Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Septembre 1870 (RÉVOLUTION DU 4)

Administration du grand dictionnaire universel (14, part. 2p. 569-570).

Septembre 1870 (RÉVOLUTION DU 4). Nous n’avons à résumer ici que l’événement final qui a déterminé l’effondrement de l’Empire. Ce régime funeste, après dix-huit ans de despotisme, venait de précipiter la France aux abîmes ; l’invasion submergeait nos provinces de l’est, et les destinées de la nation, la vie du peuple, toujours à la merci des rois, se jouaient en des tueries qui marqueront dans ce siècle et resteront l’horreur et l’effroi de l’avenir.

En présence de ces terribles réalités, qui comprimaient le cœur des patriotes, l’histoire de la veille semblait déjà une chose morte, et les événements politiques émouvants dont les années précédentes étaient remplies n’apparaissaient plus, pour ainsi dire, que comme des épisodes lointains appartenant à un drame terminé, sans liaison avec ce qui allait suivre. L’esprit public, douloureusement ému, était absorbé par de plus puissantes préoccupations.

Mais la haine de l’Empire n’avait fait que s’accroître en proportion des malheurs publics, dont il était le seul auteur.

Dans les dernières années, on avait vu se continuer avec un redoublement d’énergie le duel de la République contre ce régime détesté. C’était là le fait capital, l’action maîtresse qui occupait continuellement le devant de la scène. À côté de cette lutte, qui tenait la France en suspens, tous les autres épisodes ne paraissaient qu’accessoires et secondaires. Quand l’existence même de la dynastie était en question, quelle importance historique, en effet, pouvaient conserver et les prorogations multipliées du Corps législatif, dont la servilité a fait l’étonnement de l’Europe, et la formation de petites coteries parlementaires, aussitôt dissoutes qu’ébauchées, et les grimaces de libéralisme au moyen desquelles les réacteurs les plus déterminés comptaient escamoter le grand mouvement démocratique qui s’était accentué depuis les élections générales de 1869, enfin tant d’autres petite incidents dont le souvenir était déjà presque complètement évanoui ?

Après une domination si longue et si absolue, Napoléon III, vieilli, inquiet, voyant s’éteindre successivement autour de lui tous les complices de son guet-apens du 2 décembre, se sentant menacé par une opposition qui devenait de jour en jour plus formidable et voulant cependant assurer la couronne sur la tête de son fils, était en quête d’expédients nouveaux pour retenir sous sa main la France, qui lui échappait.

Le système autoritaire était usé sous sa forme brutale et sincèrement tyrannique ; on entreprit de lui redonner le ressort qu’il avait perdu en le masquant sous l’étiquette menteuse de la liberté ; on annonça avec éclat des réformes libérales ; un triste transfuge du parti républicain, M. Émile Ollivier, dès longtemps rallié, crut trouver Un rôle pour son ambition en s’offrant pour abuser la nation par cette comédie gouvernementale, qui n’était pas plus prise au sérieux par ceux qui la subissaient que par ceux qui la donnaient.

La France, en effet, la France éclairée et démocratique, regardait avec une curiosité ironique cette parade de l’Empire libéral et ne croyait nullement à sa durée ni à sa sincérité. On savait bien que Bonaparte ne se considérerait jamais comme lié par le prétendu régime constitutionnel qu’il feignait d’accepter comme couronnement de l’édifice. On ne voyait que trop clairement qu’il restait le maître de tout changer au gré de son caprice, au moyen d’un sénatus-consulte facile à obtenir d’un sénat qui ne croyait jamais pousser la servilité assez loin. Tous les pouvoirs publics, d’ailleurs, recrutés parmi tout ce que la nation comptait d’ambitieux sans scrupule et de cupides intrigants, offraient un point d’appui assuré et des instruments tout prêts pour les besognes les plus arbitraires et les plus violentes.

Le chef de l’État s’était follement jeté dans cette guerre lorsqu’il devait savoir mieux que personne que nous n’étions pas en état de soutenir la lutte, grâce à l’ineptie et aux dilapidations de son gouvernement (qui revendait clandestinement et à vil prix les armes neuves de nos arsenaux) ; il s’y était jeté sans espoir de succès, mais pour échapper aux embarras intérieurs, pour puiser dans les dangers publics des prétextes au rétablissement du régime autoritaire et à des proscriptions nouvelles, dont les listes étaient dressées, à moins que ce ne fût pour se venger à l’avance de sa chute infaillible et prochaine en entraînant avec lui la France dans l’abîme.

