Grazia (p. 154-165).

VII.

Quelques jours s’étaient écoulés, quand nous reçûmes la visite d’Effisedda. Elle nous apportait un panier de belles cerises.

— Eh bien, tu ne m’embrasses pas pour me remercier, cousin Effisio ? dit-elle.

Il l’embrassa.

— Et toi ? me dit-elle ensuite, en tournant vers moi ses beaux yeux noirs, pleins d’une hardiesse étrange[1].

Elle m’embarrassait ; je lui dis :

— Un baiser vaut plus que des cerises.

— Ah ! dit-elle ; et ses yeux s’agrandirent encore.

— Mais je puis te le donner, pourtant ; je n’y regarde pas.

Et j’approchais, mes lèvres de son front, quand je la vis rougir et détourner la tête, comme une Galatée. Je n’insistai pas, et elle partit, évidemment piquée, en nous disant :

— Mon père viendra vous parler ce soir.

Nous l’attendîmes ; il vint en effet, très-soucieux.

— J’ai appris, nous dit-il, que mon gendre est menacé d’une vendetta. Il faut s’en occuper et le défendre. Si Nieddu veut l’attaquer, il aura affaire à plusieurs. J’ai parlé à d’autres de ma famille, et je n’ai pas voulu te mettre à part, Effisio ; car tu es avant tout un galant homme. Vous, signor français, mon hôte, vous me ferez plaisir de l’accompagner. Il faut se concerter. Venez à midi ; nous causerons à table.

Effisio avait changé de couleur. Il tarda quelque temps à répondre, puis dit :

— Merci de votre confiance ! j’irai.

— Je ne suis pas du pays, dis-je à de Ribas, et je crains que mon avis ne déplaise.

— S’il déplait, on ne le suivra point, me répondit-il ; mais à chaque homme son droit de penser.

Il n’en dit pas davantage, et nous quitta, plein de préoccupation.

Ce fut la curiosité qui me conduisit au rendez-vous. Je comprenais bien que c’était folie que d’espérer prendre en passant quelque influence sur de telles mœurs ; mais il m’intéressait vivement d’entendre leurs opinions. Je sentais aussi que ma présence fortifierait Effisio. Il était profondément troublé par l’idée, non-seulement de revoir Grazia, mais d’intervenir dans sa destinée. Que dirait-il ? Sa situation était doublement difficile : on soupçonnait ses regrets, et ses paroles pouvaient être mal interprétées ; quand, d’autre part, il avait à veiller sévèrement sur lui-même pour donner un avis détaché de tout intérêt personnel, et favorable à son rival, tout en étant conforme à la justice.

Jusqu’à l’heure où nous partîmes, il resta péniblement songeur.

Nous arrivâmes chez de Ribas à midi quelques minutes, et la première personne que nous vîmes à l’entrée, c’était Grazia. Elle venait de la cuisine, portant entre ses mains une minestra fumante[2]qu’elle allait déposer sur la table. Elle était vêtue de ses habits du dimanche et parée des bijoux que lui avait donnés Antioco. Sur son sein, à l’ouverture de la chemise, brillait une large agrafe d’or ; les manches de son corsage écarlate ruisselaient de boutons d’argent, suspendus par des aiguillettes, et ses doigts, à l’exception du pouce et du petit doigt, disparaissaient sous les bagues. Mais, en dépit de ces parures tapageuses, elle avait gardé son air chaste et doux ; son corset, au large ruban bleu, dessinait avec la même candeur sa taille fins et pure, et il n’y avait en elle rien de plus qu’une grande expression de tristesse. Évidemment, elle ne savait pas que nous dussions venir ; car, en apercevant Effisio, un cri étouffé sortit de ses lèvres ; elle devint toute pâle et faillit laisser échapper le plat qu’elle portait.

Plus pâle encore, et sans doute offusqué par les joyaux, Effisio avait détourné les yeux ; je voulus prendre la minestra des mains de Grazia ; ce petit débat lui permit de se remettre. Elle ne parla qu’à moi, et ce fut à peine si Effisio la salua. Mais, d’un mouvement commun, à l’instant de se séparer, par un élan de passion qui me fit frémir, ils jetèrent les yeux l’un sur l’autre et s’étreignirent du regard. Honteuse ou heureuse de sa faiblesse, elle ferma les yeux… ; de Ribas venait à notre rencontre ; je masquai le trouble d’Effisio en me présentant le premier, et notre hôte nous introduisit dans la salle voisine, où le couvert était mis et où se trouvaient rassemblés environ une quinzaine d’hommes, parmi lesquels les deux Tolugheddu.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 10 MAI 1878.

