Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/TALLIEN (Thérésia CABARRUS, Mme), femme du précédent, une des héroïnes de la Révolution française et du Directoire

Administration du grand dictionnaire universel (14, part. 4p. 1422-1423).

TALLIEN (Thérésia CABARRUS, Mme), femme du précédent, une des héroïnes de la Révolution française et du Directoire, née à Saragosse vers 1770, morte au château de Chimay (Belgique) le 15 janvier 1835. Elle était fille du comte de Cabarrus, qui fut depuis ministre des finances en Espagne, sous Ferdinand VII et Joseph Bonaparte. Venue à Paris, avec son père, à l’âge de quatorze ou quinze ans, elle fut aussitôt présentée dans les salons, qui, quelques mois après, allaient se fermer à la voix formidable de Mirabeau. Sa beauté éblouissante, quoique à peine épanouie encore, non moins que la fortune et le crédit de M. Cabarrus, qui avait été ambassadeur d’Espagne à la cour de France, lui firent bientôt une cour nombreuse d’adorateurs. La jeune Espagnole en choisit un parmi eux:c’était un conseiller au parlement de Paris, le marquis Davin de Fontenay. En dépit de sa robe et de son rabat, le marquis était un de ces jeunes fous qui continuaient la scandaleuse existence des épicuriens de la Régence et qui se laissaient glisser sans souci vers l’abîme. Bientôt la fortune qu’avait apportée en mariage la fille du riche financier espagnol fut dissipée. Presque en même temps la Révolution éclata. Le marquis de Fontenay émigra lors des massacres de septembre, et sa femme profita d’un des derniers décrets de l’Assemblée législative pour obtenir son divorce. Elle s’occupait beaucoup plus de galanterie que de politique ; cependant elle adopta avec une certaine ferveur les principes révolutionnaires. « Une légende anglaise, dit Michelet, circulait, qui avait donné à nos Françaises une grande émulation. Mistress Macaulay, l’éminent historien des Stuarts, avait inspiré au vieux ministre Wilson tant d’admiration pour son génie et sa vertu, que dans son église même il avait consacré sa statue de marbre comme déesse de la Liberté. Peu de femmes de lettres alors qui ne rêvent, d’être la Macaulay de France. La déesse inspiratrice se retrouve dans chaque salon. » Dans le salon de la marquise de Fontenay il y en eut une, et ce fut la maîtresse de la maison. Elle ne se borna pas à saluer la Révolution ; dans son enthousiasme, elle voulut, comme Mme Roland, aider à la grande œuvre de rénovation et elle adressa à la Convention une remarquable pétition sur les droits politiques des femmes. Ce morceau d’éloquence débutait ainsi :

« Citoyens représentants, lorsque la morale est plus que jamais à l’ordre du jour de vos grandes délibérations ; lorsque chacune des factions que vous terrassez vous ramène, avec une force nouvelle, à cette vérité si féconde, que la vertu est la vie des républiques et que les bonnes mœurs doivent maintenir ce que les institutions populaires ont créé, n’a-t-on pas raison de croire que votre attention va se porter avec un pressant intérêt vers la portion du genre humain qui exerce une si grande influence ? Malheur, sans doute, aux femmes qui, méconnaissant la belle destination à laquelle elles sont appelées, affecteraient, pour s’affranchir de leurs devoirs, l’absurde ambition de s’approprier ceux des hommes et perdraient ainsi les vertus de leur sexe sans acquérir celles du vôtre ! Mais ne serait-ce pas aussi un malheur si, privées, au nom de la nature, de l’exercice de ces droits politiques d’où naissent et les résolutions fortes et les combinaisons sociales, elles se croyaient fondées à se regarder comme étrangères à ce qui en doit assurer le maintien, et même à ce qui peut en préparer l’existence, etc. »