Pour comble d’infatuation autoritaire, il s’était attribué le commandement supérieur de l’armée, et l’on ne sait que trop comment il l’exerça.

Dans la journée du 5 août, Paris, surexcité par les émotions du patriotisme, avait été mystifié par une fausse dépêche annonçant une prétendue victoire de Mac-Mahon. Il y eut à cette nouvelle une explosion de joie, une ivresse qui se changea bientôt en stupeur au premier bruit de la défaite de Wissembourg, puis en colère quand on sut que l’armée française avait été vaincue à Frœschwiller et à Forbach.

Quelques troubles eurent lieu ; mais Paris, dont l’instinct est presque toujours si sûr, n’osa tenter alors le renversement de l’Empire, ce qui nous eût épargné sans doute le désastre de Sedan.

D’ailleurs, on n’avait pas encore une idée complète et de l’immense désarroi qui régnait dans nos armées, et de l’incurie de l’intendance, et de l’incapacité de bon nombre de nos officiers supérieurs ; et l’on pensait que la destitution du maréchal Lebœuf et la retraite de l’empereur, en tant que généralissime, suffiraient à changer la face des choses.

L’impératrice régente et son conseil des ministres multipliaient les avis et les proclamations, en même temps que les mesures de sûreté (état de siège, menaces aux journaux, etc.) ; mais, sous cette agitation fébrile, on sentait la désorganisation et l’affolement.

Le Corps législatif fut convoqué pour le 9 août. La veille, les députés de la gauche avaient demandé au ministre de l’intérieur l’armement de tous les citoyens ; la presse démocratique, dans un manifeste énergique et concis, réclamait en outre la nomination d’un comité de défense composé d’abord des députés de Paris.

Le jour de l’ouverture de cette session extraordinaire, une foule immense entourait le palais Bourbon, réclamant l’armement de la population et la formation d’un ministère capable de faire face aux événements. Beaucoup pensaient que l’heure était venue de jeter à terre ce gouvernement funeste ; mais, malgré l’émotion publique, la majorité hésitait encore à tenter l’effort suprême.

Dans cette séance du 9, Jules Favre demanda que l’empereur quittât le commandement et proposa, en outre, l’armement des citoyens et la nomination d’un comité exécutif chargé de la défense et nommé par le Corps législatif.

Cette proposition fut repoussée ; mais l’Assemblée vota un ordre du jour hostile, qui renversa le ministère Ollivier. Cette majorité, si longtemps servile, commençait à se réveiller en présence des périls publics. Une quinzaine de députés de cette fraction avaient même signé une proposition qui n’était pas plus constitutionnelle que celle de Jules Favre et qui demandait, qui exigeait presque que le général Trochu fût chargé de former un cabinet.

Mais le nouveau ministère fut composé par l’impératrice de bonapartistes ardents, évidemment plus préoccupés du maintien de la dynastie que du salut de la patrie : le général Cousin-Montauban, comte de Palikao, Mague, Grandperret, Jérôme David, Clément Duvernois, etc.

Toutefois, on jugea utile de donner une satisfaction, plus apparente que réelle, à l’opinion publique ; on annonça la démission du maréchal Lebœuf, à qui on attribuait en partie nos revers, et la nomination de Bazaine comme commandant en chef de l’année, en remplacement de l’empereur, qui n’en continua pas moins à exercer un pouvoir réel.

Cependant, de tous côtés on demandait des fusils pour l’armement de la garde nationale et des volontaires. Mais le gouvernement restait sourd à ces appels, justifiant le mot du vieux Raspail : « Il a plus peur de la garde nationale que des Prussiens. »

Pendant ces jours d’angoisses, le rôle du ministère se borna à tromper l’émotion publique par des nouvelles fausses ou altérées. En réalité, les revers se multipliaient pour nous, et les armées allemandes continuaient à s’avancer sur notre territoire.

L’espèce de gouvernement qui restait à Paris continuait à entraver l’armement des citoyens et à repousser toutes les mesures énergiques de défense. Cependant l’opinion avait arraché la nomination de Trochu au poste de gouverneur de Paris (16 août). Ce général avait alors une popularité qu’il devait à un ouvrage publié par lui trois ans auparavant, et dans lequel il signalait l’affaiblissement de nos institutions militaires en en indiquant les causes. Sa nomination fut d’autant mieux accueillie qu’il fit des déclarations libérales de nature à rassurer la population parisienne, qui redoutait toujours, et avec quelque raison, un coup d’État in extremis. On savait qu’il n’était pas un séide de l’Empire ; il avait la réputation d’un bon stratégiste, et l’on crut avoir trouvé un homme. Il montra d’abord, en effet, quelque activité pour mettre Paris en état de défense, car il devenait d’heure en heure plus évident que la partie suprême se jouerait sous les murs de Paris.

