Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/SOUZA-BOTELHO (Adélaïde-Marie-Émilie FILLEUL, comtesse DE FLAHAUT, puis marquise DE), femme auteur française

Administration du grand dictionnaire universel (14, part. 3p. 969).

SOUZA-BOTELHO (Adélaïde-Marie-Émilie Filleul, comtesse de Flahaut, puis marquise DE), femme auteur française, née à Paris le 14 mai 1761, morte dans la même ville en 1836. Toute jeune encore, elle perdit ses parents et fut mise dans un couvent, où elle passa les premières années de sa jeunesse. À dix-huit ans, elle sortit de cette retraite pour épouser le comte de Flahaut, qui avait cinquante-sept ans, plus de trois fois son âge, et alla avec son mari, qui avait une charge près de Louis XVI, habiter le Louvre. En 1785, Mme de Flahaut eut un fils, qu’elle emmena avec elle à l’étranger au commencement de la Révolution. Après avoir voyagé en Allemagne, elle se trouvait en Angleterre lorsqu’elle apprit que son mari venait de périr sur l’échafaud (1793). Comme les biens de son mari avaient été confisqués, elle se trouva à Londres dans un état de gêne extrême. Ce fut alors qu’elle essaya de se procurer des ressources en écrivant et qu’elle fit paraître son premier roman, Adèle de Senanges (Londres, 1794, in-8o), œuvre délicate, charmante, empreinte d’une grande fraîcheur de jeunesse, qui eut un vif succès. Après le 9 thermidor, elle voulut rentrer en France, quitta Londres et se rendit en Suisse, en attendant que les formalités nécessaires pour qu’elle pût revenir en toute sécurité à Paris fussent remplies. Ce fut pendant son voyage en Suisse qu’elle fit la connaissance du jeune prince qui devait être Louis-Philippe. Le Mémorial de Gouverneur Morris (tome Ier, pages 449-458), qui l’avait connue à Paris en 1789, nous la montre l’amie du futur roi, sa conseillère, remplissant presque auprès de lui le rôle d’une tutrice écoutée et influente. Avec lui, elle parcourut la Suisse jusqu’à Brunswick, puis elle alla le rejoindre à Hambourg. Dans cette dernière ville, Mme de Flahaut fit la connaissance d’une autre personne qui devait tenir une grande place dans sa vie, celle de M. de Souza, qu’elle devait épouser plus tard. De retour à Paris, Mme de Flahaut entra en relations intimes avec Mmes Tallien, Beauharnais, etc., et se vit très-recherchée pour l’agrément et le charme de son esprit, pour ses manières gracieuses et distinguées. Elle continua à publier des romans, qui ne furent pas accueillis avec moins de faveur que le premier et qui la mirent en évidence. En 1802, elle retrouva dans le salon de Talleyrand, avec qui elle s’était liée, M. de Souza, qui venait d’être nommé ministre plénipotentiaire de Portugal à Paris. Le goût qu’ils avaient l’un et l’autre pour les lettres les amena à s’unir, et cette union fut des plus heureuses. Elle eut alors complètement pied à la cour du premier consul, puis à celle de Bonaparte devenu empereur. « Un jour, dit Sainte-Beuve, au retour d’un voyage à Berlin, Mme de Souza arrivait à Saint-Cloud pour voir l’impératrice Joséphine. L’empereur était sur le perron, impatient de partir pour la chasse ; les fougueux équipages, au bas des degrés, trépignaient. La vue d’une femme le contraria, dans l’idée sans doute que ce serait une cause de retard pour l’impératrice, qu’il attendait. Il s’avança, le front assez sombre, vers Mme de Souza et, la reconnaissant, il lui demanda brusquement : « Ah ! vous venez de Berlin ? Eh bien ! y aime-t-on la France ? » Elle vit l’humeur au front du sphinx redoutable. Si je réponds oui, pensa-t-elle, il dira : « C’est une sotte ; » si je réponds non, il y verra de l’insolence… « Oui, sire, répondit-elle, on y aime la France…, comme les vieilles femmes aiment les jeunes. » La figure de l’empereur s’éclaira : « Oh ! c’est très-bien, c’est très-bien ! » s’écria-t-il deux fois, et comme la félicitant d’être si heureusement sortie du piège. Quant à Mme