Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/SHAKSPEARE (William)

Administration du grand dictionnaire universel (14, part. 2p. 657-661).

SHAKSPEARE (William), illustre poète dramatique anglais, né à Stratford-sur-Avon (comté de Warwick) le 23 avril 1564, mort dans la même ville le 23 avril 1616. Ce n’est peut-être que pour faire concorder exactement le jour de sa mort avec celui de sa naissance qu’on l’a fait naître le 23 avril ; Shakspeare a été baptisé le 26 avril 1564 et, par conséquent, il a pu naître aussi bien la veille de ce jour que l’avant-veille. Les controverses concernant sa vie et ses œuvres commencent même à son nom, qui s’est écrit non-seulement Shakspeare, mais Shakspere, Shakespeare, Shakespere, Shakespeare, Shaxper et même Chacsper. Dans son acte de baptême, il est inscrit sous le nom de Gulielmus, filius Johannis Shakspere ; les éditions de ses poésies, imprimées de son vivant, ainsi que la première édition de son théâtre, portent Shakespeare, mais lui-même signait d’ordinaire Shakspere.

Les consciencieuses recherches opérées par François-Victor Hugo pour la notice dont il a fait précéder sa belle traduction française de Shakspeare ont mis à néant toutes les fables qui jusqu’à présent avaient défrayé les biographies du grand poète. Ainsi, d’après la plupart des anciens auteurs, Shakspeare était le fils d’un ancien boucher, ou d’un tanneur, ou d’un marchand de laine ; dans sa jeunesse, il égorgeait les veaux en grande pompe, cherchant à rappeler les anciens rites de l’immolation des victimes ; c’est à peine s’il reçut quelques bribes d’instruction ; livré au vagabondage, poursuivi comme braconnier et menacé d’être pendu, il s’enfuit à Londres sans ressource, fut réduit à garder les chevaux à la porte des théâtres pour gagner son pain, puis se fit acteur, commença par arranger de vieilles pièces du répertoire, sentit alors son génie s’éveiller, en composa de nouvelles qui eurent un grand succès, mais n’en mourut pas moins dans la misère, comme tous les poètes. Il ne reste rien de tout cela. John Shakspeare, son père, était un des propriétaires les plus aisés de Stratford ; des actes authentiques établissent qu’il y possédait quatre petits domaines, dont deux lui venaient de sa femme, Mary Arden, et qu’il en tenait un cinquième à ferme. Il fut élu alderman en 1665, un an après la naissance de William, bailli, c’est-à-dire premier magistrat de la ville, en 1668, et reçut, étant en charge, des lettres de noblesse. Comme il faisait lui-même valoir ses terres, il n’est pas étonnant qu’il ait abattu ses bestiaux, coupé ses bois, vendu ses laines ou même préparé ses peaux avant de les vendre ; la division du travail n’existait pas à cette époque et ces opérations constituaient l’exploitation des biens ruraux. C’est ce qui explique comment on a fait de Shakspeare le fils d’un boucher, d’un tanneur, d’un marchand de bois ou d’un marchand de laine ; son père, en effet, était tout cela à la fois. Il n’y a non plus aucune raison de croire que son éducation fut absolument négligée, en dehors même de ses œuvres qui montrent en lui un des esprits les plus cultivés de son temps. Stratford possédait une école, dotée spécialement par Henri VI et par Édouard VI, où l’on enseignait le grec et le latin ; le fils du bailli a dû certainement en profiter. Plus tard, à Londres, il apprit le français, l’italien et l’espagnol.

Quelle que fût la fortune de son père, soit que celui-ci eût subi quelques revers, soit qu’il eût des charges de famille trop lourdes, car il eut neuf autres enfants, dont cinq au moins atteignirent l’âge adulte ; soit que le poète eût peu de goût pour l’agriculture, il est certain que, vers l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, il chercha à gagner sa vie. Malone, un de ses anciens biographes, dit qu’il se fit maître d’école, puis clerc de procureur. À dix-huit ans, il se maria avec la fille d’un propriétaire de Shottery, hameau voisin de Stratford, nommée Anne Hattraway et plus âgée que lui d’environ huit ans. Il en eut une fille, Suzanne, née cinq mois après la célébration du mariage, le 26 mai 1583, et, l’année suivante, deux jumeaux, un fils et une fille ; la fille seule, nommée Judith, survécut. Ce mariage ne fut peut-être pas très-heureux ; une imprécation que Shakspeare place dans la bouche d’un personnage de sa Douzième nuit, à l’adresse des hommes qui sont assez sots pour épouser une femme plus vieille qu’eux, montre qu’il n’avait pas gardé de la sienne un souvenir favorable. Quoi qu’il en soit, en 1585 il s’enfuit de Stratford, laissant là femme et enfants, gagna Londres et s’attacha à la fortune d’une troupe d’acteurs qui exploitait le théâtre de Blackfriars. Dans cette troupe étaient au moins trois de ses compatriotes : James Burbadge, Thomas Greene et Nicholas Tooley, ce qui probablement décida son choix. Qu’il ait été réduit à garder les chevaux à la porte avant d’entrer dans la troupe en qualité d’acteur et d’auteur, c’est assez invraisemblable. D’ailleurs, trois ans après, il était propriétaire d’une partie du théâtre, et, quoiqu’on ne sache pas précisément ce qu’il a fait durant ces trois années, il est supposable qu’il acquit cette part de propriété en rendant à la troupe de signalés services, soit comme acteur, soit surtout en retouchant les vieilles pièces du répertoire auxquelles son génie inventif parvenait à donner une vogue nouvelle. De ce nombre sont quelques-unes des meilleures pièces de Shakspeare, que l’on considère généralement comme lui appartenant en propre, puisqu’on les range dans son théâtre authentique : les trois parties de Henri VI, la Méchante apprivoisée, les Méprises, Roméo et Juliette, et qui ne sont que des remaniements de pièces jouées antérieurement au théâtre de Blackfriars. À plus forte raison en est-il de même des tragédies recueillies dans son théâtre apocryphe, qui ne laisse pas d’être considérable : Périclès, Titus Andronicus, Sir John Oldcastle, Une tragédie dans le Yorkshire, Locrine, Lord Thomas Cromwell, The Merry devil of Edmonton, The Accusation of Paris, The Birth of Merlin, Edward the third, The fair Emma Mucedorus, Arden of Feversham, les Deux nobles parents, le Prodigue de Londres, la Puritaine. Toutes ont été publiées du vivant de Shakspeare et portent son nom ou ses initiales, mais il n’est donné que comme l’éditeur et le correcteur, ainsi qu’on peut le voir dans le titre complet de Locrine : la Lamentable tragédie de Locrine, le fils aîné du roi Brutus, racontant les guerres des Bretons et des Huns, avec la déconfiture de ceux-ci ; la victoire des Bretons avec leurs aventures et la mort d’Albanach, non moins agréable que profitable, nouvellement éditée, révisée et corrigés par W. S. Ces compositions informes, que traversent des éclairs de génie, dus probablement à Shakspeare, trahissent l’état d’enfance du théâtre anglais à l’apparition du grand poète et le goût des émotions fortes auquel il fut obligé de satisfaire pour contenter son public. Les sanglantes horreurs que les critiques français du XVIIIe siècle réprouvaient même dans les drames de sa maturité, dans ses chefs-d’œuvre, ne sont que des enfantillages auprès de celles qui s’étalent dans Titus Andronicus : ce ne sont durant cinq actes que têtes et mains coupées, langues arrachées, yeux crevés, fils poignardé par son père, enfants mis en pâté et donnés en repas à leur mère, le tout couronné par le massacre général de ce qui avait échappé aux boucheries partielles. Suivant certains critiques, cette monstrueuse composition était l’effort primitif et nécessaire d’un génie qui se cherchait, l’ébauche indispensable des chefs-d’œuvre accomplis plus tard. Un Allemand, Ulrici, dit en propres termes que Titus est l’aberration inévitable d’un esprit sublime et, suivant lui, les commentateurs anglais ont montré l’étroitesse de leurs vues en éliminant du théâtre de Shakspeare une œuvre qui en est « l’assise naturelle. »

De ces pièces apocryphes, une au moins, la Tragédie dans le Yorkshire, n’est pas un remaniement ; elle met en scène un événement contemporain, et sa date (1605) montre que Shakspeare était alors dans toute sa maturité, qu’on n’a pas affaire à une ébauche de jeunesse. Si la plupart des éditeurs l’ont rejetée, c’est que la hâte avec laquelle elle fut écrite, répétée et représentée indique suffisamment que Shakspeare, qui pourtant permit qu’on l’imprimât sous son nom, dut se faire beaucoup aider. On a classé, au contraire, dans son théâtre des drames qu’il ne fit qu’arranger, comme Henri VI, les Méprises, la Méchante apprivoisée, parce qu’il a réellement transformé les vieux canevas dont il s’est servi et que, s’il fallait lui enlever toutes celles pour lesquelles il a fait à d’autres des emprunts considérables, on lui enlèverait les plus beaux fleurons de sa couronne : Roméo et Juliette, Macbeth, le Roi Lear, etc. Malone a prouvé, les vieux originaux en main, que pour les trois parties de Henri VI, la part propre de Shakspeare était d’environ un tiers ; mais si ce tiers a donné de la liaison et de la logique à des scènes qui n’en avaient pas, l’œuvre appartient au moins autant à Shakspeare qu’à ses devanciers. « Shakspeare, dit Emerson, empruntait de tout côté et se servait habilement de tout ce qu’il trouvait. La somme de ses emprunts peut se déduire des laborieux calculs de Malone sur les parties Ire, IIe et IIIe de Henri VI. Shakspeare savait que la tradition fournit des fables supérieures à celles de l’invention. S’il y perdait le mérite de la conception, du dessin, il augmentait par contre ses ressources, et à cette époque l’originalité n’était pas réclamée aussi vivement et aussi impérieusement que de nos jours. Un grand poète qui surgit en des temps illettrés absorbe dans sa sphère toute la lumière environnante ; il a pour mission de présenter au peuple tout joyau de l’intelligence, toute fleur de sentiment et il en arrive à estimer sa mémoire à l’égal de son imagination. »

La plus grande incertitude règne sur la date des premières productions de Shakspeare. On ne croit pas qu’il ait rien écrit avant 1587, date probable de la trilogie de Henri VI ; Titus Andronicus fut représenté en 1588 ou 1589 ; les Méprises, la Méchante apprivoisée, Périclès, drame imparfait, mais qui révèle déjà de hautes qualités, les Gentilshommes de Vérone et Peines d’Amour perdues, pièces romanesques imitées des romans de chevalerie, mais dont le fond et les principaux développements appartiennent bien à Shakspeare, suivirent de près ces premiers essais et remplissent, avec la plupart des pièces rangées dans son théâtre apocryphe, la période de 1589 à 1593, date de Roméo et Juliette. Il faut rapporter à ce même laps de temps, sinon à une période antérieure, deux poëmes, Vénus et Adonis et Lucrèce, imprimés l’un en 1593 et l’autre en 1594, et qui sont évidemment des œuvres de jeunesse ; tous deux sont dédiés à Henri Wriothesley, comte de Southampton, jeune et brillant seigneur, grand ami du poète, aimant passionnément le théâtre et pour qui Shakspeare paraît avoir éprouvé une vive affection. C’est aussi probablement pour lui et à la même époque que Shakspeare composa la plupart des sonnets recueillis et imprimés seulement en 1609 sous le titre de Shakespeare’s Sonnets, avec une dédicace énigmatique, qui a fortement intrigué les érudits. Ces sonnets ont de l’importance au point de vue biographique ; Shakspeare n’était encore un peu renommé que comme acteur, au moment où il les écrivait, et on le voit s’y plaindre avec amertume de l’inégalité de condition dont il souffre vis-à-vis de son ami, du métier réputé infâme qu’il est obligé de faire pour vivre et qui expose un homme tel que lui aux risées de la foule. Des cent cinquante-quatre sonnets qui composent le recueil, les cent vingt-six premiers sont adressés à lord Southampton ; les vingt-huit autres ont été composés en l’honneur d’une femme mariée, qui était la maîtresse de Shakspeare et qui ne fut pas plus fidèle à son amant qu’à son mari ; car le poète passe son temps à lui reprocher sa mauvaise conduite. Le poète manifeste dans toutes ses compositions un caractère doux et tendre, un cœur aimant, doué de la plus grande sensibilité ; il montre aussi qu’il menait une vie peu régulière, dont par moments il éprouvait des remords et que, s’il avait laissé femme et enfants à Stratford, c’était moins par incompatibilité d’humeur avec sa femme que par amour de la vie indépendante et pour se donner du bon temps. Des allusions qui fourmillent dans ses sonnets et des anecdotes racontées par ses contemporains, on peut inférer que Shakspeare gaspilla sa jeunesse et une bonne partie de son âge mûr dans les plaisirs faciles, les amours de passage ; que tout lui était bon, courtisanes, filles d’auberge ou grandes dames quand il prenait envie à quelqu’une de celles-ci de se passer le caprice d’un acteur. Tooley, un des camarades de Shakspeare cité par un avocat de Londres qui recueillait, comme Bachaumont et Gui Patin chez nous, les bruits de la ville, raconte à ce propos l’anecdote suivante : « Un jour que je me trouvais sur la scène du théâtre du Globe, après la représentation de Richard III, un émissaire, l’un de ces drôles qui abondent parmi nous, s’approcha de Burbadge qui venait de remplir le principal rôle de la tragédie. Il s’agissait d’un rendez-vous. Shakspeare, caché derrière une tapisserie, ne perdit pas un mot de l’entretien. Une jeune femme de la cité, dont le mari était absent s’était éprise d’une passion violente pour l’acteur favori du peuple anglais. Si Burbadge consentait à se rendre, le soir même, vers neuf heures, au logis de la dame, il trouverait un accès facile en prononçant les mots : Richard III. Avant neuf heures, Shakspeare s’achemina sournoisement au rendez-vous, frappa et prononça à demi-voix le mot de passe ; la porte s’ouvrit ; l’obscurité dont la pudeur mourante s’était environnée favorisa la conquête ou plutôt le vol fait au camarade, et déjà le crime était pardonné quand le véritable Richard III heurta à la porte. Shakspeare alla ouvrir : « Qui êtes-vous ? demanda-t-il. — Richard III. — La place est prise ! — Je suis Richard III, cria Burbadge. — Eh bien ! moi, dit Shakspeare, je suis Guillaume le Conquérant ! »