L’idée générale était qu’on ramenât l’armée de Châlons vers la capitale ; pourvu d’une armée volante, Paris eut été couvert, eût pu se défendre, et peut-être cette manœuvre si simple et si naturelle eût été le salut.

Mais un mauvais génie semblait présider aux destinées de la France. Malgré les efforts de Rouher, qui, pour la première fois peut-être, donna à son maître un conseil utile au pays, l’impératrice et son gouvernement s’opposèrent obstinément à ce que l’armée revînt. Préoccupés surtout de l’intérêt dynastique, beaucoup plus que de la défense nationale, ils ne voulaient pas que l’empereur reparût sous le poids accablant de tant de désastres, comptant follement, tout en se plaçant dans les plus mauvaises conditions, sur quelque victoire remportée au loin pour redonner un peu de prestige à ce triste souverain si funeste à son pays.

La catastrophe de Sedan fut surtout l’œuvre de l’impératrice, qui agit impérieusement sur l’esprit de l’empereur pour le pousser à jeter l’armée de Châlons dans les Ardennes, quand il était visible que la défense de la capitale n’était possible qu’avec une armée de secours campant et manœuvrant autour de ses murs.

On trouvera ailleurs le récit de ces lamentables événements (v. Sedan), et nous devons nous borner ici à ce qui fait l’objet spécial de cet article.

Paris, comme nous l’avons dit, était, depuis le commencement de la guerre, en proie à toutes les angoisses du patriotisme alarmé ; il voyait de mieux en mieux chaque jour à quels chefs incapables et pusillanimes était livrée la nation ; mais, préoccupé surtout des dangers publics, il n’avait fait aucune tentative pour renverser ce gouvernement détesté.

Cependant, le 14 août, le vieux Blanqui, accouru de Belgique, avait essayé de précipiter le mouvement par un coup de main hardi. À la tête d’une poignée d’hommes résolus, il tenta de s’emparer des armes renfermées dans la caserne des pompiers du boulevard de la Villette. L’affaire échoua, comme il arrive le plus souvent pour tous les coups de surprise. Le peuple ne se laissa pas entraîner ; l’insurrection ébauchée ne fit pas une recrue ; le sentiment général était la stupéfaction, même la méfiance, car on voyait partout des agents prussiens, et la police exploitait ces soupçons avec autant de perfidie que d’habileté. En outre, on ignorait absolument qui était le chef de cette audacieuse entreprise.

Quelle que fût l’imprudence de cette tentative, il n’en est pas moins déplorable que l’Empire n’ait pas été renversé alors et même huit jours plus tôt, lors du désastre de Reischoffen. On eût peut-être évité les grandes catastrophes. Mais le peuple n’était pas prêt et tous les yeux étaient en ce moment tournés vers la frontière.

La nouvelle de l’immense désastre de Sedan ne fut connue à Paris que dans la journée du 3 septembre ; le gouvernement la dissimula jusqu’à la dernière heure, et quand il se résigna à l’annoncer au Corps législatif et au pays, ce fut encore avec des atténuations. Mais la population était fatiguée des mensonges officiels ; elle pressentit, elle connut bientôt toute l’étendue de nos malheurs, la lâche capitulation de l’empereur, l’armée prisonnière, nos armes et approvisionnements livrés à l’ennemi, les Prussiens sur la route de Paris, sans qu’aucun obstacle pût leur être opposé. L’explosion prévue, inévitable et nécessaire allait enfin éclater ; la nation, perdue par le gouvernement personnel et par l’incapacité de ses chefs, allait reprendre possession d’elle-même et tenter un suprême effort pour sauver son indépendance ou tout au moins son honneur. Elle devait sa décadence au despotisme ; il était naturel qu’elle cherchât à se relever par la liberté.

Au milieu de l’émotion publique, le Corps législatif fut convoqué pour une séance de nuit. Le ministre de la guerre, Palikao, compléta les vagues nouvelles qu’il avait données dans la journée. Le résumé de sa communication était que l’armée, refoulée dans Sedan, avait capitulé et que l’empereur avait été fait prisonnier. Cette manière de présenter les choses, imitée par les ministres dans leur proclamation, était un scandale de plus, un mensonge destiné à faire retomber sur cette héroïque armée la responsabilité qui appartenait tout entière à l’empereur,

Jules Favre déposa aussitôt une proposition de déchéance signée par 28 députés, ainsi que la nomination par la Chambre d’une commission de gouvernement.

