

Faut-il qu’il en ait de l’argent sur lui, signor ? Eh ! Madonna !… Alors Pepeddo s’en est allé, mais en jurant qu’il se vengerait. Eh ! ma foi, tenez, signor, je n’en donnerais pas cher de la peau du signor Antioco, tout riche qu’il est ; car en voilà un de plus qui lui veut mal, et c’en était déjà bien assez d’un autre… hum !… Non, je n’en donnerais pas cher. Qu’il prenne garde à lui ! Un garçon comme ce Pepeddo, qui était dans la maison depuis cinq ans et un excellent domestique ! Les riches sont bien ingrats !

— Vous étiez là ? demandai je.

— Oui, signor, je me : promenais, et j’ai tout vu et tout entendu. Le monde accourait, c’était une foule !… Et j’ai entendu parfaitement Pepeddo dire en passant près de moi : Il me le paiera ! — Or, quand un Sarde, signor, dit cela…

Effisio, lui aussi, avait été présent à la scène, et me la raconta de nouveau. Il avait été étonné de la violence d’Antioco, pour un motif si peu grave.

— Après tout, me dit-il, c’est parfois ainsi : nos Sardes ont des nerfs terribles, qui partent tout à coup, on ne sait pourquoi. Antioco, sans doute, était agacé par une contrariété secrète.

Il ne put s’empêcher de sourire, en ajoutant :

— Pepeddo n’avait pas la langue en poche ; il en a dit assez long sur les habitudes des Tolugheddu. Tout le monde sait que le vieux Basilio est avare ; mais on ne savait pas, ce qu’a révélé Pepeddo, qu’il met de l’eau secrètement dans le vin qu’on sert à table pour lui et son fils, et qu’il fait manger à ses domestiques des agneaux et des brebis morts de mal die : — N’en dis rien, je te donnerai du fromage, disait-il à Pepeddo. — Et l’on riait à se tordre, parmi ceux qui écoutaient. C’est au point que j’ai vu Antioco, rouge comme l’écarlate, s’approcher de Pepeddo et lui parler bas, comme s’ils n’avaient pas été en querelle ; et sans doute il lui a fait peur ; car Pepeddo n’a plus rien dit de semblable, et s’est contenté de récriminer.

Un soupçon me traversa l’esprit, qui, après ce que j’avais vu à la fontaine ne laissait guère place au doute. Le vieux Basilio, qui se lamentait de n’avoir pas de preuves, n’en ayant pas, n’en faisait-il point ?

Deux jours après, j’étais appelé chez le juge d’instruction, qui m’interrogeait au sujet de ce que j’avais entendu dire à Raimonda. Je le dis, n’omettant point, ce qui était évident, que cette scène avait été préparée, qu’on avait provoqué Raimonda pour qu’elle se trahit.

— Il n’est pas mauvais de prévenir, dit le juge, et cela dans l’intérêt même de l’accusé. Il sera moins puni pour menaces que pour assassinat.

— Et Raimonda, la mettez-vous en cause aussi ?

— Elle ? Oh non ! Eh ! mon cher monsieur, nous en avons tant, que nous sommes obligés d’en laisser. Si nous voulions juger les complices, l’année n’y suffirait pas. Nous avons dans cet arrondissement les populations les plus sauvages de la Sardaigne : Bitti, Posada, Siniscola et la Barbargia, repaire des antiques Barbaricini ! C’est chaque jour quelque nouveau meurtre ou grassasione (vol à main armée). On court au plus pressé. Je sais bien que cette Raimonda est l’instigatrice…

— Elle pourrait vous répondre que la femme a le droit de se défendre elle-même, puisque la loi ne la protège pas.

— Comment ? La loi protége tout le monde.

— Excepté la femme abusée par de fausses promesses.

— Eh ! qu’elle exige un acte notarié !

Et le juge, content de sa plaisanterie, fit appeler un autre témoin.