Cette anecdote, puisqu’il y est question de Richard III, se rapporte à la période où le poète, en pleine possession de son génie, sans avoir encore la profondeur qui devait marquer ses dernières conceptions, se livrait à toute la verve de la jeunesse et donnait successivement au théâtre : Tout est bien qui finit bien et le Songe d’une nuit d’été, délicieuse fantaisie où les scènes se succèdent comme les changements à vue d’un rêve ; le Marchand de Venise, mélange de comédie et de drame ; Roméo et Juliette, le chef-d’œuvre du drame romantique ; et, complétant d’une façon magistrale la série historique ébauchée dans ses premières pièces, faisait représenter Richard III (1595), Richard II (1596) ; les deux parties de Henri IV (1597) ; le Roi Jean (1598) ; Henri V (1599) ; les Joyeuses commères de Windsor (1599). Ces dates ne sont qu’approximatives ; la seule chose certaine, c’est que ces pièces se succédèrent à peu près dans l’ordre ci-dessus, de 1593 à 1600. Shakspeare écrivait sur des feuilles volantes. Chaque drame, composé pour les besoins de la troupe, était, selon toute apparence, appris et répété sur l’original même, qu’on ne prenait pas le temps de copier. De là, pour lui comme pour Molière, le dépècement et la perte des manuscrits. Peu ou point de registres dans ces théâtres presque forains, aucune coïncidence entre la représentation et l’impression, quelquefois même pas d’impression ; tout cela lait comprendre pourquoi il est resté tant d’obscurité sur les époques précises où Shakspeare composa et fit représenter ses drames. Il avait un si mince souci de ce que devenaient ses pièces une fois jouées, que celles qui furent imprimées de son vivant le furent probablement sans son aveu et certainement sans qu’il ait revu les feuilles, qui fourmillent de fautes grossières et de passages inintelligibles.

Durant cette période, de 1593 à 1600, sa fortune et celle de la troupe qu’il approvisionnait de chefs-d’œuvre, s’étaient considérablement augmentées. En 1595, la troupe quitta le vieux théâtre de Blackfriars et fit construire une salle spacieuse, assez richement décorée, qui s’appela le théâtre du Globe et servit aux représentations d’été, la vieille salle étant réservée aux représentations d’hiver. Shakspeare, propriétaire d’une partie des deux salles, figure le cinquième sur une requête adressée en 1596 à la municipalité et qui porte les signatures de huit sociétaires. Ses bénéfices étaient assez considérables, car, en 1597, il retourna à Stratford, acheta la plus belle maison de la ville et y établit son père, sa mère, sa femme et ses deux filles. Le fils qu’il avait eu en 1584, l’un des deux jumeaux, était mort l’année précédente, laissant pour toute trace cette ligne du registre mortuaire de la paroisse de Stratford : 1596, August. 17. Hamnet, filius William Shakspeare. De trois frères qui restaient encore au poète, Gilbert, Richard et Edmond, les deux derniers faisaient valoir les domaines du père et se trouvaient dans une belle situation de fortune ; le troisième, Gilbert, s’était engagé comme acteur dans la troupe de Blackfriars et devait succéder à son frère dans sa part d’exploitation théâtrale ; il mourut en 1607. Shakspeare commençait donc à pouvoir jouir librement de sa renommée littéraire qui grandissait et de l’aisance qu’il s’était acquise. Cependant, c’est l’époque où l’on remarque dans ses pièces une amertume sarcastique et une mélancolie que jusqu’alors on n’avait aperçues que par éclairs ; ses drames ont une teinte plus sombre, ils se compliquent et se creusent, et, au lieu des types jeunes et frais de l’amour heureux, de l’adolescence insouciante et prodigue, ils présentent les masques effrayants de la folie, du crime, de la jalousie, de la vengeance : Hamlet, Lear, Macbeth, Othello. Sa comédie n’a plus d’éclats de rire, comme lorsqu’il créait l’énorme Falstaff dans Henri IV et dans les Joyeuses commères de Windsor ; elle repose sur la misanthropie haineuse, comme dans Timon d’Athènes ; sur la malignité cruelle d’un bâtard, comme dans Beaucoup de bruit pour rien, et, en général, sur les travers les plus violents de l’humanité. « Il semble, dit Hallam, qu’il y eut une période de la vie de Shakspeare où son cœur était mal à l’aise et mécontent du monde ou de sa propre conscience. Le souvenir d’heures mal employées, peut-être l’angoisse d’une affection mal placée ou non payée de retour, l’expérience des pires côtés de la nature humaine, expérience que donnent particulièrement les rapports avec des compagnons mal choisis, ces choses tombant dans les profondeurs d’un grand esprit semblent l’avoir inspiré non-seulement dans la conception de Lear et de Timon, mais aussi dans ce caractère de censeur de l’espèce humaine qui paraît d’abord dans Jacques, de Comme il vous plaira, et se poursuit dans quelques autres de ses comédies. »

Les pièces qui appartiennent à cette période sont aussi celles où Shakspeare a donné toute la mesure de son génie ; ce sont, par ordre de date : Comme il vous plaira (1600) ; Beaucoup de bruit pour rien (1601) ; la Douzième nuit (1602) ; Hamlet (1603) ; Othello (1603) ; Mesure pour mesure (1604) ; Macbeth (1605) ; le Roi Lear (1606) ; Timon d’Athènes (1606) ; Jules César (1607) ; Antoine et Cléopâtre (1608) ; Troïlus et Cressida (1608) ; Cymbeline (1609) ; Coriolan (1610) ; le Conte d’hiver (1611) ; la Tempête (1611) ; Henri VIII (1613). On jouait cette pièce le 29 juin 1613 lorsque le théâtre du Globe prit feu et fut consumé dans la nuit. Ce désastre mit fin à la carrière dramatique de Shakspeare, qui se retira à Stratford jouir en paix de sa gloire et de sa fortune. Il avait assez fait pour se reposer enfin.

Avant Shakspeare, l’Angleterre possédait déjà des poètes dramatiques ; Marlowe, George Peele, John Lilly, Thomas Kyd, etc., l’avaient précédé sur la scène et produit des œuvres remarquables. Mais son génie supérieur les éclipsa tous, prédécesseurs et contemporains. Comme tous les grands maîtres de la poésie, il sait peindre avec la même vérité et la même énergie tous les sentiments et toutes les passions. Tour à tour simple, terrible, gracieux, pathétique, burlesque, mélancolique, profond, railleur, passionné, il exprime tout sans contrainte et sans effort, avec la puissante liberté du génie. Nul n’a porté plus loin l’éloquence et l’émotion dans la peinture des passions tragiques. Il a créé des figures qui vivront éternellement ; ses personnages, depuis le pervers et hideux Richard III jusqu’au grotesque Falstaff, depuis le poétique Roméo jusqu’au rêveur et fantastique Hamlet, sont des êtres réels qui saisissent l’imagination et dont l’empreinte ne s’efface plus. Génie rude et parfois sauvage, il trouve cependant la plus suave délicatesse dans l’expression des caractères de femmes : Ophelia, Catherine d’Aragon, Cordelia, Juliette, Desdémone, Miranda ont une grâce et une pureté que l’on n’attendrait pas de la licence de son siècle et de la rudesse de ce mâle génie. Les critiques placés à un point de vue exclusif ont pu lui reprocher de violer souvent la vérité locale et historique, de n’accepter aucune règle et de donner à ses tableaux l’énergie brutale des époques antérieures ou la préciosité alambiquée de son temps ; mais nul ne conteste sa verve, son originalité, sa puissance créatrice, sa connaissance du cœur humain, la grandeur imposante de ses conceptions et la vigueur avec laquelle il sait faire mouvoir les grands ressorts tragiques, l’effroi, l’horreur et la pitié.

Contrairement aux assertions des anciens biographes, qui veulent que Shakspeare, comme tous les poètes, soit mort dans la misère, l’auteur de tant de chefs-d’œuvre s’était considérablement enrichi par son exploitation théâtrale. En 1608, le lord maire et les aldermen ayant voulu faire démolir le Globe, qui gênait l’édilité, l’association fut sur le point d’être rompue et Shakespeare établit qu’ayant acheté les parts de trois sociétaires il était propriétaire de la moitié de l’immeuble ; l’indemnité qu’il réclamait montait à environ 170,000 francs de notre monnaie. L’expropriation n’eut pas lieu et le compte ne fut pas réglé, mais cet incident jette quelque jour sur la prospérité de ses finances. Le Journal du révérend John Ward, curé de Stratford, en 1648, mentionne ce détail que, lorsque Shakspeare se retira dans sa ville natale, son revenu annuel était de 1,000 liv. st., revenu énorme si l’on songe que l’argent avait alors à peu près cinq fois sa valeur actuelle. Le révérend a peut-être exagéré ; mais, lui qui vivait au milieu de la famille du poète, il n’a pas pu se tromper de plus de la moitié, et cela ferait encore un revenu équivalent à peu près à 50,000 francs d’aujourd’hui.

Le grand poëte survécut peu à sa retraite. En 1607, il avait marié sa fille aînée à John Hall, médecin à Stratford ; sa mère mourut l’année suivante. Ces mentions du registre de sa paroisse, sa demande d’indemnité au lord maire, dont nous avons parlé plus haut, et, vers la même époque (1608), un changement dans sa position en ce qu’il cessa d’être acteur pour être le directeur du Globe jusqu’en 1613 ; l’achat de divers petits domaines aux environs de Stratford et celui des dîmes de Stratford, de Bishopton et de Velcom, opération qui dut lui donner des bénéfices considérables, voilà les seuls faits qu’on ait pu relever touchant sa vie privée. De 1613 à 1616, époque de sa mort, son existence est tout à fait obscure. Shakspeare resta à sa maison de New-Place, occupé de son jardin, oubliant ses drames, tout à ses fleurs. Il planta dans ce jardin de New-Place le premier mûrier qu’on ait cultivé à Stratford et qui fut longtemps célèbre sous le nom de mûrier de Shakspeare.