Pas un ministre ne protesta, et tous les membres de la majorité courbèrent silencieusement la tête. Une seule voix s’éleva pour contester au Corps législatif le droit de prononcer la déchéance de la dynastie, celle de l’ex-ministre Pinard.

La séance fut aussitôt levée : elle avait duré vingt minutes. Un député de la droite, M. Dréolle, dit en quittant la Chambre : « Demain, plus d’Empire ou un coup d’État ! »

Jusqu’au dernier moment, les hommes de la faction comptaient donc sur un coup de force et ils le croyaient possible, car il y avait encore à Paris plus de 40,000 hommes prêts à marcher.

Au dehors, la foule immense qui entourait le Corps législatif et qui remplissait les rues, les places et les boulevards était en proie à une fermentation qu’aucune plume ne saurait peindre. Le mot de déchéance était dans toutes les bouches, celui de république acclamé avec enthousiasme par la majorité. Toutefois, le sentiment dominant était la nécessité de l’union de tous les citoyens pour sauver la patrie. Mais on réclamait des mesures énergiques et on les eût acceptées même de cette Chambre méprisée et de ce gouvernement odieux. Personne ne dormit, dans cette nuit tragique ; le tableau de nos désastres pesait sur le cœur de tous comme un sinistre cauchemar.

Le dimanche 4 septembre, le soleil se leva radieux, comme si la nature, insensible à nos deuils, eût voulu néanmoins sourire à la révolution pacifique qui allait s’accomplir.

Paris se leva morne et désolé après une cruelle insomnie ; dès le matin, la population entière inondait les places et les rues, l’émotion était à son paroxysme ; cependant l’idée d’engager une lutte peut-être sanglante pour hâter de quelques heures la chute désormais certaine de ce gouvernement, qui semblait déjà ne plus exister, n’était pas ce qui prédominait dans les esprits. On était préoccupé surtout des périls de la patrie et des moyens de les conjurer, et le peuple, les gardes nationaux, les gardes mobiles échappés du camp de Saint-Maur, presque tous sans armes et qui remplissaient la place de la Concorde et les quais, songeaient bien moins à combattre qu’à se serrer autour du pouvoir nouveau qui ne pouvait manquer de surgir.

Le ministère et le préfet de police Pietri avaient enveloppé le Corps législatif de troupes, de sergents de ville, de gardes de Paris, de nuées de chefs de service, d’inspecteurs et d’agents. Mais malgré les dispositions qu’il avait prises et qu’il croyait sans doute formidables, Pietri n’en était pas moins à trois heures et demie sur la route de Belgique, laissant la préfecture de police déserte et tout son personnel sans direction.

Il n’y avait pas d’ailleurs de combat possible ; l’Empire s’effondrait de lui-même, il n’y avait pas à le renverser.

Les cris de : Vive la France ! la déchéance ! vive la République ! retentissaient dans tout Paris, et en beaucoup d’endroits la troupe s’y associait. Vers onze heures du matin, le ministère-apprenait par un télégramme que la garnison de Lyon fraternisait avec le peuple et que la deuxième ville de France avait proclamé la république.

Indépendamment des projets de la gauche de faire nommer une commission de gouvernement par l’Assemblée, il en existait d’autres. M. Buffet et ses amis du tiers parti (orléanistes pour la plupart) s’épuisaient en efforts désespérés pour que l’impératrice, de son propre mouvement, remît ses pouvoirs au Corps législatif, qui nommerait une commission de gouvernement ; car chacun sentait bien que la régence ne pouvait plus être à la hauteur de la situation. D’un autre côté, la droite gouvernementale, les bonapartistes violents, les Cassagnac, les Jérôme David et autres ne voyaient de salut que dans une dictature exercée par le général de Palikao au nom de l’impératrice et dans des mesures de force, des proscriptions. C’était l’expédient obligé de cette odieuse faction. En pleine séance, Granier de Cassagnac menaçait du conseil de guerre tous les signataires de la proposition de Jules Favre ; et comme nous l’avons dit, on savait bien dès longtemps que l’Empire ne reculerait pas pour se maintenir devant les moyens de violence et de sang qui avaient servi à le fonder.