Malgré ses idées républicaines, Mme de Fontenay quitta Paris lorsqu’elle vit la Terreur s’accentuer et résolut d’aller retrouver son père à Madrid. Elle fut arrêtée à Bordeaux, où Tallien venait d’être envoyé en mission pour faire monter à l’échafaud les derniers débris de la Gironde. Il avait installé un tribunal révolutionnaire, et la guillotine était en permanence. Mme de Fontenay échappa, grâce à sa beauté, au sort inévitable des suspects ; le proconsul n’eut qu’à la voir pour en tomber éperdument amoureux. Elle lui céda, avec répugnance peut-être, mais il y allait de sa vie, et, devenue sa maîtresse, elle prit sur lui un grand ascendant. Le proconsul, jusqu’alors implacable, devint débonnaire, et, dans la seconde partie de sa mission, qui se prolongea jusqu’au milieu de l’année 1794, il parut à son tour suspect de modérantisme. Rappelé à Paris, pour y expliquer cet étrange revirement de conduite, il parvint à recouvrer son crédit et même à être nommé secrétaire, puis président de la Convention, mais il ne put empêcher que Mme de Fontenay, qui l’avait accompagné, ne fût décrétée d’accusation et incarcérée à la Force. Elle allait être livrée au tribunal révolutionnaire, et peut-être à l’échafaud. Robespierre, qui venait de faire tomber la tête de Danton et qui comptait bien faire aussi tomber celle de Tallien, voulait d’abord frapper son ennemi à l’endroit sensible. Mal lui en prit ; car ce fut précisément le danger que courait Mme de Fontenay qui donna à son amant l’audace nécessaire pour porter la main sur l’homme qui dominait alors la Convention, les Jacobins et la commune. Le 7 thermidor, elle fit passer à Tallien ce billet : « L’administrateur de la police sort d’ici ; il est venu m’annoncer que demain je monterai au tribunal, c’est-à-dire sur l’échafaud ; cela ressemble bien peu au rêve que j’ai fait cette nuit : Robespierre n’existait plus et les prisons étaient ouvertes… Mais, grâce à votre insigne lâcheté, il ne se trouvera bientôt plus personne en France capable de réaliser mon rêve. » Tallien lui répondit : « Soyez, madame, aussi prudente que j’aurai de courage et calmez votre tête. »

Mme de Fontenay fut naturellement une des premières délivrées le lendemain du 9 thermidor, et elle devint quelque temps après Mme Tallien (26 décembre 1794).

Mme Tallien fut l’âme de la réaction thermidorienne. Les femmes étaient comme annulées sous le régime républicain. « La détente, dit Michelet, se lâcha le 9 thermidor. Une furieuse bacchanale commença dès le jour même. Dans la promenade qu’on fit faire à Robespierre pour le mener à l’échafaud, le plus horrible, ce fut l’aspect des fenêtres, louées à tout prix. Des figures inconnues, qui depuis longtemps se cachaient, étaient sorties au soleil. Un monde de riches, de filles paradait à ces balcons. À la faveur de cette réaction violente de sensibilité publique, leur fureur osait se montrer. Les femmes surtout offraient un spectacle intolérable. Impudentes, demi-nues, sous prétexte de juillet, la gorge chargée de fleurs, accoudées sur le velours, penchées à mi-corps sur la rue Saint-Honoré, avec les hommes derrière, elles criaient d’une voix aigre : À mort ! à la guillotine ! Elles reprirent ce jour-là hardiment les grandes toilettes, et, le soir, elles soupèrent. Personne ne se contraignit plus. Paris redevint très-gai. Il y eut famine, il est vrai. Dans tout l’Ouest et le Midi, on assassinait librement. Le Palais-Royal regorgeait de joueurs et de filles, et les dames, demi-nues, faisaient honte aux filles publiques, puis ouvrirent ces « bals des victimes, » où la luxure impudente roulait dans l’orgie son faux deuil. » La plus ardente de toutes ces femmes qui, longtemps sevrées de fêtes, se laissaient maintenant aller à tous les entraînements du plaisir, c’était la belle Mme Tallien. On la vit, la première, adopter le costume grec, le costume des hétaïres, se promener au Palais-Royal, comme Laïs ou Phryné dans les jardins de l’Académie, à peine vêtue d’une tunique de gaze qui dessinait sa taille, mettait à découvert sa gorge, ses bras, ses jambes et laissait effrontément voir le reste sous les transparences de l’étoffe.

On l’avait appelée à Bordeaux Notre-Dame de Bon-Secours, lorsqu’elle commençait à modérer les fureurs révolutionnaires de Tallien ; les royalistes l’appelèrent Notre-Dame de Septembre, en souvenir du rôle joué, disait-on, par Tallien lors des massacres ; le nom qui lui est resté et sous lequel un historien fantaisiste, M. Arsène Houssaye, a fait sa biographie (1865, in-8o), est celui de Notre-Dame de Thermidor. Voici comment les journaux parlaient d’elle sous le Directoire :