Le 25 mars 1616, se sentant malade, il fit son testament. Cet acte, dicté par lui, est écrit sur trois pages ; il signa sur les trois, sa main tremblait ; sur la première page, il signa seulement son prénom, William ; sur la seconde, Willm Shaspr ; sur la troisième, William Shasp. Il instituait, par ce testament, sa fille aînée Suzanne pour légataire principale, à la condition que ce legs constituerait une sorte de majorat, transmissible de mâle en mâle, par ordre de primogéniture. À sa fille Judith, il léguait 300 liv. st., payables en deux fois, et à sa femme son second meilleur lit avec la garniture, sans préjudice de la part que lui faisait la loi dans la succession. Il y avait enfin divers lots à sa sœur, à ses neveux, aux pauvres de Stratford et à ses camarades, les acteurs Burbadge, H. Condell et John Hemings. Un mois après, il expirait, âgé seulement de cinquante-deux ans, le jour de l’anniversaire de sa naissance (23 avril 1616). Cervantès, un autre génie de la même trempe, étant mort également le 23 avril 1616, on n’a pas manqué, durant bien des années, de faire un ingénieux rapprochement entre ces deux morts arrivées le même jour. C’est Bowles qui l’a fait le premier dans ses notes au Don Quixote publié à Salisbury en 1781. Mais ce rapprochement est fondé sur une erreur produite par la différence des calendriers. En effet, dit Ticknor, qui relève cette erreur, ce ne fut que beaucoup plus tard que les deux pays se servirent du même calendrier, et il y a eu, en réalité, un intervalle de dix jours entre la mort de Shakspeare et celle de Cervantès.

Shakspeare fut enterré sans pompe dans la partie septentrionale du chœur de la grande église de Stratford-sur-Avon, Ce ne fut que plus d’un siècle après sa mort qu’une souscription des dames anglaises permit de lui élever un monument dans l’église de Westminster, dans le fameux Coin des poëtes (1740). En 1769, sur l’initiative de Garrick, eut lieu le premier jubilé en l’honneur de Shakspeare ; le dernier a eu lieu en 1864.

À plusieurs reprises il a été question en Angleterre d’élever à Shakspeare un monument digne de son génie ; il est curieux, à ce propos, de rapprocher les réflexions que, à deux cents ans de distance, ce fait a suggérées à deux grands poëtes :

« Quel besoin, dit Milton, à mon Shakspeare de pierres entassées par le travail d’un siècle pour recevoir ses cendres vénérées ? Qu’a-t-il besoin que ses saintes reliques soient ensevelies sous une pyramide qui monte jusqu’aux cieux ? Fils chéri de la Mémoire, grand héritier de la Renommée, que t’importent ces faibles témoignages de ton nom ? Toi-même, dans notre admiration et dans notre étonnement, tu t’es élevé un monument impérissable... »

« Un monument à Shakspeare, s’écrie M. Victor Hugo, à quoi bon ? La statue qu’il s’est faite à lui-même vaut mieux, avec toute l’Angleterre pour piédestal. Shakspeare n’a pas besoin d’une pyramide, il a son œuvre. Que voulez-vous que le marbre fasse pour lui ? Que peut le bronze là où est la gloire ? Le jade et l’albâtre ont beau faire ; le jaspe, la serpentine, le basalte, le porphyre rouge comme aux Invalides, le granit, Paros et Carrare perdent leur peine ; le génie est le génie sans eux. Quand toutes les pierres s’en mêleraient, grandiraient-elles cet homme d’une coudée ? Quelle voûte sera plus indestructible que celle-ci : le Conte d’hiver, la Tempête, les Joyeuses épouses de Windsor, les Deux gentilshommes de Vérone, Jules César, Coriolan ? Quel monument sera plus grandiose que Lear, plus farouche que le Marchand de Venise, plus éblouissant que Roméo et Juliette, plus dédaléen que Richard III ? Quelle lune jettera à cet édifice une lumière plus mystérieuse que le Songe d’une nuit d’été ? Quelle capitale, fût-ce Londres, fera autour de lui une rumeur aussi gigantesque que l’âme en tumulte de Macbeth ? Quelle charpente de cèdre ou de chêne durera autant qu’Othello ? Quel airain sera airain autant qu’Hamlet ? Aucune construction de chaux, de roche, de fer, de ciment ne vaut le souffle, le souffle profond du génie, qui est la respiration de Dieu à travers l’homme. Une tête où il y a une idée, voilà le sommet ; les entassements de pierres et de briques font des efforts inutiles. Quel édifice égale une pensée ? Babel est au-dessous d’Isaïe ; Chéops est plus petite qu’Homère ; le Colisée est inférieur à Juvénal ; la Giralda de Séville est naine à côté de Cervantès ; Saint-Pierre de Rome ne va pas à la cheville de Dante. Comment vous y prendriez-vous pour faire une tour aussi haute que ce nom : Shakspeare ? »

Shakspeare est donc vengé aujourd’hui, par une admiration aussi passionnée, du dédain de son siècle et de l’oubli qui faillit l’engloutir au siècle suivant. C’est une raison de plus pour que nous relevions toutes les inepties, toutes les sottises, toutes les injures qui lui ont été adressées pendant plus de deux cents ans, en Angleterre et en France. Cette ombre fera valoir la lumière. « Shakspeare, dit Forbes, n’a ni le talent tragique ni le talent comique. Sa tragédie est artificielle et sa comédie n’est qu’instinctive. » Johnson confirme le verdict : « Sa tragédie est le produit de l’industrie, et sa comédie le produit de l’instinct. » Après que Forbes et Johnson lui ont contesté le drame, Green lui conteste l’originalité. Shakspeare est un « plagiaire », Shakspeare est un « copiste » ; Shakspeare « n’a rien inventé ; » c’est « un corbeau paré des plumes d’autrui ; » il pille Eschyle, Boccace, Bandello, Hollinshed, Belleforest, Benoît de Saint-Maur ; il pille Layamon, Robert de Glocester, Robert Wace, Pierre de Langtoft, Robert Manning, John de Mandeville, Sackville, Spenser ; il pille l’Arcadie de Sidney ; il pille l’Anonyme de la Vraie chronique au roi Leir ; il pille à Rowley, dans le Malheureux règne du roi Jean, le caractère du bâtard Falconbridge. Shakspeare pille Thomas Green ; Shakspeare pille Dokk et Chettle. Hamlet n’est pas de lui ; Othello n’est pas de lui ; Timon d’Athènes n’est pas de lui ; rien n’est de lui. Pour Green, Shakspeare n’est pas seulement « un enfleur de vers blancs », un Johannes factotum ; Shakspeare est une bête féroce. Corbeau ne suffit plus, Shakspeare est promu tigre. Voici le texte : Tyger’s heart wrapt in a player’s hyde ; Cœur de tigre sous la peau d’un comédien. (A Groatsworth of wit, 1592.) Thomas Rymer imprimait sur Othello, quatre-vingts ans après la mort de Shakspeare, cette opinion, partagée par tous les critiques et connaisseurs de ce temps : « La morale de cette fable est assurément fort instructive. Elle est pour les ménagères un avertissement de bien veiller à leur linge... Quelle impression édifiante et utile un auditoire peut-il emporter d’une telle poésie ? À quoi cette poésie peut-elle servir, sinon à égarer notre bon sens, à jeter le désordre dans nos pensées, à troubler notre cerveau, à pervertir nos instincts, à fêler nos imaginations, à corrompre notre goût et à nous remplir la tête de vanité, de confusion, de tintamarre et de galimatias ? »

Ce Shakspeare, dit lord Shaftesbury, est un esprit grossier et barbare. Dryden ajoute : « Shakspeare est inintelligible ». Mistress Lennox trouve que le poëte altère la vérité historique. Un critique allemand, qui vivait en 1680, Bentheim, se sent désarmé, parce que, dit-il, Shakspeare est une tête pleine de drôlerie. Ben Johnson, le protégé de Shakspeare, raconte lui-même ceci : « Je me rappelle que les comédiens mentionnaient à l’honneur de Shakspeare que, dans ses écrits, il ne raturait jamais une ligne ; je répondis : Plût à Dieu qu’il en eût raturé mille ! » Ce vœu, du reste, fut exaucé par les honnêtes éditeurs de 1623, Blouns et Jaggard. Ils retranchèrent, rien que dans Hamlet, deux cents lignes ; ils coupèrent deux cent vingt lignes dans le Roi Lear. Garrick ne jouait à Drury Lane que le Roi Lear de Nahum Tate. Écoutons Johnson encore : « Jules César, tragédie froide et peu faite pour émouvoir. » — « J’estime, dit Warburton dans sa lettre au doyen de Saint-Asaph, que Swift a bien plus d’esprit que Shakspeare et que le comique de Shakspeare, tout à fait bas, est bien inférieur au comique de Shadwell.»

« Quant aux sorcières de Macbeth, rien n’égale, dit Forbes, le ridicule d’un pareil spectacle. » Samuel Foote, l’auteur du Jeune hypocrite, fait cette déclaration : « Le comique de Shakspeare est trop gros et ne fait pas rire. C’est de la bouffonnerie sans esprit. » Enfin Pope, en 1725, trouve la raison pour laquelle Shakspeare a fait ses drames : « Il faut bien manger ! »

Concetti, jeux de mots, calembours, invraisemblance, extravagance, absurdité, obscénité, puérilité, enflure, emphase, exagération, clinquant, pathos, recherche des idées, affectation du style, abus du contraste et de la métaphore, subtilité, immoralité, écrire pour le peuple, sacrifier à la canaille, se plaire dans l’horrible, n’avoir point de grâce, n’avoir point de charme, dépasser le but, avoir trop d’esprit, n’avoir pas d’esprit, faire trop grand, tels sont les reproches adressés au grand poète par les écrivains du XVIIe et du XVIIIe siècle.

Pendant longtemps, la France a ignoré le nom et la gloire du plus grand poète de l’Angleterre. La différence des mœurs, l’opposition entre cette poétique libre et capricieuse et la majestueuse régularité des œuvres françaises, la direction particulière de notre goût, attaché surtout à la sobriété antique, l’antagonisme des religions même, contribuèrent à maintenir parmi nous cette indifférence qu’on a attribuée avec assez peu de justice à la vanité nationale. Au moment où Corneille méditait ses chefs-d’œuvre, les seules littératures en faveur, après les modèles de l’antiquité, étaient celles du Midi, celles des pays catholiques ; le brillant caractère du Cid était d’ailleurs plus sympathique au génie national que la pâle et mélancolique figure d’Hamlet, perdue dans les brouillards du nord, comme un emblème du doute et du protestantisme. Tout le siècle de Louis XIV et même la première moitié du XVIIIe siècle passèrent sans qu’on accordât la moindre attention à cette renommée poétique, d’ailleurs presque oubliée par les Anglais eux-mêmes. Voltaire lui-même, qui, à son retour d’Angleterre, avait parlé du poëte, l’avait fait connaître et lui avait emprunté tout ce qu’il y a d’un peu passable dans Zaïre, Voltaire entra dans une véritable colère lorsque Letourneur fit paraître sa traduction, bien affaiblie pourtant, des drames de Shakspeare ; il traita le pauvre traducteur de faquin et de cuistre, parce qu’il avait osé insinuer qu’il y avait là-dedans quelque génie. Voltaire pourtant sentit que des injures n’étaient pas des raisons et se mit a démolir en beau style le poète anglais. « Les Anglais, dit-il, avaient déjà un théâtre, aussi bien que les Espagnols, quand les Français n’avaient encore que des tréteaux. Shakspeare, que les Anglais prennent pour un Sophocle, florissait à peu près dans le temps de Lopez de Vega ; il créa le théâtre, il avait un génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre étincelle de bon goût et sans la moindre connaissance des règles. Je vais vous dire une chose hasardée, mais vraie : c’est que le mérite de cet auteur a perdu le théâtre anglais : il y a de si belles scènes, des morceaux si grands et si terribles répandus dans ces farces monstrueuses qu’on appelle tragédies, que ces pièces ont toujours été jouées avec un grand succès. Le temps, qui seul fait la réputation des hommes, rend à la fin leurs défauts respectables. La plupart des idées bizarres et gigantesques de cet auteur ont acquis, au bout de cent cinquante ans, le droit de passer pour sublimes. Les auteurs modernes l’ont presque tous copié. Mais ce qui réussissait dans Shakspeare est sifflé chez eux ; et vous croyez bien que la vénération que l’on a pour cet auteur augmente à mesure que l’on méprise les modernes. On ne fait pas réflexion qu’il ne faudrait pas l’imiter, et le mauvais succès des copistes fait seulement qu’on le croit inimitable. Vous savez que dans la tragédie du Maure de Venise, pièce très-touchante, un mari étrangle sa femme sur le théâtre, et que, quand la pauvre femme est étranglée, elle s’écrie qu’elle meurt très-injustement. Vous n’ignorez pas que dans Hamlet des fossoyeurs creusent une fosse en buvant, en chantant des vaudevilles et en faisant sur les têtes de mort qu’ils rencontrent des plaisanteries convenables à gens de leur métier ; mais ce qui vous surprendra, c’est qu’on a imité ces sottises. »

Shaksneare était un but continuel aux sarcasmes de Voltaire dans sa vieillesse. Il le surnommait le saint Christophe des tragiques, il disait à Mme de Graffigny : « Shakspeare pour rire. » Il écrivait au cardinal de Bernis : « Faites de jolis vers ; délivrez-nous, monseigneur, des fléaux, des Welches, de l’Académie du roi de Prusse, de la bulle Unigenitus, des constitutionnaires et des convulsionnaires et de ce niais de Shakspeare ! Libéra nos, Domine. » Pendant tout le XVIIIe siècle, Voltaire fait loi. Du moment que Voltaire bafoue Shakspeare, les Anglais d’esprit, tels que milord Maréchal, raillent à la suite. Johnson confesse l’ignorance et la vulgarité de Shakspeare. Frédéric II s’en mêle. Il écrit à Voltaire, à propos de Jules César : « Vous avez bien fait de refaire selon les principes la pièce informe de cet Anglais. » Laharpe lui donne le coup de pied de l’âne : « Shakspeare lui-même, tout grossier qu’il était, n’était pas sans lecture et sans connaissance. » (Laharpe, Introduction au cours de littérature.)