Dès l’ouverture de la séance du 4, qui devait être la dernière, le ministre Palikao déposa un projet de loi portant nomination par le Corps législatif d’un conseil de gouvernement et de défense nationale composé de cinq membres ; les ministres seraient nommés sous le contre-seing de cette commission, dont Palikao serait le « lieutenant général ». Cette belle combinaison portait cette mention : « Fait au palais des Tuileries, » et cette signature : Eugénie.

Cette proposition est froidement accueillie. Jules Favre demande le priorité pour la proposition de déchéance qu’il a déposée au nom de la gauche. M. Thiers, tout en déclarant ses préférences pour cette dernière, en dépose une autre qui lui paraissait de nature à rallier toutes les opinions :

« Vu les circonstances, la Chambre nomme une commission de gouvernement et de défense nationale.

« Une constituante sera convoquée dès que les circonstances le permettront. »

L’Assemblée vota en bloc l’urgence sur toutes les propositions et se retira dans ses bureaux pour les examiner ou plutôt pour se dérober à ses incertitudes. Toutefois, par cette conduite, elle semblait admettre implicitement que l’Empire avait cessé d’exister. À cette heure, personne ne se levait plus pour le défendre.

Au dehors, sur la place de la Concorde et autour du palais, comme dans tout Paris, la foule, impatiente d’une solution, n’avait plus dès lors qu’un cri : « La déchéance ! vive la République ! » Plusieurs bataillons de la garde nationale, de cette garde si bien épurée cependant par l’Empire, viennent résolument se ranger en bataille sur le quai, devant le Corps législatif, escortés par une foule immense. Les troupes, les gardes municipaux, les sergents de ville, noyés dans cette marée humaine et voyant bien qu’ils n’ont pas devant eux une simple émeute, mais le peuple entier et toutes les classes du peuple, n’opposent aucune résistance, cèdent la place et se retirent tambour battant. Toute la population, civile ou militaire, fraternisait dans un même sentiment d’indignation contre l’Empire et d’angoisse pour les dangers de la patrie.

La proposition Palikao, bientôt connue dans la foule, augmenta l’indignation. Cette régence déguisée, avec des pouvoirs plus étendus, puisqu’elle se fortifiait d’une sorte de dictature militaire, cette persistance de l’Empire à vouloir se perpétuer dans la personne d’un de ses serviteurs les plus compromis excitèrent une méfiance bien légitime ; les dernières hésitations s’évanouirent ; les gardes nationaux et la foule franchirent les grilles du palais Bourbon, inondant les cours et les jardins, sans aucune résistance de la pari des troupes restées dans l’intérieur. Soldats et citoyens étaient agités des mêmes sentiments et les chefs virent bien qu’il n’y avait pas de combat possible.

Des groupes de gardes nationaux et de citoyens sans armes pénétraient successivement dans la salle des séances, malgré les supplications de Gambetta et de Crémieux, qui voulaient que l’Assemblée prononçât la déchéance en toute liberté. Mais il n’était plus possible alors de dériver le torrent. Le juste mépris qu’on avait pour cette Chambre, qui avait contribué par sa servilité aux malheurs du pays, la méfiance légitime des citoyens, qui redoutaient les manœuvres de la dernière heure, ne laissaient plus dans les esprits d’autre idée que celle de précipiter la solution attendue et indiquée.

À trois heures, la salle, les tribunes, les couloirs étaient complètement envahis et les députés qui reprenaient un à un séance étaient accueillis par les cris formidables de : « Vive la République ! la déchéance ! » qui retentissaient avec unanimité dans tout Paris.

Ce qu’il y eut de remarquable dans ce mouvement, c’est que les seuls députés de la gauche luttaient contre l’invasion. Les gens de la majorité, les bonapartistes baissaient la tête en silence ou se réfugiaient dans les bureaux.

Il fallait cependant en finir. Gambetta monte à la tribune, et d’une voix de tonnerre :

« Citoyens, attendu que la patrie est en danger ;

« Attendu que tout le temps nécessaire a été donné à la représentation nationale pour prononcer la déchéance ;

« Attendu que nous sommes et que nous constituons le pouvoir régulier issu du suffrage universel libre ;

« Nous déclarons que Louis-Napoléon Bonaparte et sa dynastie ont à jamais cessé de régner sur la France. »

Un tonnerre d’applaudissements accueille cette déclaration. Jules Favre est porté à la tribune à côté de Gambetta. Les cris unanimes étaient : Pas de guerre civile ! vive la France ! vive la République ! un gouvernement provisoire !