« Thérésia Cabarrus prétend n’avoir que vingt-trois ans ; ses ennemis lui en prêtent vingt-huit ou vingt-neuf. Quoique je ne sois pas des amis de Thérésia, je serai tenté, pour cette fois, d’être de son avis. C’est une belle femme que cette Thérésia ; et quelle preuve plus sûre que l’obstination de nos dames de la rue Feydeau à dire qu’elle est laide, et que celle de nos plus aimables chouans à la trouver charmante, même depuis le 13 vendémiaire, en dépit de toutes les mauvaises plaisanteries de la haine et de l’envie sur son nez, qui, dans le fait, n’est pas très-beau ? Mais, à cela près de ce vilain nez, sa figure ne mérite que des éloges, et l’on doit admirer la richesse de sa taille et la beauté de son bras, qui n’a d’autre tort que de se faire voir trop souvent. Ici doivent s’arrêter mes pinceaux ; ceux qui voudront en savoir davantage peuvent s’adresser en Allemagne, à M. de Fontenay, ci-devant conseiller au parlement de Paris ; en Suisse, à MM. Lameth ; en Angleterre, à M. d’Aiguillon, et, en France, à M. Félix Lepelletier de Saint-Fargeau, dit Blondinet, frère du panthéonisé. Quant au caractère de Thérésia, il n’est pas tel que bien des gens l’ont cru et le croient encore. Sa coexistence avec Tallien est une monstruosité qui rappelle l’amitié du lion et du chien de la ménagerie. Le principal mobile de sa conduite est une envie démesurée de paraître et de faire parler d’elle ; elle a de la reconnaissance pour ceux qui la louent en public. Si elle osait, elle remercierait également ceux qui, en la dénigrant, lui donnent de la célébrité ; et Duhem n’a peut-être pas de meilleur ami qu’elle depuis qu’à la tribune de la Convention il s’est avisé de l’honorer de ses injures. C’est à cette manie de briller qu’il faut s’en prendre de la médiocrité en tout genre qui est le partage de Mme Tallien. Elle sait tout et ne sait rien. Si vous voulez, elle va vous parler anglais, italien, espagnol ; mais fussiez-vous natif de Londres ou de Naples, je vous défie de rien comprendre à ce baragouin qu’elle appelle langue anglaise, langue italienne. Dans un concert, elle est bonne à tout : elle chante, touche du piano, pince de la harpe, et l’on est tout étonné à la fin de ce qu’une femme, avec tant de talents, ait trouvé le secret d’ennuyer tout le monde. » (Michelet, Révolution française.)

En dépit de toutes ces railleries, l’influence de Mme Tallien reste incontestable. Après avoir fait le 9 thermidor, c’est elle qui pendant quelque temps gouverna la France ; son influence est évidente dans toutes les mesures qui suivirent la réaction ; c’est dans son salon que les thermidoriens se réunissaient pour prendre le mot d’ordre ; un jour elle ne craignit pas de forcer Tallien à imiter Cromwell ; elle lui fit fermer la porte des Jacobins et mettre la clef de ce club dans sa poche.

Au fond, elle exécrait son nouveau mari et ne le subissait qu’avec dégoût. Tant qu’il fut un des puissants du jour et qu’il satisfit cette envie démesurée de paraître, qui était son principal mobile, elle feignit de le supporter ; lorsqu’il déclina, elle l’accabla de tant de mépris qu’il résolut de s’expatrier et demanda à être attaché, comme savant, à l’expédition d’Égypte. Elle n’avait eu qu’un seul enfant avant leur séparation, Rose-Thermidor-Thérésia, devenue comtesse de Narbonne-Pelet ; elle en eut, de 1800 à 1802, trois autres, qui ne furent enregistrés à l’état civil que sous le nom de leur mère ; l’un d’eux fut le docteur Cabarrus, mort en 1870. En 1803, elle obtint des tribunaux un arrêt de divorce et épousa peu de temps après le comte de Caraman, depuis prince de Chimay. Son rôle comme femme à la mode était terminé ; elle n’eut plus qu’un souci, ne plus faire parler d’elle.

En 1829, on annonça, sous le titre de Mémoire de Mme Tallien, une publication qui promettait force scandales et qui n’a point paru. La princesse de Chimay écrivit alors à son fils, le docteur Cabarrus, la lettre suivante :