(14)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

VII. — (Suite.)

Le dîner fut presque silencieux. Seules, dona Francesca et Grazia servaient à table. J’observai les convives : jeunes et vieux, tous avaient une figure solennelle et sombre, en accord avec la circonstance. Ce fut seulement après avoir servi le dernier plat, que de Ribas prit la parole :

— Mes parents et amis, vous savez pourquoi je vous ai rassemblés. Nous sommes sous la menace d’un malheur : Antioco Tolugheddu, mon gendre, ayant eu le tort de courtiser une jeune fille qu’il ne voulait pas épouser, Raimonda Nieddu, le cousin, Fedele, a déclaré la vendetta et rôde sur le chemin d’Oliena à Nuoro, les jours où Antioco vient chez nous ou en revient. Un jour ou l’autre, le coup peut avoir lieu. Que faire, à votre avis ?

— Il n’y a pas deux moyens, il me semble, dit aussitôt un homme de soixante ans environ, haut et robuste. Freddare (froidir) Fedele Nieddu avant qu’il ait pu froidir Antioco. Ton gendre n’a-t-il pas pensé à cela ?

Antioco allait répondre ; mais ce fut son père qui prit la parole :

— Si c’était là tout, dit-il, ce ne serait pas difficile ; mais vous savez bien ce que font les juges, à présent ? Ils mettent en prison un honnête homme, parce qu’il s’est défait de son ennemi, tout comme s’il était un criminel, et ils le condamnent même à mort ou à trainer la chaine. En un mot, ça ne revient guère mieux qu’à se laisser tuer. Voilà l’embarras.

— C’est une honte ! une indignité ! s’écria l’assistance en chœur ; et Pietro de Murgia, qui se trouvait là, je ne sais à quel titre, si ce n’est comme ami d’Antioco, dit :

— Ils viennent pour nous donner la paix et le bon ordre, à ce qu’ils disent, et la première chose qu’ils font c’est de nous mettre dans l’impuissance de nous défendre. À quoi nous sert de savoir que notre assassin sera puni, si nous ne pouvons prévenir sa main ? Drôle de façon d’aider les gens que de leur lier les bras !

— Nous ne sommes pas des enfants, dit un autre jeune homme. De quel droit se chargent-ils de venger nos injures, quand nous ne les en prions pas ?

Un petit vieillard prit la parole d’un ton sentencieux :

— Le bon sens veut que chacun fasse ses propres affaires, et c’est une chose singulière et contre nature que d’autres viennent dire : Non pas, c’est nous, nous étrangers, qui les ferons pour vous.

— Est-ce que ce sont eux, les juges, qui sont insultés ? s’écria un jeune homme, impétueusement. Que viennent-ils donc parler de nous venger ? Ce ne sont pas leurs affaires ! À l’insulté de tirer vengeance, et non point à d’autres.

— Ils sont fous !

— Cela renverse toutes les idées !

— Ils se prétendent savants, et un petit enfant dirait qu’ils ne savent pas ce qu’ils font !

Toutes ces exclamations, ces imprécations, et bien d’autres, se croisaient, s’enchevêtraient. Ce fut un brouhaha. Sauf nous deux, Effisio et moi, et un troisième, un homme, dont le costume, raffiné et modernisé, annonçait un riche, et qui, lui aussi, se contentait d’écouter, tout le monde était d’accord.

— Malheureusement, dit Basilio, nous ne pouvons rien aux choses du gouvernement et du tribunal. Alors, comment faire ?

— C’est difficile !

— Il n’y a rien à faire, sinon d’être plus habile que la justice, dit, avec un rusé sourire, Pietro de Murgia.

— Comment ?

— Comment ? Eh ! comme tant d’autres ! Est-ce que la justice a jamais su qui a froidi Mariano Bozzu, trouvé au matin dans la cour de sa maison ? Est-ce qu’elle a jamais su qui avait couché dans la poussière, sur la route de Mamoïada, Antonio Ghiso ? Et Cocco Cubeddu ? Et Raimondo Serra ? Euh !… La justice ne voit rien, et ne sait que ce qu’on lui dit. Or, ici, les gens ne parlent pas.

— Ceux qui ont à venger les leurs parlent.

— Il y en a tant qui n’osent pas ! Nieddu n’a qu’un frère, et il est à l’armée. Raimonda n’a d’autre défenseur que Fedele, et ses autres parents ne s’occupent point d’elle.