Au sortir de son cabinet, j’entrai dans la salle où se tenaient les assises. Il y avait dans un compartiment, grillé, sorte de cage de fer, un homme au front bas, aux cheveux noirs et épais, au regard fauve, replié sur lui-même. Ce malheureux vivait en prison depuis trois ans, probablement par suite de cette abondance des causes criminelles dont se plaignait le juge d’instruction. Le réquisitoire m’apprit le crime :

Cet homme était pasteur ; c’est l’état de prédilection de ces populations à demi sauvages, qui possédaient autrefois la terre en commun, ou à peu près, et en attribuaient, par un roulement annuel, les deux tiers à la pâture, l’autre tiers à la culture des grains. Un tel état de choses, nuisible d’ailleurs à l’agriculture, déplaisait vivement aux propriétaires, dont les biens, tout comme ceux de la commune, étaient soumis à cette obligation. En 1820, le gouvernement piémontais, voulant généraliser la propriété individuelle, permit aux propriétaires d’enclore leurs champs de murailles. Seuls, les riches purent faire cette dépense, très-considérable, vu l’étendue des terrains, bien que ces murs soient faits de pierres sèches ; et ils en abusèrent au point que, dit La Marmora, ils allèrent jusqu’à enclore des fontaines publiques, à obstruer des routes, et enfin s’emparèrent ainsi d’une grande quantité de biens communaux. Il en résulta un grand accroissement de misère et d’oppression en Sardaigne. » (La Marmora.)

Les bergers dépouillés, obligés de louer les terrains qu’ils possédaient autrefois, nourrissent contre les propriétaires une haine invétérée, et chaque avancée de culture qui vient diminuer le domaine de l’inculte, sur lequel ils règnent, leur semble à la fois un vol et une injure, et ravive en eux l’amer souvenir de la dépossession.

Le malheureux, que je voyais sur les bancs de la cour d’assises, était pasteur sur le territoire d’Oliena, qui fournit de maigres pâtures et des vins d’une force extrême. Il vit un jour défricher une vigne nouvelle sur les coteaux où paissait son bétail : — Tu peux bien planter une vigne, dit-il au propriétaire, mais tu n’en goûteras pas les fruits. Chaque jour, en effet, la vigne fut foulée et dévorée par le bétail du pastore. Le propriétaire fit constater les dégâts ; il s’ensuivit des condamnations répétées. Des deux parts, la haine s’échauffa, s’exalta jusqu’à la rage, et le dernier acte de la lutte fut un meurtre ; le propriétaire de la vigne tomba sous le fusil du pastore.

Le débat ordinaire entre le ministère public et le défenseur eut lieu sur la tête de cet homme le premier réclama protection pour la société contre « ces bêtes fauves ; » le second sacrifiant la dignité de son client pour sauver sa tête, plaida l’irresponsabilité de cet être à demi-sauvage. Ni l’un ni l’autre n’émit l’idée que s’il y avait dans la société des hommes comparables à des bêtes fauves, et à moitié sauvages, il y avait peut-être à faire autre chose pour eux que les condamner. J’appris le lendemain qu’on avait infligé au pastore les travaux forcés à perpétuité !

Pouvait-on arrêter Nieddu pour les menaces de Raimonda ? Elle ne l’avait pas nommé. Chose étrange, et qui m’attrista, j’étais le seul témoin sérieux. Les trois femmes, pourtant si attentives, n’avaient presque rien entendu. Elles avaient bien vu qu’Effisedda et Raimonda se disputaient ; elles avaient entendu les mots de petite corneille, chouette, etc. Effisedda avait pleuré ; mais le Français l’avait défendue et Raimonda ne l’avait pas touchée. On n’avait menacé de tuer personne, bien sûr ! Il n’avait point été parlé de Fedele Nieddu. Et quand le juge, s’appuyant sur ma déposition et sur celle d’Etfisedda, leur rappelait qu’il avait été question de deuil et de funérailles, de mai son du mort, que Raimonda avait promis qu’elle se vengerait, et avait chargé l’enfant de dire à Grazia de préparer un de ses draps de noce pour linceul… elles balbutiaient d’un air étonné : — Peut-être bien ? Alors, c’est quand j’ai été partie. — Et, à les entendre, elles étaient toutes parties plus tôt qu’arrivées.

J’appris ces détails par Angela et Cabizudu ; car les femmes ne se faisaient point faute de raconter ce qui s’était passé devant le juge, tenant fort à répandre l’opinion qu’elles n’avaient accusé personne, et que nul n’avait à leur en vouloir. J’étais donc le seul témoin à charge, et, je le répète, cela m’attristait ; car, sans vouloir le meurtre, je ne pouvais m’empêcher d’être sympathique au meurtrier ; je l’excusais par son amour et le préjugé de sa race, et j’eusse désiré être l’agent de sa conversion, non celui de son châtiment.