« Je te remercie du fond du cœur, mon ami, de vouloir empêcher la publication des Mémoires dont je suis menacée. Quand on est assez lâche et assez vil pour spéculer sur le scandale et attaquer une femme, une mère de famille, on n’est accessible à aucun sentiment, à aucune crainte, et il faut que la victime se résigne. Ne crois donc pas, mon ami, que tu puisses obtenir le sacrifice de ce que de pareils êtres appellent une spéculation. Non-seulement je n’ai point écrit de mémoires, mais je n’en écrirai même pas. Je ne voudrais faire à personne le mal que l’on m’a fait, et des lettres, adressées dans un temps qui n’est plus, publiées maintenant, me vengeraient trop cruellement. J’ai vécu jusqu’à ce jour sans avoir fait répandre une larme, sans avoir éprouvé un sentiment de haine ou le désir de me venger. Je veux mourir telle que j’ai vécu. Je méprise les gens qui calomnient pour vivre, et je plains ceux qui s’amusent d’un genre d’ouvrage destiné à porter le désespoir et souvent la désunion dans une famille qui, sans la calomnie, aurait vécu heureuse. Je n’ai point lu FragoLetta et je ne lis des mémoires que lorsqu’on m’assure que les contemporains y sont bien traités. Quant aux mémoires dont on me menace, personne ne croira qu’aimée et estimée dans ce pays-ci, y jouissant d’une position honorable, je veuille troubler la tranquillité de mon intérieur pour faire parler de moi. Je dois à M. de Chimay de me laisser calomnier sans me plaindre, et, quelles que soient les attaques, on n’obtiendra que mon mépris et celui des gens de bien. »

Quelque temps après la mort de la princesse de Chimay, un procès vint encore rappeler son nom et les égarements de la première moitié de sa vie. Les trois enfants qu’elle avait fait inscrire sous le nom de Cabarrus demandèrent la rectification de leur acte de naissance ; leurs frères utérins, les princes de Chimay, s’y opposèrent ; ils ne voulaient pas avoir des Tallien pour parents ; mais le ministère public flétrit avec énergie la conduite de ces hobereaux qui voulaient ainsi accentuer le déshonneur de leur mère. Le tribunal, considérant que Tallien était mort sans désavouer ses enfants, s’appuyant en outre sur le Moniteur, qui constatait qu’il était plusieurs fois venu en Europe pendant l’expédition d’Égypte et que, par conséquent, le rapprochement des époux avait pu avoir lieu, ordonna la rectification. Le docteur Cabarrus continua néanmoins à porter le nom sous lequel il était connu.