« Oui, citoyens, vive la République, dit Gambetta ; allons la proclamer à l’Hôtel de ville. »

Et il part avec Jules Favre, suivi d’un certain nombre de citoyens. Mais beaucoup restent dans la salle, craignant que les députes ne reviennent pour restaurer l’Empire.

Le Corps législatif reste occupé jusqu’à la nuit. À cette heure, Glais-Bizoin vient annoncer que le nouveau gouvernement a prononcé la dissolution de la Chambre, obtient l’évacuation, fait mettre les scellés sur les portes et emporte les clefs.

Après l’orage, un certain nombre de membres de la majorité se réunirent cependant chez le président, comme pour protester contre l’événement. Ils finirent par voter la proposition Thiers, qui n’était en définitive quvune proclamation de déchéance. Ils s’associaient dans une large mesure à la révolution.

« Jamais révolution, d’ailleurs, ne s’était accomplie si aisément et à moins de frais, dit M. Thiers dans sa déposition d’enquête. L’Empire avait attiré de tels malheurs sur le pays, que personne n’avait pitié de sa chute et n’avait la pensée d’y résister. Ses amis eux-mêmes assistaient à ce singulier spectacle sans essayer d’y porter remède... Pourquoi ne se défendaient-ils pas alors ? pourquoi aucun effort de leur part pour résister à cette révolution opérée sans aucune difficulté ? Par une bonne raison : c’est qu’ils n’auraient pas trouvé quelqu’un, eux compris, qui songeât à les sauver. De violence, il n’y en avait aucune, etc. »

L’Empire, en effet, tombait sous la haine et le mépris public et sans que personne se levât pour le défendre. De tous ces bonapartistes si arrogants quelques années plus tard, pas un seul n’essaya de soutenir l’établissement fondé dans la boue et le sang du 2 décembre, pas un seul ne se mit en avant et n’eut la pensée de se dévouer et de risquer sa vie pour son principe et pour son parti ; tous ou presque tous n’eurent d’autre préoccupation que de se dérober aux périls de la défense, de s’enfuir à l’étranger pour y vivre en paix du fruit de leurs rapines. On n’a jamais vu pareille déroute. Louis XVI avait été défendu par ses hordes étrangères et ses derniers partisans ; Charles X avait été défendu, et avec une énergie terrible ; Louis-Philippe l’avait été moins, mais il y avait eu résistance ; la République de 1848 s’était défendue elle-même ; l’Empire seul, et cela est bien remarquable, a été renversé sans une résistance et sans un coup de fusil. Quoi de plus caractéristique, et que penser d’un régime qui ne trouve pas un seul défenseur, même parmi ceux qu’il a gorgés de richesses ?

Pendant que le peuple proclamait la république au Corps législatif et dans tout Paris, une scène assez grotesque se passait au Sénat. Les membres de ce corps avili délibéraient sans trop savoir à quel parti s’arrêter, quand le président Rouher, qui n’avait plus sa jactance habituelle et qui ne cherchait qu’un moyen d’évasion, finit par conclure : « Si une force tumultueuse était à nos portes, ce serait un devoir impérieux de l’attendre délibérément ; mais aucune force ne nous menace, nous pouvons attendre longtemps sans être saisis d’un projet de loi, et nous n’avons actuellement aucun sujet de délibération. »

Baioche vint à la rescousse pour sonner la retruite : « Qu’avons-nous à faire ? Si nous pouvions espérer qu’elles se dirigeraient sur nous, ces forces révolutionnaires qui ont pénétré dans l’enceinte du Corps législatif, je persisterais à penser que chacun de nous doit rester sur son fauteuil... Peut-être, au contraire, pourrions-nous mieux au dehors rendre service au pays et à la dynastie... En nous séparant, nous cédons à la force et non à l’intimidation, et notre but est de défendre par nos moyens personnels l’ordre et la dynastie. »

L’idée de défendre au dehors l’ordre et la dynastie, chacun avec ses moyens personnels, eut un succès décisif, et finalement chacun de ces Romains tira de son côté pour porter secours à la dynastie, soit en filant lestement à l’étranger, soit en allant s’ensevelir dans quelque retraite ignorée.

D’ailleurs, Barocha avait raison ; aucune « force révolutionnaire ■ ne fit au Sénat l’honneur de le menacer. (Je corps était tellement méprisé, qu’on l’avait complètement oublié.