de Souza, elle aimait à citer cet exemple pour preuve que l’habitude du monde, comme celle de laisser naître ses pensées, les fait toujours venir à propos. » Lorsque, en 1811, son fils, M. de Flahaut, eut un enfant naturel de la reine Hortense, ce fut elle qui se chargea de l’élever sous le nom de comte de Morny (v. Morny), et l’on raconte qu’elle perdit au jeu les 200,000 francs que la reine Hortense avait donnés à son fils adultérin et inavoué. Sous la Restauration, elle eut le chagrin de voir son fils, M. de Flahaut, exilé, et de perdre M. de Souza (1825). Depuis ce moment, elle demeura complètement dans la retraite, se bornant à vivre, dit Casimir Bonjour, au milieu d’un petit nombre d’esprits distingués qu’elle charmait par de spirituelles causeries. « Ceux qui ont connu Mme de Souza, dit Sainte-Beuve, ont trouvé en elle cette convenance suprême qu’elle a si bien peinte, jamais de ces paroles inutiles et qui s’essayent au hasard, comme on le fait trop aujourd’hui ; un tour d’expression net et défini, un arrangement de pensées ingénieux et simple, du trait sans prétention, des mots que, malgré soi, l’on emporte, quelque chose enfin de ce qu’a eu de distinctif le XVIIIe siècle depuis Fontenelle jusqu’à l’abbé Morellet, mais avec un coin de sentiment particulier aux femmes. Moraliste des replis du cœur, elle croit peu au grand progrès d’aujourd’hui ; elle serait sévère sur beaucoup de nos jeunes travers bruyants, si son indulgence aimable pouvait être sévère. L’auteur d’Eugène de Rothelin goûte peu, on le conçoit, les temps d’agitation et de disputes violentes. Un ami qui l’interrogeait, en 1814, sur l’état réel de la France, jugée autrement que par les journaux, reçut cette réponse, que l’état de la France ressemblait à un livre ouvert par le milieu, que les ultras y lisaient de droite à gauche, au rebours, pour tâcher de remonter au commencement ; que les libéraux couraient de gauche à droite, se hâtant vers la fin, mais que personne ne lisait à la page où l’on était. » Dans ses romans, elle a peint avec beaucoup de finesse les salons élégants du XVIIIe siècle. Ses conceptions sont simples et naturelles. Elle n’émeut pas par la mise en scène de passions orageuses, mais elle intéresse au plus haut point par le piquant et la délicatesse des détails. « Ses jolis romans, dit M.-J. Chénier, n’offrent pas, il est vrai, le développement des grandes passions ; on n’y doit pas chercher non plus l’étude approfondie des travers de l’espèce humaine ; on est sûr au moins d’y trouver partout des tableaux très-fins de la société, des tableaux vrais et bien terminés, un style orné avec mesure, la correction d’un bon livre et l’aisance d’une conversation fleurie…, l’esprit qui ne dit rien de vulgaire et le goût qui ne dit rien de trop. » Outre Adèle de Senanges, on lui doit : Émilie et Alphonse ou le Danger de se livrer à ses premières impressions (Paris, 1799, 3 vol. in-12),xviite où l’on trouve des caractères bien tracés et des scènes intéressantes ; Charles et Marie (1802, in-12), étude de mœurs anglaises ; Eugène de Rothelin (1808, 2 vol. in-12), son chef-d’œuvre, peinture idéalisée, mais charmante, des mœurs de l’aristocratie du XVIIIe siècle ; Eugénie et Mathilde ou Mémoires de la famille du comte de Revel (1811, 3 vol. in-12), tableau plein d’observation et de vérité sur les phases et les vicissitudes de l’émigration ; Mlle de Tournon (1820, 2 vol. in-12) ; la Comtesse de Fargy (1822, 4 vol. in-12), où l’on trouve de très-fines peintures du grand monde ; la Duchesse de Guise ou Intérieur d’une famille illustre dans le temps de la Ligue (1831, in-8o), drame en trois actes. Ses Œuvres complètes ont été réunies en 1822 (6 vol. in-8o). Il en a été donné un choix dans la Bibliothèque Charpentier (1840, in-12), avec une notice par Sainte-Beuve. Ces Œuvres choisies comprennent Adèle de Senanges, Charles et Marie et Eugène de Rothelin.