Tallien (Mme), Notre-Dame de Thermidor, par M. Arsène Houssaye (1866). Nous empruntons à M. Imbert de Saint-Amand les principaux éléments du compte rendu de cet ouvrage. Il y a peu de destinées aussi pleines de contrastes et de péripéties que celle de Mme Tallien. Fille d’un négociant de Bayonne établi en Espagne, qui devint à Madrid banquier, comte et ministre, mariée trois fois, à un marquis de la cour de France, à un conventionnel, à un grand seigneur belge, elle a traversé les conditions les plus différentes, comme les succès et les fragilités de la femme brillante et adulée, ressenti les angoisses et participé aux égarements d’une société en révolution avant de se réfugier dans le recueillement d’une retraite précoce. Jeune fille, elle charmait les salons parisiens pendant les derniers jours de la royauté ; marquise de Fontenay, on la vit réunir autour d’elle ce que la société française avait de plus élégant ; devenue la maîtresse d’un régicide, elle parlait dans les clubs et apparaissait à Bordeaux comme une sorte de déesse de la Liberté. Après la chute de Robespierre, elle donna le signal de la renaissance des plaisirs et du luxe ; sous le Directoire, elle fut l’idole des merveilleux et des incroyables ; puis, après l’éclat aventureux de la jeunesse, après les jours d’orage, de lutte, de triomphe, une transformation complète s’accomplit en elle, et, sous les traits de Mme la princesse de Chimay, on ne vit plus, au lieu de la citoyenne Tallien, qu’une personne sérieuse qu’inquiétait le souvenir de son éclat passé. Peu de femmes furent aussi célèbres et pourtant il n’est permis de lui accorder dans l’histoire qu’une place secondaire et tout à fait épisodique. Elle n’avait ni assez d’esprit de suite ni assez de gravité dans le caractère pour exercer une véritable influence ; mais on peut observer en elle un des types les plus intéressants d’une époque tourmentée, d’un temps où l’anarchie de la société produisait l’anarchie de la famille. D’autre part, si on ne peut lui refuser le charme irrésistible qui gagne souvent les plus rebelles, la beauté victorieuse qui subjugue jusqu’aux proscripteurs, on ne saurait en faire une figure idéale ni un personnage épique, et ce serait se méprendre étrangement que de lui élever un autel, de débiter en son honneur une sorte de litanies de la Vierge, de la nommer dévotement Notre-Dame de Thermidor, Notre-Dame de Chimay. Tel est cependant l’incroyable langage d’un apologiste malencontreux, qui a voulu faire le récit de cette existence agitée. Nous étions habitués aux hardiesses de M. Arsène Houssaye ; mais celle-là nous a surpris, il faut l’avouer, quand nous l’avons vu essayer, à propos de Mme Tallien, d’enfler jusqu’au lyrisme le son de ses pipeaux enrubannés. Cet admirateur de la beauté plastique, familier avec tous les détours de la carte du Tendre, cet historiographe des grandes dames et de la haute galanterie, qui confond volontiers le boudoir et la chapelle, a entrepris de chanter, en l’honneur de Notre-Dame de Thermidor, un hymne qui est à la fois un madrigal et un cantique. Il a cru avoir saisi du même coup le prétexte d’écrire ce qu’il appelle « son histoire de la Révolution. » On devine ce que devient cette grande œuvre sous la plume de l’auteur des Déesses de comédie et princesses d’opéra. Tantôt ce sont des invocations épiques, des phrases qui courent après la majesté de l’Apocalypse ; tantôt ce sont de jolies choses toutes parfumées d’ambre, des détails de toilette qui, par leur précision, mériteraient de figurer dans un journal de modes. Préoccupé avant tout de passer pour un coloriste, l’auteur de Mlle Cléopâtre veut « une palette ardente pour les images michelangesques du bien et du mal, un pinceau de feu pour tous ces horizons changeants du désespoir et de la terre promise. » En veine de dithyrambe, il essaye de poétiser même les plus sinistres. Il prétend saluer dans Saint-just « un véritable apôtre, beau comme un marbre antique, éloquent comme le tonnerre et comme l’Évangile, pur comme un symbole, marchant le front libre, haut, fier de porter comme un saint sacrement la foi républicaine. » La vérité historique est la moindre des préoccupations de M. A. Houssaye. Quand il ne sait pas, il invente ; lorsqu’il est à court de renseignements, il compose sans se gêner une scène de mélodrame ou de comédie. Citons, à titre d’exemple, l’entrevue de Tallien et de Térésia Cabarrus dans la prison de Bordeaux. C’est un modèle du genre. Si on s’avise de faire observer qu’il n’y avait pas de sténographe pour noter ces dialogues interminables, l’auteur vous répondra que « le roman, la passion du cœur traverse la passion de l’idée et que ces pages romanesques seront plus vraies peut-être que les pages de l’histoire. » C’est une singulière théorie, et M. Arsène Houssaye la pousse jusqu’à ses dernières conséquences. Si de temps en temps il cite des lettres inédites, des informations nouvelles et authentiques, il s’empresse d’y ajouter une foule d’ornements parasites, de broderies et d’arabesques, de paradoxes et de digressions, comme s’il avait à cœur d’enlever aux documents tout cachet de vérité. Donner des dates précises, des détails d’une exactitude scrupuleuse, ne serait-ce pas gâter ce beau langage à la fois mystique et voluptueux dont M. Arsène Houssaye a le monopole ? D’une femme gracieuse, mais qui n’a pas droit à un culte, il veut faire un être providentiel, une envoyée de la justice céleste, une sainte du calendrier républicain ; il brûle une énorme quantité de cierges et de parfums devant l’autel de cette idole. Certes, nous admirons dans Mme Tallien la grâce, la bonté, l’attrait irrésistible ; mais nous ne pouvons accepter une adoration perpétuelle, et le sentiment que nous inspire sa mémoire n’est pas de la dévotion. Devant cette figure, si agréable qu’elle puisse être, nous demandons la permission de ne pas nous agenouiller. À force de coups d’encensoir, ne s’exposerait-on pas à renverser le piédestal de cette jolie statue ? L’auréole ne va pas à la tête de Mme Tallien. Placée sous son jour véritable, l’héroïne du 9 thermidor est encore séduisante, et, pour bien faire comprendre le charme qu’elle exerça sur ses contemporains, il n’était nécessaire ni de lui attribuer une importance historique qu’elle n’a pas, ni de la transformer en déesse, elle qui fut essentiellement femme. On sent trop que M. A. Houssaye a écrit son livre en réfutation de ce mot injuste d’un homme du peuple sur Mme Tallien : « Voilà Notre-Dame de Septembre ! » Mais il a mal compris son héroïne ; Auber, le célèbre auteur de la Muette, l’a bien mieux définie en disant : « Quand elle entrait dans un salon, elle faisait le jour et la nuit, le jour pour elle, la nuit pour les autres. »