Mais après tout, comme l’avait dit le juge d’instruction, peut-être pour lui-même valait-il mieux une arrestation, suivie d’une condamnation légère, pour simples menaces, que l’accusation capitale, sous le coup de, laquelle il devrait tomber, s’il exécutait sa vengeance…

Quant à Effisio, je m’efforçais de lui persuader de renoncer à son amour malheureux et de quitter l’ile avec moi : Rompant ainsi avec la pensée malsaine de la mort d’Antioco, il eût en outre évité les souffrances qu’il subissait chaque jour, en présence des droits avoués de son rival, et à rencontrer parfois celle qu’il aimait, désormais fiancée à un autre, obligée en le voyant de détourner son regard, autrefois si tendre et si doux. Je lui représentais qu’après tout, Grazia n’avait pas beaucoup lutté, que sa résignation ne témoignait pas d’un amour irrésistible, qu’ils ne s’étaient connus et aimés que deux mois à peine, et qu’il pouvait guérir cette blessure par la distraction d’abord, puis par un nouvel amour.

Il me laissait dire, et à peine avais-je fini qu’il me jurait d’aimer Grazia toute la vie, de ne pouvoir aimer qu’elle. On eût dit que les obstacles irritaient plutôt sa passion, qu’à l’origine je n’avais pas cru si vive. Je le voyais quelquefois sortir de sa chambre, où il s’enfermait des heures entières, pale, défait, les yeux cerclés, comme quelqu’un qui a souffert et pleuré. Il écrivait des pages qu’il déchirait ensuite et m’avoua être allé la nuit, grimpant au balcon de Grazia, au risque de se faire tuer par de Ribas, planter, dans la touffe d’œillets qui ornait ce balcon, une lettre où il proposait à Grazia de l’enlever. Ils auraient passé en France, avec mon aide, et là il eût travaillé pour elle. Avait-elle lu cette lettre ? Le lendemain, à force d’errer partout où elle devait passer, il l’avait rencontrée. Comme à l’ordinaire, elle avait détourné la tête ; il l’avait seulement trouvée plus pâle et l’avait vue passer de loin la main sur sa joue comme si elle essuyait des larmes. Il n’espérait plus rien, non rien ! Elle ne l’aimait pas assez pour sacrifier comme lui tout à l’amour. Pour cela, il avait essayé de la haïr, et. ne pouvait toujours que l’aimer davantage. Non, il ne quitterait pas le pays, dût-il en mourir, avant qu’elle fat mariée ! Ce jour-là seulement, si j’avais encore souci de lui,. je pourrais faire de lui ce que je voudrais ; il obéirait, ne voulant pas chagriner mon amitié par des résolutions extrêmes. D’ailleurs, il ne s’engageait à rien ; il savait seulement qu’il ne pouvait vivre sans Grazia et que la voir la femme d’un autre…

Effisio n’en pouvait dire davantage ; il se levait, arpentait comme un fou la maison et le jardin, ou bien fondait en larmes et laissait échapper des gémissements.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 14 MAI 1878.

(16)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

VIII. — (Suite.)

Chez nous, généralement, l’amour est moins lyrique et moins expansif. Plus rationnel, plus analytique, il sait mieux pourquoi il existe, et par cela même peut-être, relevant plus de la raison, il possède moins l’être tout entier. Nous osons le prendre à partie, le discuter ; celui même qui en meurt — s’il en est — cache sa blessure, et mourra en ayant aux lèvres, un mot, un sourire, qui voudront être sceptiques. L’Italien — bien entendu quand il ne s’agit pas d’un simple débauché — est fort différent : l’amour est son Dieu. — J’ai dit l’amour, non la femme — Il s’y livre sans réserve, avec joie, avec passion. Le combattre serait un sacrilége. L’accueillir est une religion. Religion en général fort idolâtrique et fort païenne ; mais sincère, — où d’ailleurs toutes les convictions sont respectées, où Vénus Aphrodite a son temple, à côté de Vénus céleste.