Le soir seulement, vers dix heures, le nouveau gouvernement ayant reçu l’avis invraisemblable que le Sénat voulait tenir une séance de nuit, Floquet, adjoint au maire de Paris, fut délégué pour mettre les scellés sur les portes de la salle. Le grand référendaire et le général de Montf’ort, entourés d’escadrons de gendarmerie, déclarèrent sérieusement à cet homme seul qu’ils cédaient à la force, et tout fut dit ; le Sénat avait vécu.

L’évacuation des Tuileries eut lieu sans plus de résistance et avec la même facilité. En voyant le mouvement prendre les proportins formidables d’une révolution, l’impératrice, sentant bien qu’elle ne serait pas défendue, chargea le précepteur du prince impérial, M. Filon, d’envoyer à Maubeuge la fameuse dépêche, qui coïncidait si singulièrement avec le nom de celui qui l’expédiait : « Filons sur Belgique. Signe : Filon. » Puis après quelques récriminations contre la France, qui avait payé ses prodigalités et ses folies, cette étrangère, accompagnée de deux étrangers, le chevalier Nigra, ministre d’Italie, et le prince de Metternich, ambassadeur d’Autriche, quitte les Tuileries, monte clans un tiuore avec sa lectrice, Mme Lebreton, sur la place Saint-Germain-l’Auxerrois, et se réfugia chez son dentiste. Elle ne courait aucun danger, bien qu’on sût qu’elle était une des causes principales de la guerre ; le gouvernement de la Défense aurait au besoin protégé son départ ; elle avait à Paris des parents et des amis, mais elle préféra recourir à des moyens romanesques, et ce fut encore dans la mémo compagnie qu’elle gagna Deauville, puis Brighton et Hastings, où elle se réunit à son fils. Ce fut encore le dentiste qui fut chargé de trouver une résidence déliuitive et qui arrêta son choix sur Carobdeu-House, à Chiselhurst. V. Histoire du second Empire^ par Taxile Delord.

Pendant ce temps, le gouvernement nouveau s’installait paisiblement à l’Hôtel de ville, sans aucune résistance de la part des troupes qui gardaient le palais. L’inévitable

SEPT

dénoûment était si universellement accepté, que, lorsque Gambetta entra dans le cabinet du préfet de la Seine, le secrétaire général, M. Alfred Blanche, lui dit simplement : • Je vous attendais. >

Le peuple força les portes de la prison de Sainte-Pélagie, délivra Rochefort, qui était alors détenu, et l’amena en triomphe à l’Hôtel de ville, où il se réunit à ses collègues.

La question délicate avait été celle de la formation d’un gouvernement provisoire. Il s’agissait d’éviter des compétitions, des candidatures qui pouvaient effrayer, celles de Delescluze, de Félix Pyat, de Blafiqui, etc.

Ledru-Rollin, prévoyant ce danger, avait donné le conseil de ne nommer que des députés élus par Paris, qu’ils eussent d’ailleurs opté pour la capitale ou pour une autre localité.

Cette idée fut adoptée, puis ratifiée par l’acclamation populaire, et le gouvernement se trouva composé ainsi qu’il suit : Emmanuel Arago, Crémieux, Jules Favre, Jules 1 Ferry, Gambetta, Garnier-Pagès, Glais-Bi| zoin, Pelletait, Picard, Rochefort, Jules Simon. Il prit le beau titre de gouvernement de la Défense nationale et forma son ministère de J. Favre aux affaires étrangères, Gambetta à l’intérieur, général Lefiô à la guerre, amiral Fourichon à la marine, Crémieux à la justice, Picard aux finances, J. Simon à l’instruction publique, Dorian aux travaux publics, Magnin a l’agriculture et au commerce.

Le général Trochu gardait sa situation avec pleins pouvoirs pour la défense de Paris ; de plus, il était appelé à la présidence du gouvernement.

Étienne Arago était nommé maire de Paris, avec Floquet et Brisson pour adjoints, Kératry préfet de police.

La proclamation de la république causa une joie universelle, un espoir immense, et la garnison de Paris, mêlée à la population, s’associait aux élans patriotiques des citoyens.

Les premiers actes du gouvernement furent la dissolution du Corps législatif, l’abolition du Sénat, la liberté accordée à la fabrication et à la vente des armes, l’amnistie pour toutes les condamnations politiques, etc.