— Raimonda est une de ces femmes hardies, qui ont le cœur d’un homme. Elle ne songerait qu’à venger Nieddu, en se vengeant elle-même.

— Bah ! quoi qu’elle fasse, ou ait envie de faire, ce n’est qu’une femme.

— La Nanedda Sinni a bien vengé son honneur toute seule d’un coup de poignard !

— Il est plus facile de se défendre d’un poignard que d’un fusil. Enfin, que Raimonda soit à craindre, je le veux bien ; mais Nieddu l’est plus encore, et c’est Nieddu qu’il faut tout d’abord supprimer, sans que la justice ait rien à y voir.

— Très-bien, Mais comment ?

— Ceci regarde Antioco, dit Pietro de Murgia. Si j’avais un ennemi, je ne demanderais à personne ce qu’il faut faire.

— Si ce n’était que lui ! dit Antioco, se guindant pour faire bonne contenance ; mais voilà, c’est la justice. Je ne me soucie pas d’aller trainer le boulet.

— Alors, achète quelqu’un, dit Murgia.

Les autres se regardèrent et une ombre de mécontentement parcourut leurs visages.

Puxeddu, le grand et robuste vieillard, prit la parole :

— Autrefois, jeunes gens, les choses se passaient plus vigoureusement et plus noblement. Pour celui qui sent l’injure veut se défendre, il n’est pas besoin de conseils. Qu’Antioco re demande à lui-même ce qu’il doit faire. Quant à nous, ses parents, il n’est pas besoin non plus de nous consulter. S’il tombe dans la vendetta qu’il s’est attirée, nous le vengerons jusqu’au dernier, contre tous les parents et alliés de Nieddu, pour son honneur et pour le nôtre. Tout cela est bien simple, et n’avait pas même besoin d’être dit.

— Amis et parents, dit alors l’homme qui n’avait pas encore parlé, pour moi, je vous l’avoue, je verrais avec plaisir disparaitre ces luttes sanglantes, qui désolent les familles et dépeuplent le pays. Il me semble que nous y gagnerions tous. Quand un homme nous a fait tort, nous pouvons l’attaquer en réparation devant la justice, et même s’il s’agit d’honneur…

Mais à cette parole, un murmure s’éleva, qui alla crescendo jusqu’à des exclamations indignées. Puxeddu se redressa de toute la majesté de sa grande taille et de sa vieilles se, et fulminant contre le malheureux orateur, il voulut sortir. On l’apaisa cependant et l’avocat de la civilisation reprit, en s’excusant.

— Vous ne m’avez pas compris. Je n’ai pas dit qu’on dût porter devant les tribunaux certaines affaires délicates, Chacun reste juge… Mais je dis que la vendetta cause de grands malheurs parmi nous ; vous ne pouvez le nier, puisque nous voici réunis, pleins de tristesse et d’inquiétude pour un des nôtres dont la vie est menacée. Voilà un jeune homme de vingt-cinq ans, fils d’une famille riche et considérée, et seul héritier mâle, sur le point de se marier, orgueil et joie d’un vieux père, né pour une vie utile et heureuse, le voilà condamné à tomber au premier jour Fous le fusil d’un bandit, qui s’est avisé d’être jaloux d’une fille trop facile ? Nous, dès lors, nous devrons venger sa mort sur l’assassin, que les parents à leur tour vengeront sur nous, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne de leur côté ou du noire. Eh bien ! mes amis, je le déclare, — et je ne suis pas seul à penser ainsi, vous le savez, — c’est là une coutume lamentable, avec laquelle il est temps de rompre. Dans les pays plus civilisés que le nôtre, en Italie, en France, les choses ne se passent point ainsi ; et cependant on ne saurait dire que ces peuples n’ont point d’honneur. Ne voyez vous pas déjà que beaucoup parmi nous ont accepté sur ce point des idées plus douces, et n’en sont pas pour cela plus méprisés ? Giacomo Todde, presque ruiné par son procès contre les Siotto, a dit : Ils ont pris ma fortune, je ne leur donnerai point ma vie. » Ranuccio Passamar a vu rompre les fiançailles de sa fille : Tant mieux a-t-il dit, je lui on trouverai un plus honnête. » Et c’est ainsi qu’il faut faire. Tant pis pour ceux qui font le mal ! S’il y a moyen de se faire rendre justice légalement, bien ; sinon, qu’on s’estime heureux de connaitre les méchants et d’en être débarrassé. Dans l’affaire qui nous occupe, Antioco n’est pas l’agresseur violent ; mais il a mal agi et doit par conséquent une réparation. Qu’il en fixe le chiffre, et, si l’on veut, moi, je me charge de voir Nieddu et sa cousine, et je m’efforcerai de les amener à un arrangement. C’est là surtout, à mon avis, le rôle de la famille : apaiser les différends et non les envenimer.