Mes raisonnements, mes exhortations, échouaient donc parfaitement près d’Effisio. Il entendait aimer en dépit de tout, il entendait souffrir, et même, je crois, souffrir le plus possible. Il ne voulait pas être consolé ; il ne se fût pas pardonné de l’être. C’est, j’en suis convaincu, fort sérieusement qu’il se proposait de ne pouvoir supporter la vie sans Grazia, et s’il ne parlait pas de suicide, c’était non-seulement pour ne pas m’affliger, mais parce qu’il pensait bien mourir de sa douleur. En somme, il ne reprenait point les forces, l’animation qu’il avait avant sa blessure. Il restait pâle, maigre, énervé, une élégie vivante. Et j’avais beau me répéter le sceptique adage : On ne meurt pas de chagrin ; ma philosophie parfois prenait peur.

Je rentrais un soir d’une course dans les ravins, par le quartier du Rosario, celui des Ribas, quand je vis, sortant de leur maison, à quelques pas devant moi, Pietro de Murgia. Cet homme m’était suspect ; je le trouvais louche en tous ses actes. Réglant mon pas sur le sien, je le suivis. Mais il faisait sombre, et au détour d’une des cent ruelles qui forment la ville de Nuoro, je le perdis de vue. J’allais continuer mon chemin, quand un instinct me poussa dans la ruelle à droite, qui menait chez Nieddu, et, passant devant la maison, je regardai. Selon l’habitude, la porte était ouverte ; le feu allumé pour le souper, brillait au milieu de la chambre et sur ce fond lumineux se détachait la silhouette de la vieille mère de Nieddu, occupée à faire bouillir sa minestra. À côté d’elle, un homme, dans lequel je reconnus Nieddu, semblait parler à quelqu’un enfoncé dans l’ombre. Je passai lentement, l’oreille attentive. Au bout d’un instant, me retournant sur un léger bruit, je reconnus Pietro de Murgia qui sortait. Qu’était-il venu faire et chez Nieddu ?

Une heure après environ, j’étais sur un rocher, en face du ravin, qui termine au nord le plateau de Nuoro. J’avais vu s’éteindre les clartés décroissantes et la nuit envahir tout le fond de la vallée ; une à une, avaient disparu les têtes espacées des chènes-liéges et celle d’un grand pin, seul de son espèce, qui semble là dressé comme un témoin de ce que pourrait être la puissance de végétation de ces terres nues et brûlées par le soleil. Pau à peu, le fond du ravin avait semblé monter, et maintenant, entre les lignes des montagnes, brisées sur le ciel, c’était comme un autre plateau, moelleux et sombre, creusé à la manière d’un immense tablier, sous la voûte semée d’étoiles. Une lumière faible et lointaine indiquait la maison blanche, qui occupe le fond du ravin, et çà et là, dans la montagne, quelques grands feux brillaient, feux de pâtre. Le Nurhag, qui domine la route de Bitti, découpait sur le fond pale du ciel son profil énigmatique. Je regardais tout cela depuis longtemps, et j’étais tombé dans une rêverie intense, où les temps se confondaient pour moi dans certaines questions anxieuses, au fond toujours la même : cette destinée humaine, si obscure dans le passé, si obscure dans l’avenir.

Des pas, troublant autour de moi la solitude où je me sentais plongé, m’éveillèrent ; j’entendis le murmure d’une voix qui devait être bien près de oreille à laquelle elle s’adressait. C’étaient des paroles amoureuses sans doute ; mais il s’y mêlait des soupirs. Ceux de l’amour ? ou de la douleur ?

Deux formes humaines m’apparurent presque entrelacées et j’entendis en langue sarde ces mots :

— Laisse-moi te suivre ! Tu es tout pour moi maintenant ! Tu es plus que ma mère et que mon pays.

— Tu ne sais pas la vie que je vais mener, pauvre Raimonda ! pas d’autre lit que la terre, pas de pain souvent ! La faim dans le ventre, et dans l’âme une inquiétude éternelle, la crainte des chiens qui nous traquent. Ah ! les traîtres !… Je voudrais les tuer tous ! Pepeddo y passera le premier ! Race de vautours ! lâche ! cruelle ! M’être laissé tromper ainsi ! Je ne croyais te quitter qu’après t’avoir du moins vengée. Hélas ! Raimonda ! il faut… laisse-moi partir !

— Je ne puis ! non, je ne puis pas ! Je t’ai aimé trop tard ; mais je t’aime, ô Fedele, comme l’agneau la mère qu’il tête, comme la poule aime ses petits. Je ne puis pas te laisser aller seul. J’ai peur maintenant pour tol. Je ne puis plus… Je ne puis plus te quitter ! Oh ! laisse-moi te suivre !