Avec la république, lu révolution du 4 septembre entra dans une phase nouvelle, la défense à outrance, et cela sans armée, car la dernière, celle de Bazaine, était bloquée ; tout était à recréer, les hommes, les ressources, les moyens d’action. Mais l’enthousiasme du peuple était si grand, qu’on se croyait assuré de triompher de toutes les difficultés. Tous les hommes s’enrôlaient dans la garde nationale et s’exerçaient hâtivement au maniement des armes. Il n’y avait encore uucune division sérieuse ; toutes les classes étaient unies et confondues dans un même sentiment, l’amour de la patrie et l’énergique résolution de la sauver.

Cependant le flot de l’invasion s’avançait toujours, et, le 15 septembre, les premiers uhlans parurent entre Creteil et Neuilly-sur-Marne. Paris allait être investi. Le gouvernement se scinda alors en deux ; il délégua à Tours deux de ses membres, Glais-Bizoïn et Crémieux, que leur âge ne rendait guère propres à porterie poids d’une aussi redoutable situation. M. Clément Laurier les accompagnait, représentant, comme directeur du personnel, le ministère de l’intérieur. Paris les vit partir sans confiance ; lu province les accueillit avec déférence, mais sans ardeur. Dans cette délégation de Tours, l’amiral Fourichon était chargé de la direction militaire.

On trouvera les détails de cette guerre tragique qui se poursuivait en province pendant le siège de Paris à l’article guerre ob 1870. En ce qui concerne les événements dont la capitale fut le théâtre et tous les faits militaires, ils sont développés atec l’ampleur qui convient à un aussi grand sujet dans notre article Paris et dans la série des sièges des Paris, g 6, siège de Paris par les armées allemandes (1870-1871), tome XII, page 264 et suiv.

Nous devions nous borner ici à l’esquisse de la révolution du 4 septembre, éviter avec soin le double emploi et tes répétitions.

Cependant il nous reste à dire un mot sur les hommes qui avaient accepté en un moment aussi terrible le fardeau écrasant des affaires. Ils étaient alors soutenus par l’enthousiasme de la population, attaques seulement par une minorité ardente qui les accusait de manquer de vigueur et de décision, mais eu réalité tuut-puissanis et disposant d’une force immense. II faut reconnaître que, maigre leur bouue volonté, ils ont été tout à fait au-dessous de leur tâche, comme nous le constatons dansmoue récit du siège.

La province était bien plus encore livrée au désarroi et à l’inaction, grâce à l’administration sénile de la délégation de Tours. Le gouvernement de Paris, sans connaître exactement la situation, mais semant bien la fauta qu’il avait commise, résolut d adjoindre a cette délégation un élément plus viril, et, le 7 octobre, Gambetta monta sur le ballon l’Armand-Barbès, avec un homme d’une haute valeur qui était son aller ego, M. Eug. Spuller. il avait pour mission d’aller organiser la défense en province (v. Gambetta). Il était temps qu’un homme vigoureux, énergique et passionné comme le jeune tribun vint donner a la résistance nationale une impulsion dont elle manquait k peu près complètement. Mais c’est dès l’origine qu’on aurait du lui donner

SEPT

cette mission. Par le rôle glorieux qu’il a joué, par ce qu’il a pu faire, réduit pour ainsi dire à lui seul, on peut juger ce dont il eût été capable un mois auparavant, dans cette crise suprême ou les minutes étaient des siècles.

Après la capitulation de Paris, Gambetta, indomptable dans son énergie, croyait lai itte encore possible ; mais, écrasé par la rapidité foudroyante des événements, combattu par ses collègues de la Défense nationale, qui avaient envoyé à Bordeaux J. Simon pour le contrecarrer, jugeant d’ailleurs que dans l’état où était la France toute résistance devenait impossible, il donna sa démission.

Les élections du 8 février, accomplies sous le canon prussien, produisirent l’Assemblée que l’on a vue à 1 oeuvre. Elle se réunit à Bordeaux le 13, animée du plus haineux esprit de réaction, décidée à tous les sacrifices et à toutes les concessions pour obtenir la paix.

Le gouvernement de la Défense déposa ses pouvoirs et, le 17, l’Assemblée nomma M. Thiers chef du pouvoir exécutif. La majorité comptait sur lui pour préparer le rétablissement de la monarchie. Un gouvernement nouveau était fondé, et d’une espèce •nouvelle : le provisoire indéfini.

Nous résumons ailleurs les événements de cette période (v. Thiers), qui prit fin lors de la révolution parlementaire du 24 mai 1873, date du renversement de Thiers et de la nomination de Mac-Mahon à la présidence de la République. V. septennat.