Ce discours n’avait pas été écouté sans marques de désapprobation. Puxeddu arpentait la salle à grands pas et deux ou trois jeunes gens témoignaient de leur indignation par des gestes énergiques. Les autres souriaient dédaigneusement ; de ce nombre était de Ribas. Les Tolugheddu seuls étaient favorables, sans enthousiasme toutefois, et j’en compris le motif quand Basilio répondit à son parent qu’il avait dit de bonnes choses, mais que si l’on pouvait s’en tirer sans argent, cela vaudrait mieux. Pour Antioco, il avait été vivement ému du passage qui peignait sa triste situation, et je l’avais vu s’efforcer à grand’peine de retenir ses larmes.

Le Sarde civilisé disait vrai ! à l’heure où nous sommes, ces mœurs antiques et rudes. cèdent sous l’effort des idées nouvelles apportées du continent. Le coin est dans le chêne, au moins à Nuoro, depuis longtemps élevée au rang de capitale de l’Est, et habitée par une colonie nombreuse. Là se trouvent, comme partout, des cœurs moins farouches, ou des courages plus timides, que l’opinion avait forcés jusque-là de se montrer aussi énergiques, aussi implacables qu’elle ; mais qui trouvant jour à une différente manière d’agir, l’adoptent avec joie. Toutefois, Puxeddu et Cie étaient loin d’être ébranlés.

Si c’est pour aboutir à des lâchetés que vous avez formé ce conseil, mon parent, dit-il à de Ribas, il ne fallait pas me déranger. Vous connaissiez d’avance mon avis ; je n’en ai eu qu’un toute ma vie et je l’ai prouvé : tout homme qui est un homme, doit venger ses injures et celles des siens, et répondre à l’attaque par l’attaque. On fera ce qu’on voudra ; moi, je ferai mon devoir.

— Et nous aussi ! crièrent les autres. Bien parlé, Toto Puxeddu ! Nous sommes des gens d’honneur !

— Parents et amis, dit don Antonio, je suis avec vous pour la coutume et pour l’honneur. Mais dans un conseil toutes les opinions doivent être entendues… et respectées. Et vous, Effisio, de même que vous, mon hôte, vous n’avez rien dit ?

Effisio voulut me céder la parole ; mais insistai pour qu’il parlât le premier. Il dit, non sans émotion :

— Un homme consciencieux n’a d’autre conseil à donner que dire ce qu’il a fait, ou ferait lui-même en pareil cas. Voici donc ce que j’ai fait plusieurs fois et ferais encore, si j’avais reçu un outrage, ou si je me trouvais sous le coup des menaces d’un ennemi ; j’irais à lui et lui dirais : « Tu veux ma vie ; moi, j’entends la défendre contre toi. Mais cessons de nous épier et de nous tenir sous le coup d’entreprises perfides, dans une inquiétude continuelle. Mesurons-nous l’un contre l’autre, dans un combat loyal, assistés de nos témoins. C’est l’offensé qui tirera le premier, et quoi qu’il arrive, que l’un ou l’autre soit mort ou blessé, l’affaire sera finie, l’honneur sera satisfait ; il n’y aura pas d’autre vengeance. »

Un nouveau brouhaha suivit cet avis, dont Puxeddu fit âprement la critique :

Et pourquoi s’en remettre au sort, au lieu de s’en prendre à son habileté et à son audace ? Aller s’exposer aux coups de son ennemi, quand on peut s’en débarrasser dans une embuscade ! Quelle sottise !… Voilà les belles choses que nos jeunes gens vont apprendre sur le continent, ajouta-t-il, en jetant un regard de travers sur Effisio.