Au dernier rang du parti antishakspearien, comme on disait alors à Londres et à Paris, venaient Palissot et tous les courtisans subalternes de Ferney, que la jalousie de Voltaire tenait habilement en réserve contre ses adversaires, quelquefois même contre ses amis, lorsqu’ils se permettaient de ne point s’accorder avec lui. Dans cette querelle, par exemple, Diderot, Grimm, Sedaine, Mercier, furent du parti de Letourneur. Les passions ne commencèrent à s’apaiser qu’à la suite des succès des imitations de Ducis. Après la représentation du Roi Lear au Théâtre-Français, l’opinion publique fut assez avancée pour que cet estimable écrivain eût la confiance d’exprimer toute sa pensée sur Shakspeare et de le déclarer « le plus vigoureux et le plus étonnant poète tragique qui ait peut-être jamais existé ; génie singulièrement fécond, original, extraordinaire, que la nature semble avoir créé exprès, tantôt pour la peindre avec tous ses charmes, tantôt pour la faire gémir sous les attentats ou les remords du crime. »

C’est d’Allemagne que partit le premier cri poussé en faveur de Shakspeare. Après tant de critiques injustes, on lira avec plaisir la page suivante de Schlegel : « On a longtemps considéré les pièces de Shakspeare comme les productions d’un cerveau fêlé, mises au jour dans un siècle de barbarie. Les étrangers, et particulièrement les Français, qui parlent du temps passé et surtout du moyen âge comme si l’on n’avait cessé d’être anthropophage en Europe que depuis le règne de Louis XIV, peuvent à leur gré traiter de barbare le siècle où vivait Shakspeare ; mais que les Anglais permettent qu’on calomnie cette glorieuse époque, qui a été le fondement de leur grandeur actuelle, c’est ce que je ne puis concevoir. D’où peut-on inférer que dans le temps où vivait Shakspeare les mœurs étaient grossières ? De ce que le poète se permet quelquefois des plaisanteries peu décentes ? Si cette preuve était admise, il faudrait donc considérer les siècles de Périclès et d’Auguste comme barbares parce que Aristophane et Horace, tous les deux des modèles d’une élégante urbanité, ont souvent blessé la pudeur dans leurs écrits… Quand on lit les poëtes dramatiques contemporains de Shakspeare, et même plus modernes que lui, on le trouve en comparaison d’eux chaste et timoré. Quand il ne nous resterait d’autres monuments du siècle d’Élisabeth que les œuvres de Shakspeare, elles suffiraient pour donner, ce me semble, l’idée la plus avantageuse de la culture sociale à cette époque. Ceux qui voient tellement les objets à travers le verre de leurs préjugés, qu’ils ne trouvent dans ces œuvres que de la barbarie et de la grossièreté, ne peuvent du moins nier ce que l’histoire nous a transmis du règne d’Élisabeth, et ils en sont réduits à prétendre que Shakspeare ne participait nullement aux mœurs de cette époque et que, né dans un état obscur, sans éducation, sans instruction, étranger à la bonne société, il travaillait comme un mercenaire, pour un public composé de populace, sans songer le moins du monde à la renommée ni à la postérité. Il n’y a pas un mot de vrai dans ces accusations. Il serait bien extraordinaire qu’avec des succès éclatants et en recueillant de ses contemporains tant de marques de considération et d’estime, Shakspeare, quelle que fût la modestie de sa grande âme, n’eût pas songé à la postérité. C’en est assez sur l’esprit du siècle de Shakspeare, sur l’éducation et le savoir de ce poëte. Il est à mes yeux un profond penseur, et non un génie sauvage et irréfléchi. L’on convient, et une seule de ses sentences suffit pour le prouver, que ce poëte a profondément médité sur les caractères et les passions, sur la marche des événements, sur les relations sociales, sur les secrets de la nature et de la destinée. Et il ne lui serait resté aucune pensée pour combiner l’ensemble de ses pièces ! Elles seraient le résultat du hasard qui a réuni les atomes d’Épicure ?.. La connaissance du cœur humain que possède Shakspeare est si universellement reconnue qu’elle est pour ainsi dire passée en proverbe, et sa supériorité en ce genre est si grande qu’on l’a surnommé le scrutateur des cœurs. Shakspeare est, en outre, inimitable dans la peinture des passions comme dans celle des caractères. Mais si l’on ne peut l’égaler dans l’art de caractériser d’un trait juste et ferme chaque personnage, on peut encore moins s’approcher de lui dans la manière de les grouper ensemble et de les faire connaître dans leur action mutuelle… Le talent comique de Shakspeare est aussi admirable que celui qu’il montre pour le pathétique. Il atteint à la même hauteur et à la même profondeur, et je ne voudrais pas décider auquel de ses deux talents on doit donner la préférence. J’ajouterai encore quelques mots sur la diction et la versification de notre poëte. Son langage a quelquefois un peu vieilli, mais beaucoup moins que celui des auteurs ses contemporains, ce qui prouve la bonté de son goût… Shakspeare, en offrant à nos regards les traits les plus brillants du caractère des siècles et des peuples divers, la hardiesse de l’imagination et la profondeur de la pensée, le don d’émouvoir fortement et la finesse des aperçus, le culte de la nature et la connaissance de la société, l’enthousiasme du poète et l’impartialité du philosophe, paraît fait pour représenter à lui seul l’esprit humain, dont il réunit dans le plus haut degré les qualités les plus opposées. »

Nous ferons suivre ces citations de quelques autres, plus admiratives encore. Shakspeare mérite bien que l’on donne pour cortège à son génie l’opinion de quelques littérateurs ou poëtes de notre époque.

~ Chateaubriand : « J’ai mesuré autrefois Shakspeare avec la lunette classique, instrument excellent pour apercevoir les ornements de bon ou de mauvais goût, les détails parfaits ou imparfaits, mais microscope inapplicable à l’observation de l’ensemble, le foyer de la lentille ne portant que sur un point, et n’embrassant pas la surface entière. Dante, aujourd’hui l’objet d’une de mes plus hautes admirations, s’offrit à mes yeux dans la même perspective raccourcie. Je voulais trouver une épopée selon les règles dans une épopée libre qui renferme l’histoire des idées, des connaissances, des croyances, des hommes et des événements de toute une époque ; monument semblable à ces cathédrales empreintes du génie des vieux âges, où l’élégance et la variété des détails égalent la grandeur et la majesté de l’ensemble. L’école classique, qui ne mêlait pas la vie des auteurs à leurs ouvrages, se privait encore d’un puissant moyen d’appréciation. Toutefois, si jadis on resta trop en deçà du romantisme, maintenant on a passé le but, chose ordinaire à l’esprit français. Le pis est que notre enthousiasme actuel pour Shakspeare est moins excité par ses clartés que par ses taches ; nous applaudissons en lui ce que nous sifflerions ailleurs. Shakspeare, je le suppose revenant au monde, et je m’amuse de la colère où le mettraient les faux adorateurs. Tu t’indignerais du culte rendu à des trivialités dont tu serais le premier à rougir, bien qu’elles ne fussent pas de toi, mais de ton siècle ; tu déclarerais incapables de sentir tes beautés des hommes capables de se passionner pour tes défauts, capables surtout de les imiter de sang-froid, au milieu des mœurs nouvelles.

Shakspeare est surtout admirable en raison des obstacles qu’il lui fallut surmonter. Jamais esprit plus vrai n’eut à se servir d’une langue plus fausse ; heureusement, il ne savait presque rien, et il échappa par son ignorance à l’une des contagions de son siècle, la manie du précieux. Au jugement de Samuel Johnson, et c’est, en général, l’opinion des Anglais, Shakspeare était plutôt doué du génie comique que du génie tragique ; la critique remarque que, dans les scènes les plus pathétiques, le rire prend au poëte, tandis que, dans les scènes comiques, une pensée sérieuse ne lui vient jamais. Si nous autres Français nous avons de la peine à sentir le vis comica de Falstaff, tandis que nous comprenons la douleur de Desdémone, c’est que les peuples ont différentes manières de rire et qu’ils n’en ont qu’une de pleurer… Shakspeare joue ensemble, et au même moment, la tragédie dans le palais, la comédie à la porte ; il ne peint pas une classe particulière d’individus ; il mêle, comme dans le monde réel, le roi et l’esclave, le patricien et le plébéien, le guerrier et le laboureur, l’homme illustre et l’homme ignoré ; il ne distingue pas les genres ; il ne sépare pas le noble de l’ignoble, le sérieux du bouffon, le triste du gai, le rire des larmes, la joie de la douleur, le bien du mal. Il met en mouvement la société entière, ainsi qu’il déroule en entier la vie d’un homme. Le poëte semble persuadé que notre existence n’est pas renfermée dans un seul jour, qu’il y a unité du berceau à la tombe ; quand il tient une jeune tête, s’il ne l’abat pas, il ne vous la rendra que blanchie ; le temps lui a remis ses pouvoirs… Shakspeare est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins et à l’aliment de la pensée ; ces génies mères semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l’antiquité ; Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile sont ses fils. Dante a engendré l’Italie moderne, depuis Pétrarque jusqu’au Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises ; Montaigne, La Fontaine, Molière viennent de sa descendance. L’Angleterre est toute Shakspeare, et, jusque dans ces derniers temps, il a prêté sa langue à Byron, son dialogue à Walter Scott. »