— C’est impossible, je te le dis. Tu souffrirais trop. Écoute : Moi aussi, va, j’ai besoin de te voir !… Dans huit jours, à cette heure-ci, viens dans la tanca des Verrineddu, sous la pierre creuse, et prends bien garde qu’on ne te vole : Viens ! tes baisers me rendront la joie, que je n’aurai plus loin de toi, ô ma bien-aimée !

Ils s’embrassaient, avec des soupirs et des sanglots, ne pouvant s’arracher l’un à l’autre ; de temps en temps, des imprécations et des serments de vengeance se mêlaient à ces adieux brûlants.

Couché sur mon rocher, dans une attitude qui pouvait à la rigueur me donner l’aspect d’une touffe de lentisques, je ne bougeais pas et retenais mon souffle. Ce n’était pas pour les épier ; mais j’avais senti, dès leurs premiers mots, que me montrer eût été fort imprudent. Niedda fuyait, irrité, trahi. Ma déposition pouvait l’avoir aigri contre moi ; son premier mouvement devait m’être hostile ; et comme ces irritables natures ne savent ni calculer ni se contenir, il pouvait, malgré la proximité du village, et à tous risques, se venger sur moi des ennemis qui l’exaspéraient. Je n’avais pas d’armes, et je voyais, à la clarté des étoiles, reluire le canon de son fusil.

Enfin, Raimonda s’arracha des bras de son amant, et, s’étant encore répété le jour et l’heure du rendez-vous, ils se séparèrent. Tandis qu’elle reprenait le chemin du village, Niedda fit de mon côté quelques pas rapides. Tout à coup, je le vois s’arrêter brusquement ; en un clin d’œil, son fusil passe de son épaule à sa main ; il me visait…

— Ami ! criai-je, d’une voix, je l’avoue, un peu étranglée ; car, tout en n’abandonnant pas le soin de ma défense, je me crus mort.

— Ou plutôt quelque traître encore ! me dit-il d’une voix âpre. Que fais-tu là ?

— Je rêvais, Nieddu, comme font, vous le savez, les poëtes, et ne m’attendais guère à vous voir passer.

— Ah ! vous êtes le Français ! Ah !… C’est vous qui avez témoigné contre Raimonda ? Quand on fait ces choses… on ne sort pas la nuit, comme cela…

— Je ne me défie pas de vous, Nieddu, car je ne suis pas votre ennemi. Je vous ai toujours dit ma pensée. J’ai dit aussi la vérité au juge. C’est un devoir.

— Non, dit-il, le juge est l’ennemi ; on ne doit à ses ennemis que le mensonge, quand on est en leur pouvoir, ou la mort, quand on les tient. J’étais votre ami et celui d’Effisio, et vous vous êtes fait mon ennemi !

— Vous vous trompez ; si j’ai essayé de vous faire renoncer à votre vengeance, c’est qu’elle vous perdra. Nous n’avons pas la même idée du devoir et voilà pourquoi nous ne pouvons pas nous entendre ; mais je suis pourtant votre ami.

— Vous avez entendu tout à l’heure ce que nous disions, elle et moi ?

— Oui.

— Ah ! traître !…

Il me sembla le voir presser la détente. J’eus un frisson dans le dos. Et pourtant je repris :

— Si j’étais un traître, j’aurais dit non.

L’arme fatale se releva. D’une voix sourde :

— Vous avez raison, murmura-t-il. Eh bien ! dites à Raimonda que je n’irai pas au rendez-vous.

— Ainsi, vous me prenez pour un dénonciateur, m’écriai-je, Nieddu !… Vous m’insultez !

— Ne croyez-vous pas devoir la vérité aux juges ? répliqua-t-il d’une voix ironique.

— Mais nul ne sait que j’ai entendu ceci ; donc, on ne peut me le demander ; et quand bien même on m’interrogerait là-dessus, aucune obligation morale ne m’oblige à vous trahir. Non, non ! En tout cas, je vous donne ma parole d’honneur que ce que j’ai entendu ce soir, nul ne le saura.

Nieddu resta un moment silencieux. Je voyais la silhouette de son front pensif, et sa taille élégante et souple, se détacher sur la pâleur du ciel. Il mit son fusil sur son épaule et me tendit la main :

— Je me fie à vous ! dit-il. Vous savez, j’aime les Français. Adieu !

Non sans attendrissement, je serrai sa main. Il disparut dans la nuit.