Antioco était resté silencieux ; d’autres encore blâmèrent l’avis d’Effisio, qui n’eut aucun succès. Mon tour étant venu, je dis que tous les moyens proposés me paraissaient mauvais, parce que je ne voyais en toute contestation qu’un but à poursuivre : rendre justice à celui qui est lésé, mettre le bien à la place du mal, et le bon accord à la place de la lutte ou des querelles. — Et, sans paraître m’apercevoir que le clan Puxeddu haussait les épaules, je poursuivis :

— La vendetta n’atteint pas ce but, puisqu’elle n’est que le meurtre et la haine éternisés ; le duel est encore un hasard, qui donne souvent la victoire au coupable ; enfin, les tribunaux ne sont pas toujours bien éclairés ; ils sont composés d’hommes que nous ne connaissons pas, que nous n’avons pas choisis nous-mêmes et auxquels nous n’avons aucune raison de nous fier, animés le plus souvent de préjugés et de passions qui d’avance les rendent ennemis d’une des parties et favorables à l’autre. Je voudrais donc, à chaque litige qui surviendrait entre deux familles, que celles-ci choisissent, en dehors d’elles, parmi les hommes sages et respectés du pays, des juges bénévoles, à la décision desquels on jurerait d’avance de se soumettre, qui se feraient rendre un compte exact des faits, interrogeraient les parties, et prononceraient sur la réparation qui doit avoir lieu.

De cette manière, le coupable serait blâmé, puni sans rigueur excessive et justice serait faite, sans effusion de sang, avec toute garantie d’impartialité, et d’intelligence des choses ; car vos juges seraient des hommes d’entre vous, investis de votre confiance.

Effisio prit aussitôt la parole pour déclarer qu’il se rangeait pleinement à mon avis ; l’avocat de la civilisation m’approuva. De Ribas fit une petite grimace, comme si la proposition ne lui paraissait ni trop bonne, ni trop mauvaise, et dit seulement que ce ce serait bien difficile à faire, étant si nouveau ! Antioco déclara n’avoir rien à objecter contre cette proposition. Quant à Basilio, il hésitait ; évidemment, il n’avait pas confiance dans mon procédé ; car pour lui, il ne s’agissait toujours que d’une chose gagner la partie sans rien laisser prendre à l’ennemi, ni la vie, ni la bourse. La justice de ces juges élus l’inquiétait.

Il va sans dire que le clan Puxeddu repoussa ma proposition à l’unanimité, avec un enthousiasme toujours plus grand pour la sainte coutume et le point d’honneur. En somme, point de conclusion. C’était aux Tolugheddu à la donner, et nous les regardions dans l’attente.

— Mes chers amis, dit enfin Basilio, nous vous remercions ; nous penserons plus longuement à vos bons avis ; — il nous regarda tous les uns après les autres, en disant cela. — Nous savons combien l’on peut compter sur vous, reprit-il en s’adressant particulièrement au clan Puxeddu. Mais peut-être y a-t-il un autre moyen, que nous n’avons pas trouvé jusqu’à présent. En tout cas, nous nous reverrons bientôt.

— C’est bon ! dit Puxeddu, en se levant d’un air dédaigneux.

Et beaucoup suivaient son exemple, quand de Ribas, allant ouvrir la porte, cria :

— Grazia, quatre bouteilles de Vernaccia[3].

Elle vint, les joues animées d’une rougeur légère et les yeux baissés, et je me dis en la regardant, qu’elle seule n’avait point été convoquée au conseil, elle, la plus intéressée.

— À présent, laisse-nous tout de suite, lui dit brutalement son père, en la voyant s’occuper d’emporter quelques plats.

On but, on trinqua à la santé d’Antioco, et bientôt nous partîmes. Le vieux Basilio restait en conversation avec son riche parent, ami des idées nouvelles et de la justice des tribunaux, et lui disait :

— Les juges !… Eh, je ne suis pas contre eux, moi ! Je dis seulement qu’ils ne font pas tout le bien qu’ils devraient faire, parce qu’ils ont des idées à eux, qu’on ne peut pas leur ôter de la tête. Ainsi, quand je leur dis, moi, Basilio Tolugheddu, un homme connu et considéré, que mon fils est menacé par ce vaurien, et qu’il faut le mettre en prison, croyez-vous qu’ils me répondent : — Il faut des preuves. — Des preuves ! des preuves ! nous verrons… Mais ce n’est pas ça aider comme il faut les pères de famille et les gens de bien. On devrait faire les choses plus simplement, à mon gré.

— Mais, cousin, répondait le civilisé…

Et je n’en entendis pas davantage.

  1. En langue sarde, le tutoiement, est habituel, sauf vis-à-vis des gens âgés ou des supérieurs.
  2. La minestra est un potage au riz ou aux pâtes, avec lard et légumes.
  3. On appelle vernaccia en Sardaigne un vin blanc mousseux.