Villemain : « Quoique Shakspeare, au rapport de Ben Johnson, écrivît avec une rapidité prodigieuse et ne raturât jamais ce qu’il avait écrit, on voit, par le nombre borné de ses compositions, qu’elles ne s’entassèrent pas confusément dans sa pensée, qu’elles n’en sortirent pas sans réflexion et sans effort. Les pièces des poëtes espagnols, ces pièces faites en vingt-quatre heures, semblent toujours une improvisation favorisée par la richesse de la langue, autant que par le génie du poëte. Elles sont, la plupart, pompeuses et vides, extravagantes et communes. Les pièces de Shakspeare, au contraire, réunissent à la fois les accidents soudains du génie, les saillies de l’enthousiasme et les profondeurs de la méditation. Tout le théâtre espagnol a l’air d’un rêve fantastique, dont le désordre détruit l’effet et dont la confusion ne laisse aucune trace. Le théâtre de Shakspeare, malgré ses défauts, est le travail d’une imagination vigoureuse, qui laisse d’ineffaçables empreintes, et donne la réalité et la vie même à ses plus bizarres caprices. Ces observations autorisent-elles à parler du système dramatique de Shakspeare, à regarder ce système comme justement rival du théâtre antique et à le citer enfin comme un modèle qui mérite d’être préféré ? Je ne le crois pas. En lisant Shakspeare, avec l’admiration la plus attentive, il est difficile d’y reconnaître ce système prétendu, ces règles de génie qu’il se serait faites, qu’il aurait suivies toujours et qui remplaceraient pour lui les constitutions d’Aristote… Shakspeare n’a point d’autre système que son génie ; il met sous les yeux du spectateur, qui n’en demandait pas davantage, une suite de faits plus ou moins éloignés l’un de l’autre. Il ne raconte rien, il jette tout en dehors et sur la scène : c’était la pratique de ses contemporains. Ben Johnson, Beaumont et Fletcher n’avaient ni plus ni moins d’art ; mais souvent chez eux cette excessive liberté n’amenait que des combinaisons vulgaires, et presque toujours ils manquent d’éloquence. Dans Shakspeare, les scènes brusques et sans liaison offrent quelque chose de terrible et d’inattendu. Ces personnages qui se rencontrent quelquefois au hasard disent des choses qu’on ne peut oublier. Ils passent, et le souvenir subsiste ; et dans le désordre de l’ouvrage, l’impression que fait le poëte est toujours puissante. Ce n’est pas que Shakspeare soit constamment naturel et vrai. Certes, s’il est facile de relever dans notre tragédie française quelque chose de factice et d’apprêté, combien ne serait-il pas facile de noter dans Shakspeare une impropriété de mœurs et de langage bien autrement choquante. Cet homme qui pense et qui s’exprime avec tant de vigueur emploie sans cesse des expressions alambiquées et subtiles pour énoncer laborieusement les choses les plus simples. C’est ici surtout qu’il faut se rappeler le temps où écrivait Shakspeare et la mauvaise éducation qu’il avait reçue de son siècle. Mais si l’on considère Shakspeare à part, si l’on regarde son génie comme un événement extraordinaire qui ne peut se reproduire, que de traits admirables ! Quelle passion ! quelle poésie ! quelle éloquence ! Génie fécond et nouveau, il n’a pas tout créé, sans doute, car presque toutes ses tragédies ne sont que des romans ou des chroniques du temps distribuées en scènes ; mais il a marqué d’un cachet original tout ce qu’il emprunte. Peintre énergique des caractères, il ne les conserve pas avec exactitude ; car ses personnages, à bien peu d’exceptions près, dans quelque pays qu’il les place, ont la physionomie anglaise. C’est précisément cette infidélité aux mœurs locales, cette préoccupation des mœurs anglaises qui le rend si cher à son pays. Nul poëte ne fut jamais plus national. Shakspeare, c’est le génie anglais personnifié. La richesse du génie de Shakspeare éclate dans cette foule de sentiments, d’idées, de vues qui remplissent indifféremment tous ses ouvrages. On a fait des recueils des pensées de Shakspeare, on l’a cité à tout propos et sous toutes les formes, et un homme qui a le sentiment des lettres ne peut l’ouvrir sans y trouver mille choses qui ne s’oublient pas. Du milieu de cet excès de force, de cette expression démesurée qu’il donne souvent aux caractères sortent des traits de nature qui font oublier toutes ses fautes. »

Lamennais : « Shakspeare reproduit l’humanité sous toutes ses formes, sous tous ses aspects, avec toutes ses nuances, dans une suite de drames qui ne sont qu’un seul drame, où toutes les vertus, tous les crimes, tous les ridicules, tous les vices, tous les mouvements du cœur, toutes ses haines et toutes ses tendresses, toutes ses joies et toutes ses douleurs, ses jalousies et ses sympathies, tous les rêves aériens de l’imagination et ses vagues tristesses et ses mélancolies immenses, toutes les aspirations, toutes les souffrances, toutes les misères de la pensée inquiète et douteuse, frappant de ses ailes convulsives les ombres flottantes de la création, pour s’élever jusqu’à la lumière infinie, éternelle, et retombant après de vains efforts ; où tous les désirs, toutes les craintes, tous les ressorts qui dirigent les actions humaines, à tous les âges, dans tous les rangs, depuis le monarque jusqu’au mendiant, depuis le sage jusqu’à l’aliéné, depuis l’enfance naïve et l’ardente jeunesse jusqu’à la vieillesse imbécile, où tout cela se mêle, se combine comme dans la vie réelle, dont ce drame étrange, qui n’est d’aucun genre qu’on puisse définir et qui les renferme tous, vous donne la complète vision. Et en faisant passer sous vos yeux ce tableau si vrai, si animé, ne croyez pas que le poëte exprime les passions et les sentiments qu’il a éveillés en lui-même, qu’il se soit tour à tour identifié à ses personnages si divers ; non, il les a regardés d’en haut ; son œil indifférent a pénétré en eux, dans les plis et replis inconnus à eux-mêmes, et, comme un miroir reflète les objets, sa calme intelligence reflète cette vive image de l’homme tel qu’il est, tel qu’il sera toujours, mélange de bien et de mal, de grandeur et de bassesse, de ténèbres et de divines clartés, assemblage de tous les contrastes. »

Victor Hugo : « Shakspeare, qu’est-ce ? On pourrait presque répondre : C’est la terre. Lucrèce est la sphère, Shakspeare est le globe. Il y a plus et moins dans le globe que dans la sphère. Dans la sphère, il y a le tout ; sur le globe, il y a l’homme. Ici, le mystère extérieur ; là, le mystère intérieur. Lucrèce, c’est l’être ; Shakspeare, c’est l’existence. De là tant d’ombre dans Lucrèce ; de là tant de fourmillement dans Shakspeare. L’espace, le bleu, comme disent les Allemands, n’est certes pas interdit à Shakspeare. La terre voit et parcourt le ciel ; elle le connaît sous ses deux aspects, obscurité et azur, doute et espérance. La vie va et vient dans la mort. Toute la vie est un secret, une sorte de parenthèse énigmatique entre la naissance et l’agonie, entre l’œil qui s’ouvre et l’œil qui se ferme. Ce secret, Shakspeare en a l’inquiétude. Lucrèce est, Shakspeare vit. Dans Shakspeare, les oiseaux, chantent, les buissons verdissent, les cœurs aiment, les âmes souffrent, le nuage erre, il fait chaud, il fait froid, la nuit tombe, le temps passe, les forêts et les foules parlent, le vaste songe éternel flotte. La sève et le sang, toutes les formes du fait multiple, les actions et les idées, l’homme et l’humanité, les vivants et la vie, les solitudes, les villes, les religions, les diamants, les perles, les fumiers, les charniers, le flux et le reflux des êtres, le pas des allants et venants, tout cela est sur Shakspeare et dans Shakspeare, et, ce génie étant la terre, les morts en sortent. Certains côtés sinistres de Shakspeare sont hantés par les spectres. Shakspeare est frère de Dante. L’un complète l’autre, Dante incarne tout le surnaturalisme, Shakspeare incarne toute la nature, et, comme ces deux régions, nature et surnaturalisme, qui nous apparaissent si diverses, sont dans l’absolu la même unité, Dante et Shakspeare, si dissemblables pourtant, se mêlent par les bords et adhèrent par le fond ; il y a de l’homme dans Alighieri et du fantôme dans Shakspeare. La tête de mort passe des mains de Dante dans les mains de Shakspeare ; Ugolin la ronge, Hamlet la questionne. Peut-être même dégage-t-elle un sens plus profond et un plus haut enseignement dans le second que dans le premier. Shakspeare la secoue et en fait tomber des étoiles. L’Ile de Prospero, la forêt des Ardennes, la bruyère d’Armuyr, la plate-forme d’Elseneur ne sont pas moins éclairées que les sept cercles de la spirale dantesque par la sombre réverbération des hypothèses.

Le « Que sais-je ? » demi-chimère, demi-vérité, s’ébauche là comme ici. Shakspeare autant que Dante laisse entrevoir l’horizon crépusculaire de la conjecture. Dans l’un comme dans l’autre, il y a le possible, cette fenêtre du rêve ouverte sur le réel. Quant au réel, nous y insistons, Shakspeare en déborde ; partout la chair vive ; Shakspeare a l’émotion, l’instinct, le cri vrai, l’accent juste, toute la multitude humaine avec sa rumeur. Sa poésie c’est lui et en même temps c’est nous. Comme Homère, Shakspeare est élément. Les génies recommençants, c’est le nom qui leur convient, surgissent à toutes les crises décisives de l’humanité ; ils résument les phases et complètent les révolutions. Homère marque en civilisation la fin de l’Asie et le commencement de l’Europe ; Shakspeare marque la fin du moyen âge. Cette clôture du moyen âge, Rabelais et Cervantès la font aussi ; mais, étant uniquement railleurs, ils ne donnent qu’un aspect partiel ; l’esprit de Shakspeare est un total. Comme Homère, Shakspeare est un homme cyclique. Ces deux génies, Homère et Shakspeare, ferment les deux premières portes de la barbarie, la porte antique et la porte gothique. C’était là leur mission, ils l’ont accomplie ; c’était là leur tâche, ils l’ont faite. La troisième grande crise humaine est la Révolution française ; c’est la troisième porte énorme de la barbarie, la porte monarchique, qui se ferme en ce moment. Le XIXe siècle l’entend rouler sur ses gonds.

Shakspeare est la grande gloire de l’Angleterre. Au-dessus de Shakspeare, il n’y a personne ; Shakspeare a des égaux, mais n’a pas de supérieur. C’est un étrange honneur pour une terre que d’avoir porté cet homme. Shakspeare est un esprit humain, c’est aussi un esprit anglais. Il est très-Anglais, trop Anglais ; il est Anglais jusqu’à amortir les rois horribles qu’il met en scène quand ce sont des rois d’Angleterre, jusqu’à amoindrir Philippe-Auguste devant Jean sans Terre, jusqu’à faire exprès un bouc, Falstaff, pour le charger des méfaits princiers du jeune Henri V, jusqu’à partager dans une certaine mesure les hypocrisies d’histoire prétendue nationale. Enfin, il est Anglais jusqu’à essayer d’atténuer Henri VIII ; il est vrai que l’œil fixe d’Élisabeth est sur lui. Mais en même temps, insistons-y, car c’est par là qu’il est grand, oui, ce poëte anglais est un génie humain. L’art, comme la religion, a ses Ecce homo ; Shakspeare est un de ceux dont on peut dire cette grande parole : Il est l’homme. L’Angleterre est égoïste, l’égoïsme est une Île. Ce qui manque peut-être à cette Albion, toute à son affaire et parfois regardée de travers par les autres peuples, c’est de la grandeur désintéressée ; Shakspeare lui en donne. Il jette cette pourpre sur les épaules de sa patrie. Il est cosmopolite et universel par la renommée. Il déborde de toutes parts l’île et l’égoïsme. Ôtez Shakspeare à l’Angleterre, et voyez de combien va sur-le-champ décroître la réverbération lumineuse de cette nation. Shakspeare modifie en beau le visage anglais. Il diminue la ressemblance de l’Angleterre avec Carthage. Avoir enfanté Shakspeare, cela grandit l’Angleterre.

La place de Shakspeare est parmi les plus sublimes dans cette élite de génies absolus qui, de temps en temps accrue d’un nouveau venu splendide, couronne la civilisation et éclaire de son rayonnement immense le genre humain. Shakspeare est légion. À lui seul, il contre-balance notre beau XVIIe siècle français et presque le XVIIIe. »

Taine : « Quelle âme ! Quelle étendue d’action et quelle souveraineté d’une faculté unique ! Que de créatures diverses et quelle persistance de la même empreinte ! Les voilà toutes réunies et toutes marquées du même signe, dépourvues de volonté et de raison, gouvernées par le tempérament, l’imagination ou la passion pure, privées des facultés qui sont contraires à celle du poëte, maîtrisées par le corps que se figurent les yeux du peintre, douées des habitudes d’esprit et de la sensibilité violente qu’il trouve en lui-même. Parcourez ces groupes, et vous n’y trouverez que des formes diverses et des états divers d’une puissance unique. Ici, le troupeau des brutes, des radoteurs et des commères, composés d’imagination machinale ; plus loin, la compagnie des gens d’esprit, agités par l’imagination gaie et folle ; là-bas, le charmant essaim de jeunes femmes que soulève si haut l’imagination délicate et qu’emporte si loin l’amour abandonné ; ailleurs, la bande des scélérats endurcis par des passions sans frein, animés par une verve d’artiste ; au centre, le lamentable cortège des grands personnages, dont le cerveau exalté s’emplit de visions douloureuses ou criminelles et qu’un destin intérieur pousse vers le meurtre, vers la folie ou vers la mort. Montez d’un étage et contemplez la scène tout entière : l’ensemble porte la même marque que les détails. Le drame reproduit sans choix les laideurs, les bassesses, les horreurs, les détails crus, les mœurs déréglées et féroces, la vie réelle tout entière telle qu’elle est, quand elle se trouve affranchie des bienséances, du bon sens, de la raison et du devoir. La comédie, promenée dans une fantasmagorie de peintures, s’égare à travers le vraisemblable et l’invraisemblable, sans autre lien que le caprice d’une imagination qui s’amuse, décousue et romanesque à plaisir, opéra sans musique, concert de sentiments mélancoliques et tendres, qui emporte l’esprit dans le monde surnaturel et figure aux yeux, par ses sylphes ailés, le génie qui l’a formée. Regardez, maintenant, ne voyez-vous pas le poëte debout derrière la foule de ses créatures ? Elles l’ont annoncé ; elles ont toutes montré quelque chose de lui. Agile, impétueux, passionné, délicat, son génie est l’imagination pure, touchée plus fortement et par de plus petits objets que le nôtre. De là ce style tout florissant d’images exubérantes, chargé de métaphores excessives dont la bizarrerie semble de l’incohérence, dont la richesse est de la surabondance, œuvre d’un esprit qui, au moindre choc, produit trop et bondit trop loin. De là cette psychologie involontaire et cette pénétration terrible qui, apercevant en un instant tous les effets d’une situation et tous les détails d’un caractère, les concentre dans chaque réplique du personnage et donne à sa figure un relief et une couleur qui font illusion. De là notre émotion et notre tendresse. Nous lui disons, comme Desdémone à Othello : « Je vous aime parce que vous avez beaucoup senti et beaucoup souffert. »

Disraeli : « Si la théorie des emprunts littéraires avait besoin d’être défendue, Shakspeare serait l’exemple le plus illustre pour prouver que le génie a le droit de prendre son bien où il le trouve, suivant l’expression de Molière.

Le savant critique Malone, auquel sa minutieuse sagacité fit donner le surnom de Minutius Félix, est arrivé au résultat suivant : sur six mille quarante-trois vers, mille sept cent soixante et onze ont été écrits par des auteurs antérieurs à Shakspeare ; deux mille trois cent soixante-treize ont été refaits, et le reste, soit dix-huit cent quatre-vingt-dix-neuf, appartient à Shakspeare. Malone, qui a donné une édition de ce dernier, a imaginé de distinguer ces différentes espèces de vers dans le texte. Les vers qui ont été empruntés par Shakspeare sont imprimés en caractères ordinaires ; ceux qu’il a refaits sont désignés par des virgules renversées, et enfin ceux dont il est l’auteur portent en tête un astérisque. Il est bon de remarquer que le poète a dû mettre encore à contribution un grand nombre d’écrivains dont les productions ont péri. Les grands poëtes de tous les pays n’offrent point l’exemple d’emprunts aussi hardis et que peut seul faire excuser le génie de Shakspeare et l’immense parti qu’il a su en tirer… Les travaux de la critique moderne, en laissant au poëte anglais toute la gloire dont la postérité s’est plu à l’entourer, nous ont donné de singuliers renseignements sur la manière dont il s’appropriait, sans aucune espèce de scrupule, tout ce qui lui paraissait bon à prendre dans les œuvres de ses devanciers. Aussi, quelques écrivains ont porté l’accusation de plagiat contre un auteur dans lequel ils pouvaient à peine découvrir un sujet qui lui appartînt en propre.

Shakspeare n’eut, à son début dans la carrière dramatique, d’autre soin que celui de retoucher et de refondre les pièces grossières de ses contemporains. On a conservé un curieux passage d’un certain Robert Greene qui, auteur dramatique lui-même, se plaint des plagiats continuels du grand poëte, à peine connu. Il lui reproche de s’approprier les compositions dramatiques de Marlowe, Lodge et Peele, compositions auxquelles Shakspeare mettait son nom. Ceci jette un grand jour sur la manière dont ce dernier fut conduit à emprunter à ses devanciers ou aux auteurs qui vivaient de son temps les sujets qu’il croyait propres à émouvoir le public. Quelques-unes de ces pièces, données d’abord comme simplement refaites par lui, furent plus tard mises sous son nom, par suite de la fraude des libraires ; Stove en a inséré dans son édition sept qui sont maintenant rejetées par les meilleurs critiques, quoique Shakspeare paraisse en avoir retouché certains endroits. Farmer fut le premier à reconnaître qu’un certain nombre des drames de Shakspeare n’avait pas été écrit originairement par lui. Steevens publia ensuite six anciennes pièces, dont le poëte avait emprunté le plan ; mais les travaux ultérieurs de la critique se réduisirent à constater les emprunts sans remettre au jour les grossières ébauches que le père du théâtre anglais avait su transformer en créations poétiques et grandioses. Ainsi, l’original de son Falstaff se retrouve dans une vieille pièce, Sir John Oldcastle ; le Winter’s tale est emprunté au Dorastus and Fawnia de Greene ; la pièce As you like it, à la Rosalinde de Lodge. La seconde et la troisième partie de Henri VI ne sont qu’une refonte de plusieurs drames dont Malone a pu retrouver les sujets originaux. Shakspeare a, en outre, dû mettre à contribution beaucoup d’anciens auteurs dont les productions sont perdues. On remarque, d’ailleurs, combien le grand poëte se laissa voir dans ce choix fait au milieu de tant d’œuvres informes ; tantôt il s’approprie en entier ce qui lui paraît marqué au cachet de son génie ; tantôt il donne les développements nécessaires à quelque scène heureuse, mais trop concise ; d’autres fois aussi, il supprime les longueurs d’une tirade ampoulée et sait les réduire à de justes proportions. Nous terminerons en faisant remarquer que Shakspeare cherchait fort peu la gloire en retouchant ou en écrivant ainsi de vieilles pièces pour son théâtre. Dans sa dédicace du poëme de Vénus et Adonis, publié en 1593, il appelle cette petite production « le premier fils de son imagination ». L’assertion est singulière pour un homme qui avait déjà beaucoup écrit ; elle semble prouver que le poëte, qui avait déjà publié cinq ou six pièces, ne se reconnaissait aucun droit à en réclamer la conception première.

Voici, d’après Nathan Drake, la liste chronologique des pièces du poëte, avec l’indication des sources où il a puisé. Nous avons rectifié dans le courant de l’article un certain nombre de ces dates, d’après les indications données par Fr.-V. Hugo dans sa traduction de Shakspeare ; nous rectifions de même les sources.

1590. Pericles, prince of Tyre (Périclès prince de Tyr.) Un conte de Gower, mis en drame par un prédécesseur anonyme de Shakspeare.

1591. Comedy of errors (les Méprises). Imitation des Ménechmes de Plaute et d’une vieille pièce anglaise dont l’original, perdu aujourd’hui, portait le titre de Historie of errors (1576).

1591. Love’s labours lost (Peines d’amour perdues). Source incertaine.

1592. King Henry the sixth, part I (première partie de Henri VI). Marlowe.

1592. KingHenry the sixth, part II (seconde partie de Henri VI). Chroniques anglaises de Hall, Holinshed, Stowe.

1592. King Henry the sixth, part III (troisième partie de Henri VI). Vieilles pièces anonymes retrouvées par Malone.

1593. Midsummer night’s dream (le Songe d’une nuit d’été). Source inconnue.

1593. Romeo and Juliet (Roméo et Juliette). Poëme anglais de 1562, d’après Luigi du Porta et Bandello.

1594. Taming of the shrew (la Méchante apprivoisée). Remaniement d’une vieille pièce imprimée cette même année.

1595. Two gentlemen of Verona (les Deux gentilshommes de Vérone). La Diane de Montemayor.

1595. King Richard the third (le Roi Richard III). Chroniques anglaises.

1596. King Richard the second (le Roi Richard II). Chroniques anglaises, mises en scène presque sans le secours d’inventions poétiques.

1596. King Henry the fourth (le Roi Henri IV, 1re et 2e parties). Le fond est emprunté aux vieilles chroniques ; mais tous les détails appartiennent en propre à Shakspeare.

1597. The merchant of Venice (le Marchand de Venise). Pecorone et Boccace.

1597. Hamlet. Épisode raconté par Saxo Grammaticus, chroniqueur danois du XIIIe siècle. Shakspeare avait déjà fait une ébauche d’après cette chronique dans sa jeunesse, vers 1589 ou 1590 ; c’est cette ébauche qu’il a supérieurement remaniée plus tard.

1598. King John (le Roi Jean). Vieille pièce imprimée en 1591 et remise à neuf par Shakspeare ; elle porte les initiales du poëte, qui peut-être remania plus tard une première ébauche.

1598. All’s well that ends well (Tout est bien qui finit bien). Nouvelle de Boccace, traduite par W. Painter en 1563.

1599. King Henry the fifth (le Roi Henri V). Chroniques anglaises.

1599. Much ado about nothing (Beaucoup de bruit pour rien). Nouvelle de Bandello, traduite par Belleforest.

1600. As you like it (Comme il vous plaira). Rosalinde, drame pastoral du docteur Thomas Lodge.

1601. Merry wives of Windsor (les Joyeuses commères de Windsor). Pecorone ou Straparola.

1601. Troilus and Cressida (Troïlus et Cressida). Poëme de Chaucer.

1602. King Henry the eigth (Henri VIII). Chroniques anglaises de 1579.

1602. Timon of Athens {Timon d’Athènes). Plutarque, traduction de North ; pièce du répertoire de Blackfriars.

1603. Measure for measure (Mesure pour mesure). Promos et Cassandra, comédie de George Whetstone.

1604. King Lear (le Roi Lear). Chroniques et ballades ; vieille pièce anglaise jouée en 1590.

1605. Cymbeline. Nouvelles de Boccace, IXe de la IIe journée.

1606. Macbeth. Chronique de Holinshed ; tragédie latine jouée l’année précédente à l’université d’Oxford.

1607. Julius Caesar (Jules César), Plutarque, traduction de North.

1608. Antony and Cleopatra (Antoine et Cléopâtre). Plutarque, traduction de North.

1609. Coriolanus (Coriotan). Plutarque, traduction de North.

1610. The winter’s tale (le Conte d’hiver). Emprunté au Dorastus and Fawnia de Robert Greene (1598).

1611. The tempest (la Tempête), Source inconnue, probablement une nouvelle italienne.

1612. Othello. Nouvelle italienne.

1613. The twelfth night (la Douzième nuit). Gli inganni, comédie italienne imprimée en 1547, imitée par Bandello dans ses Jumeaux et par l’Espagnol Lope de Rueda, Los enganos, toutes pièces antérieures à celles de Shakspeare.

La plupart de ces pièces ont été publiées séparément de 1591 à 1609 ; celles qui sont postérieures à cette dernière date ne furent pas imprimées du vivant de Shakspeare, ou bien elles sont perdues. On ne possède du reste, dans ces éditions primitives et tout à fait informes, que le Roi Jean (1591, in-4o), pièce qui a servi à Shakspeare pour construire la sienne, postérieure de six ou sept ans ; la 2e partie de Henri VI (1594, in-4o) ; la 3e partie de Henri VI (1595, in-4 ») ; Roméo et Juliette (1597, in-4o) ; Richard II (1597, in-4o) ; Richard III (1597, in-4o) ; Peines d’amour perdues (1598, in-4o) ; Henri IV(1598, in-4o) ; 2e partie de Henri IV (1600, in-4o) ; Henri V (1600, in-4o) ; Titus Andronicus (1600, in-4o) ; le Marchand de Venise (1600, in-4o) ; Beaucoup de bruit pour rien (1600, in-4o) ; les Joyeuses commères de Windsor (1602, in-4o) ; Hamlet, prince de Danemark (1603, in-4o) ; le Roi Lear (1608, in-4o) ; Périclès, prince de Tyr (1609, in-4o) ; Troîlus et Cressida (1609, in-4o). Sept ans après la mort de Shakspeare, deux de ses camarades de théâtre, John Heminge et Henry Condell, eurent l’idée de réunir ses œuvres ; ils se contentèrent de faire réimprimer les pièces qui précèdent, moins l’ébauche du Roi Jean, qui n’est sans doute pas de Shakspeare, quoique l’impression porte ses initiales, et ils ajoutèrent à ces dix-sept pièces Othello. Cette première édition porte le titre de : M. William Shakespeare’s comedies, histories and tragedies, published according to the true original copies (London, 1623, in-fol.). Dans une seconde édition (1632, in-fol.), Heminge et Condell retranchèrent Périclès, prince de Tyr et ajoutèrent dix-huit pièces nouvelles ; le théâtre de Shakspeare fut dès lors complet ; une troisième édition (1664, in-fol.) reproduisit la seconde, avec addition du théâtre apocryphe. Les éditions postérieures ne différent que par le nombre de pièces apocryphes admises ; ce sont : l’édition de Rome (1709, 7 vol. in-8o) et les éditions de Pope (1725, 6 vol. in-4o), de Warburton (1745, 8 vol. in-8o), du docteur Johnson (1763, 8 vol, in-8o), de Stevens (1766,4 vol. in-8o), de Malone (1789, 10 vol. in-8o), d’Alexandre Chalmers (1811, 9 vol. in-8o), de Johnson et Stevens, revue par Isaac Reed (1813, 30 vol. in-8o), de James Boswell (1821, 3 vol. in-8o), etc.

—.Traductions. Œuvres complètes de Shakspeare, traduites par Letourneur, le comte de Catuelan et Fontaine Malherbe (Paris, 1776-1782, 20 vol. in-8o) ; la même, revue par MM. Guizot et A. Pichot, précédée d’une notice biographique et littéraire sur Shakspeare par Guizot (Paris, Ladvocat, 1821, 13 vol. in-8o) ; Œuvres complètes de Shakspeare, traduction entièrement revue sur le texte anglais, par M. Francisque Michel et précédée de la vie de Shakspeare par Woodsworth (Paris, F. Didot, 1839-1840) ; Œuvres complètes, traduites par Benjamin Laroche (Paris, Gosselin, 1841-1843) ; Œuvres complètes, traduction littérale, par François-Victor Hugo (Paris, Pagnerre, 1860, 8 vol. in-8o), plus le Théâtre apocryphe de Shakspeare (1862-1863, 3 vol. in-8o) ; Œuvres complètes, traduction par M. Émile Montégut (Paris, Hachette, 1867, 2 vol. in-4o) ; Shakspeare’s dramatische werke, traduction allemande de J.-J. Eschenburg (Zurich, 1798-1806) ; Shakspeare’s Dramatische werke, traduction allemande, par W. von Schlegel, terminée par Ludwig Tieck (Berlin, Remer, 1825) ; Tragedie di Shakspeare, recate in versi italiani da Michele Leoni (Pisa e Firenze, 1815). En outre, des traductions en vers ou des imitations de certaines pièces de Shakspeare sont dues à Ducis, Alfred de Vigny. Frédéric Soulié, Alexandre Dumas, Paul Meurice et Jules Lacroix.

— Bibliogr. Parmi les innombrables ouvrages relatifs à Shakspeare, nous nous contenterons de citer les suivants, qui ont le plus d’importance : Francis Meres, Palladis Tamia or the wit’s commonwealth (1598) ; Edward Philipps, Theatrum poetarum (1675) ; Dryden, The ground of criticism in tragedy (1679) ; Rymer, A short view of tragedy ; its original excellency and corruption, with some reflections on Shakspeare and other proctitioners for the stage (1693) ; mistress Lennox, Shakspeare illustrated, or the novels and histories on wich the plays of Shakspeare are founded, collecled and translated from the original authors (1753) ; R. Fariner, Essay on the learning of Shakspeare (1767) ; Elisabeth Montagu, Essay on Shakspeare compared with the greek and french dramatic poets (1769) ; Prescott, Shakspeare rara avis in teiris (1774) ; W. Richardson, Analysis and illustration on some of Shakspeare's dramatic characters (Londres, 1774) ; J. Uhlmann, Shakspeare in XVIten Jahrhundert (Vienne, 1783) ; Greisswald, Der Geist Shakspeare's(1786) ; Eschenburg, Über William Shakspeare (Zurich, 1787) ; Ed. Seymour, Remarks on the plays of Shakspeare (Londres, 1805) ; R. Wheler, Life of Shakspeare and copies of several documents relative to him and his family (Stratford, 1806) ; F. Donce, Illustrations of Shakspeare (Londres, 1807) ; Britton, Remarks on the life and writings of Shakspeare (1828) ; F. Horn, Shakspeare's Schauspiele ertœntert (Leipzig, 1822) ; Stendhal (Henry Beyle), Racine et Shakspeare (Paris, 1823) ; Shakspeariana, catalogue of all books, pamphlets, etc., relating to Shakspeare (Londres, 1827) ; Villemain, Nouveaux mélanges (Paris, 1827) ; H. Ulrici, Über Shakspeare's dramatisch Kunst (Halle, 1839) ; C. Brown, Poems autobiographical (Londres, 1838) ; Courtnay, Commentaries on historical plays (Londres, 1840) ; Collier, Index to Shakspeare (Shakspeare's library, Londres, 1843) ; Hunter, Illustrations of Shakspeare (1845) ; Halliwell, Life of Shakspeare (Londres, 1847) ; mistress Clarke, Concordance to Shakspeare (Londres, 1848) ; Coleridge, Notes and lectures on Shakspeare (1849) ; Gervinus, Shakspeare (Leipzig, 1852) ; Halliwell, Shakspearés relies (Londres, 1852) ; Philarète Chasles, Études sur Shakspeare (Paris, 1852) ; Collier, Notes and emendations to Shakspeare (1853) ; Singer, Vindication of Shakspeare's text versus Collier (Londres, 1853) ; Lacroix, Histoire de l’influence de Shakspeare sur le théâtre français (Bruxelles, 1856) ; Ch. Knight, Studies and illustrations of Shakspeare (Londres, 1859) ; S. Neil, Critical biography of Shakspeare (Londres, 1861) ; Simrock, les Sources de Shakspeare ; Fullom, History of Shakspeare (Londres, 1862) ; Victor Hugo, William Shakspeare (Paris et Bruxelles, 1864) ; H. Taine, Histoire de la littérature anglaise ; article Shakspeare, dans l’Encyclopédie nouvelle de Pierre Leroux et JeanReynaud. En 1841, il se fonda à Londres une Shakspeare Society qui a duré douze ans et dont le but était de mettre au jour tous les ouvrages rares ou précieux qui pouvaient jeter quelque clarté sur la vie, les œuvres ou les contemporains de Shakspeare. Dans l’espace de douze ans, cette société a publié quarante-huit ouvrages, dont la plupart ont grandement servi aux travaux dont l’histoire littéraire du XVIe siècle a été l’objet depuis.

Shakspeare (LES HÉROÏNES DE), par Henri Heine (Paris, 1839, in-8o). L’auteur du Reisebilder n’est rien moins qu’anglomane ; Shakspeare seul trouve grâce à ses yeux, et il consacre un volume à étudier ses héroïnes. L’humour de l’auteur ne se renferme pas d’ailleurs dans le sujet qu’il a entrepris de traiter ; ce n’est là qu’un cadre, qu’un prétexte choisi par ce railleur pour se moquer plus à l’aise des préjugés et des hommes. Ophélie, Desdémone ne sont là que pour servir de thème, et les variations qu’il brode à chaque instant sont parfois assez plaisantes. À propos de Porcia du Marchand de Venise et de Shyloek, il écrit « que son cousin, M. de Shylock, à Paris, est devenu le plus puissant baron de la chrétienté et qu’il a reçu de Sa Majesté catholique cet ordre d’Isabelle qui fut fondé jadis pour glorifier l’expulsion des juifs et des Maures de l’Espagne. » Le plus souvent, il ne se contient pas dans les limites (le la plaisanterie spirituelle ; ainsi, il s’exprime en ces termes sur le compte de la duchesse de Berry : « Une certaine Mme Caroline, qui, il y a quelques années, rôdait en province et particulièrement en Vendée, ne manquait ni de talent ni de passion, mais elle avait un trop gros ventre, ce qui nuit toujours à une actrice chargée de représenter les héroïques veuves de rois. » Ce qui donne à ce livre singulier une réelle importance, ce sont les lignes que Heine consacre aux écrivains qui se sont inspirés de Shakspeare. Il est facile de voir que c’est là le seul but auquel tendait le poète fort peu soucieux des héroïnes du grand tragique ; Victor Hugo est « le spectre d’un poète anglais du temps d’Élisabeth. » Henri Heine le croit inférieur, non-seulement à Shakspeare, mais aux contemporains du poète anglais. Il y a dans ces jugements plus de plaisanterie que de solide raison ; Henri Heine nous apprend gravement que, grâce à une indiscrétion du libraire Renduel, il a su que Victor Hugo avait des difformités soigneusement cachées, ce qui explique toutes les défectuosités de son style. Les épithètes se pressent en foule sous la plume de l’écrivain d’outre-Rhin : « C’est un revenant, un vampire ; il a la maladie de la mort et du laid. » Heine unit la muse du poëte avec Quasimodo. Alfred de Musset et A. de Vigny sont plus justement appréciés. Le jugement porté sur ce dernier mérite d’être cité : « Je dois aussi mentionner ici le comte Alfred de Vigny. Cet écrivain, qui possède la langue anglaise, a étudié très à fond les œuvres de Shakspeare ; il en a traduit quelques-unes avec une grande habileté, et cette étude a exercé sur ses travaux originaux la plus heureuse influence. Avec le sentiment subtil et délicat de l’art que l’on doit reconnaître au comte de Vigny, on peut admettre qu’il a sondé plus profondément qu’aucun de ses compatriotes le génie de Shakspeare. Mais le talent de cet homme, ainsi que sa manière de penser et de sentir sont portés au délicat et à la miniature, et ses œuvres valent surtout par la finesse et le fini du travail. Aussi m’est-il permis de croire qu’il s’est trouvé plus d’une fois déconcerté en présence de ces beautés puissantes que Shakspeare a pour ainsi dire taillées dans les plus énormes blocs de granit de la poésie. » Il serait difficile d’apprécier plus justement le talent d’Alfred de Vigny.

Shakspeare (William), roman de Mme Clémence Robert (1845, in-8o). La vie du célèbre tragique anglais était à peu près ignorée en France à l’époque où écrivait l’auteur. Mme Clémence Robert prétend avoir essayé de reconstruire cette vie en entier au moyen des rares indications biographiques contenues dans des ouvrages contemporains de Shakspeare, où se trouvent quelques notes, quelques réflexions rapides sur le poète et quelques dates qui marquent les principaux événements de cette existence. Suivant elle, ce roman n’a été que le prétexte d’intéressantes recherches, le cadre où placer cette grande figure ; mais en somme elle ne raconte que des fables.

Nous voyons d’abord Shakspeare adolescent, plein de l’horreur du négoce et attiré par sa vocation, se sauver de la maison de son père, honnête commerçant. Il devient l’hôte d’un puritain luthérien, réfugié dans une cabane au milieu d’une forêt pour échapper aux persécutions de la reine Élisabeth. Pendant deux ans, il y mène l’existence d’un braconnier avec Atteway et sa fille, qu’il épouse, puis qu’il quitte furtivement, attiré par une force mystérieuse vers le mouvement et la vie, surtout depuis qu’il a retrouvé un de ses compagnons d’enfance, Henri Southampton, dont la vue a réveillé sa passion pour le théâtre. William se rend à Londres pour s’engager dans un régiment et, mis par un caprice de la destinée en relation avec le directeur d’un théâtre de Londres, Johnson, qui devine le talent dramatique du jeune homme, il s’engage dans sa troupe ; il ne tarde pas à devenir un acteur célèbre et commence sa réputation d’auteur par la publication du Pèlerin passionné (c’est le titre d’une première édition des Sonnets, imprimés sans l’aveu de Shakspeare), de Périclès, de Henri VI et de la Tempête, qu’il compose en vivant avec une comédienne nommée Arielle. La sœur de Henri Southampton, l’altière Élisabeth, dont le poëte est amoureux, lui donne ses bonnes grâces ; mais un être difforme, repoussé de la société, une sorte de Quasimodo des forêts, du nom singulier de Minuit, lui prédit qu’il éprouvera de grands chagrins d’amour. Invité mystérieusement à une entrevue par Élisabeth pour dix heures du soir, le poëte croit toucher au moment du bonheur ; quel n’est pas son désappointement quand, arrivé à l’hôtel Southampton, il se trouve en présence d’une brillante réunion de seigneurs qui l’invitent à déclamer des vers. Il se venge de cet affront en leur jetant comme un défi, à la face et d’une voix vibrante d’inspiration et de colère, la fameuse tirade d'Othello contre la noblesse, puis il sort au moment où, blessés dans leur orgueil, ses auditeurs menacent de lui faire un mauvais parti. Pour tromper les souffrances de son amour déçu et de son amour-propre humilié, il boit jusqu’à l’ivresse et retourne à l’hôtel Southampton, pénètre jusqu’à la chambre à coucher d’Élisabeth, qu’il blesse par mégarde de la pointe d’un poignard en voulant lui faire violence. Rendu à sa lucidité ordinaire par la vue du sang, il sort après avoir obtenu son pardon, mais pas un seul mot d’affection de la fière patricienne. Le lendemain, il fête avec ses amis de la scène l’anniversaire de sa naissance, quand il est arrêté sur la plainte des seigneurs qu’il avait insultés. Shakspeare, le poète démocratique, est promptement rendu à la liberté en présence d'une émeute populaire et grâce à l’intervention de Henri Southampton ; mais, pendant son incarcération, Minuit a enlevé Arielle, que veut épouser un ministre anglais, lord Clarisson, et qui fait ainsi, sans le savoir, obstacle à l’hymen de ce ministre avec miss Élisabeth. William arrache Arielle des mains de Minuit, mais trop tard, car ce monstre a eu le temps de verser sur les lèvres de la jeune fille quelques gouttes d’un poison dont elle meurt. Fou de douleur, le poëte frappe Minuit de son poignard, sans le tuer heureusement, car il apprend que cet être dégradé est son frère. Élisabeth, par un singulier revirement, offre à Shakspeare son amour pour consolation, mais il le refuse et elle se retire dans un cloître. Dès lors, le poëte se repose des passions dans le travail. Pendant un orage, il rencontre une jeune fille dans un temple et apprend par ses réponses ingénues qu’elle est le fruit de son union avec Suzanne Attaway. Il renonce au théâtre et va s’établir avec sa femme et sa fille à la campagne, où il meurt,

Shakspeare et son temps, étude littéraire, par Guizot (1852, in-8o). Ce livre n’est autre chose qu’un Essai sur la vie et les œuvres de Shakspeare, que l’auteur avait publié en 1821 en tête d’une traduction des œuvres du poëte anglais, et qu’il a revu et complété. Il se compose de deux parties : d’abord l’Essai, puis des notices historiques et critiques sur les principales pièces de Shakspeare. Le côté le plus intéressant de l’ouvrage est l’appréciation du talent de Shakspeare. Les observations qu’il suggère à Guizot sont fort justes et dénotent des études très-sérieuses. Impossible de résumer en moins de mots et plus exactement le caractère de son génie : « C’est par le fond que Shakspeare excelle et par la forme qu’il pèche ; il démêle et met admirablement en scène les instincts, les passions, les idées, toute la vie intérieure des hommes ; c’est le plus profond et le plus dramatique des moralistes, mais il fait parler à ses personnages un langage souvent recherché, étrange, excessif, dépourvu de mesure et de naturel, singulièrement d’accord avec la langue anglaise. » Les événements ne sont pas, en effet, ce qui préoccupe Shakspeare ; il ne s’inquiète que des hommes qui les font. C’est dans la vérité dramatique, non dans la vérité historique, qu’il établit son domaine. Pour exposer un fait sur la scène, il n’ira pas s’informer minutieusement des circonstances qui l’ont accompagné, ni des causes diverses et multipliées qui ont pu y concourir. Ce n’est que la matière du drame ; ce n’est pas là que Shakspeare en cherchera la vie. Il prend le fait comme le lui livrent les récits et, guidé par ce fil, il descend dans les profondeurs de l’âme humaine. C’est l’homme qu’il veut ressusciter ; c’est l’homme qu’il interroge sur le secret de ses impressions, de ses penchants, de ses idées, de ses volontés. Il lui demande, non pas : « Qu’as-tu fait ? » mais : « Comment es-tu fait ? D’où est venue la part que tu as prise dans les événements où tu es mêlé ? Que cherchais-tu ? Que pouvais-tu ? Qui es-tu ? Que je te connaisse, je saurai tout ce qui m’importe dans ton histoire. » La puissance de l’homme aux prises avec la puissance du sort est le spectacle qui inspire Shakspeare, et nul n’a réuni au même degré le double caractère de l’observateur impartial et de l’homme profondément sensible, accessible à toutes les misères humaines. Tels sont les sentiments qui ont fait de lui le premier tragique des temps modernes. Mais, dira-t-on, ces qualités puissantes sont gâtées par des exagérations, des invraisemblances, des trivialités, des monstruosités. « Ces bizarreries, dit Guizot, ne peuvent assurément compter parmi les preuves de génie de Shakspeare, mais elles attestent l’empire qu’avait pris sur lui la grande pensée dramatique à laquelle il a tout sacrifié. Soit que dans ses pièces historiques il multiplie les invraisemblances et les impossibilités pour dissimuler le cours du temps, soit que dans ses plus belles tragédies, il le laisse fuir sans s’en inquiéter, c’est toujours l’unité d’impression, source de l’effet théâtral, qu’il poursuit et veut maintenir. Guidé par cet instinct, qui est la science du génie, le poëte sait que notre imagination parcourra sans effort avec lui le temps et l’espace, s’il lui épargne les invraisemblances morales qui pourraient seules l’arrêter ; c’est dans ce dessein que tantôt il accumule les invraisemblances matérielles, tantôt il épuise les habiletés de son art et, toujours attentif au but qu’il poursuit, il sait faire rentrer dans l’unité d’action ces artifices, ces moyens préparatoires qu’il emploie pour écarter ce qui troublerait l’illusion dramatique et disposer librement de notre pensée. L’action, pour être vaste, ne cesse pas d’être une, rapide et complète ; c’est que le poëte en a saisi la condition fondamentale qui consiste à placer le centre d’intérêt là où se trouve le centre d’action, et que le personnage qui fait marcher le drame est aussi celui sur qui se porte l’agitation morale du spectateur. »

Tels sont, d’après Guizot, les traits caractéristiques du génie de Shakspeare recueillis ça et là dans cette excellente étude. La partie critique et historique concernant les pièces du poëte est, bien qu’aussi consciencieuse, moins intéressante. L’ouvrage de Guizot est une bonne étude littéraire, écrite d’un style sévère et magistral.

Shakspeare (William), par Victor Hugo (1864, in-8o). Ce beau livre ne devait être d’abord que la préface de la traduction du grand poëte anglais par Fr.-V. Hugo ; mais rien qu’en touchant le sujet, l’auteur l’a agrandi, comme à son habitude. William Shakspeare, qui a paru sans être signé, bizarrerie assez singulière, n’est à proprement parler ni une biographie du poète, ni une étude de son génie ; c’est une apothéose des grands génies de tous les temps, à propos de Shakspeare. Suivant l’exemple d’Emerson qui, dans ses Représentants de l’humanité, a incarné dans six hommes l’humanité tout entière, V. Hugo prend douze poëtes ou écrivains : Homère, Eschyle, Job, Isaïe, Lucrèce, Juvénal, Tacite, saint Jean, Dante, Rabelais, Cervantes, Shakspeare, et, partant d’une théorie qu’il appelle la théorie des égaux, sans faire aucune comparaison entre ces illustres fondateurs de la littérature universelle, il les met en face les uns des autres et, en quelques pages consacrées à chacun d’eux, il met en relief, avec une énergie incomparable, le trait saillant, le caractère de l’écrivain, du poëte, la qualité qui le fait l’égal des plus grands, de manière à en présenter une image qui reste lumineuse dans l’esprit. Ces portraits, d’une couleur si vive qu’elle en est presque aveuglante, peuvent être critiqués ; ce sont moins des études réelles que des sortes de transfigurations poétiques. Les pages consacrées à Eschyle, qui est étudié deux fois dans ce livre, d’abord dans ce que l’auteur appelle la série des égaux, puis dans un chapitre à part intitulé Shakspeare l’Ancien ; les portraits de Tacite, de Juvénal, de Dante et de Rabelais sont surtout remarquables. C’est assurément la plus belle partie du livre, quoique les chapitres consacrés à Shakspeare même, à l’analyse de son génie, de ses passions, des ressorts de ses drames, aux calomnies et aux injures dont il fut abreuvé soient aussi fort beaux. Nous avons cité quelques-unes de ces pages et résumé les autres dans la biographie du poète. Mais Victor Hugo n’est pas Sainte-Beuve ; la critique minutieuse, appuyée sur des textes, des déductions, n’est pas son fait. Il peint à grands traits, s’élance dans l’espace à grands coups d’aile, et ce n’est quelquefois pas sans une certaine appréhension que l’on voyage si vite et si loin avec lui.

William Shakspeare est un livre qui secoue violemment l’intelligence et qui fait penser. L’auteur choque, il est vrai, notre amour-propre national en passant sous silence notre XVIIe siècle et en refusant de mettre au rang des grands poètes, des génies universels, sinon Racine, du moins Corneille ou Molière ; mais ce livre suscite une réflexion encore plus singulière. Par sa disposition, par ses aperçus comme par ses sous-entendus, il laisse voir que cette galerie de grands hommes n’est pas complète, qu’il en manque un, et le nom de celui-là est vingt fois sur les lèvres de celui qui lit ces pages fiévreuses. Aussi a-t-on dit avec autant de malice que de justesse que ce livre était un quinconce dont chaque allée conduisait au buste de Victor Hugo.

Shakspeare amoureux, comédie en un acte d’Alexandre Duval ; Théâtre-Français, 2 janvier 1804. Shakspeare s’est épris d’une jeune actrice, Clarence, à laquelle il enseigne l’art de la déclamation. Mais le professeur a un rival, un rival dangereux, riche et puissant, lord Wilson, qui pousse l’amour jusqu’au dévouement bien rare d’offrir sa main à la comédienne. L’homme de génie a bien des chances d’être sacrifié à son noble compétiteur, d’autant plus que l’ennemi a des intelligences dans la place : une soubrette peu sentimentale prêche à Clarence les avantages d’un mariage brillant, et Clarence, malgré quelques tirades vertueuses, paraît disposée à goûter ses conseils. Le poëte, qui vient donner sa leçon à la jeune fille, est invité à repasser plus tard parce que Mademoiselle est à sa toilette. Un autre se le fût tenu pour dit ; Shakspeare est plus tenace, il se dissimule derrière une porte, prête l’oreille aux complots qui se trament contre lui et apprend que le soir même lord Wilson doit être introduit mystérieusement par la soubrette : le mot d’ordre est Richard III. Maître de ce petit secret, l’amant évincé se retire, puis revient tranquillement donner sa leçon ; il apprend à Clarence comment il faut dire : « Je vous aime » et le lui fait répéter plusieurs fois. Sa jalousie éclate à la fin, en une tirade passionnée, et Clarence, qui croit entendre quelque fragment d’un nouveau drame, félicite son maître ; elle l’engage à aller promptement écrire ce beau morceau. Shakspeare se retire fort mécontent ; mais il se désole sans faire la part de l’inconstance de la femme « perfide comme l’onde. » Clarence s’est éprise de nouveau d’un si beau jaloux ; en vain la soubrette la presse d’assigner un rendez-vous à lord Wilson. La capricieuse enfant écrit au riche épouseur pour lui donner un congé en bonne forme ; la soubrette est chargée de le remettre à son adresse. À la porte, elle rencontre dans l’obscurité un homme enveloppé d’un grand manteau qui lui dit : « Richard III » et auquel elle remet le billet. Cet homme, c’est Shakspeare, qui s’est glissé à la faveur du mot d’ordre chez l’infidèle Clarence ; il s’élance dans l’appartement de sa maîtresse, l’accable de reproches, lui prodigue tout le répertoire d’épithètes familier aux amants abandonnés. Quand il a fini, Clarence lui fuit ouvrir enfin le billet où il trouve le secret de son bonheur. La toile tombe ; la pièce tomba aussi. La jolie scène de Shakspeare Othello ne put la sauver.