Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Révolution française (HISTOIRE DE LA), par Michelet

Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 3p. 1122).

Révolution française (HISTOIRE DE LA), par Michelet (1850,7 vol. in-8o). Montesquieu disait de Voltaire : « Il a trop d’esprit pour m’entendre ; tous les livres qu’il lit, il les fait ; après quoi il approuve ou critique ce qu’il a fait. » On pourrait appliquer cette spirituelle boutade à Michelet avec une légère variante : « Tous les événements qu’il raconte, il les recommence, puis il juge ensuite ce qu’il vient d’imaginer. » L'Histoire de la Révolution française justifie surtout cette assertion. L’auteur a compris toute la richesse du sujet qu’il avait à traiter et il en a retracé les principaux épisodes avec un incontestable talent. Il a rendu avec une verve entraînante l’élan généreux qui à cette époque emporta la France entière vers la liberté ; mais, dans son ardeur de tout saisir, de tout embrasser, il arrive à perdre de vue les idées générales qui dominaient alors, à leur insu, les esprits en apparence les plus indépendants, les caractères les plus spontanés. Sa pensée se divise, s’émiette, s’éparpille à l’infini ; en agrandissant le rôle des masses, il amoindrit tellement le rôle des acteurs principaux, qui ont souvent obéi à la foule, mais qui plus souvent encore lui ont commandé, que l’attention ne sait plus où se fixer. Le désir de rendre à la multitude l’importance qui lui appartient l’entraîne parfois à d’étranges injustices ; il se plaît à transformer les acteurs en instruments, comme si une idée, pour être généreuse, une résolution, pour être héroïque, devait nécessairement venir de la foule et perdait sa grandeur en prenant le nom d’un homme. Le but que s’est proposé Michelet ne saurait être douteux : il a voulu dépouiller de leur éclat, de leur prestige, les grandes figures que nous sommes habitués à regarder comme ayant dominé la multitude ; il a voulu mettre dans la rue, dans la rue seule, toute la puissance qui était dans la tribune. Le peuple, suivant lui, a droit à une réparation ; il a été dépouillé de sa part légitime d’action par les historiens de la Révolution française ; il est temps de lui rendre ce qu’ils lui ont ravi. Et, pour accomplir cette réparation, il fait de la tribune la très-humble servante de la foule.

Il est difficile de suivre Michelet dans son récit. Les anecdotes se multiplient, les détails se pressent à chaque page, mais l’histoire proprement dite, l’analyse des idées soumises à la discussion, le tableau des passions qui ont entravé le développement de ces idées, la nature et la portée des principes demeurés victorieux sont presque toujours oubliés. En revanche, on remarque de brillants morceaux, tels que les portraits de Vergniaud, de Marat, de Mme Roland, de Condorcet, de Danton, etc. Même dans ces portraits, Michelet veut émouvoir avant tout et à tout prix. Aussi cherche-t-il plutôt les effets que les faits, et oublie-t-il trop souvent le précepte de Quintilien : « On écrit l’histoire pour raconter, et non pour prouver. » Il néglige le récit pour [’argumentation ou le pamphlet. Il ne se contente pas d’indiquer dans le passé les événements qui contiennent une leçon pour le présent, il ne se borne pas à signaler les termes de comparaison ; là où il devrait ne chercher qu’un enseignement salutaire, il cherche une arme contre les opinions qui le blessent, contre les principes qu’il veut combattre. Un tel procédé n’est guère compatible avec le caractère de l’histoire. Le récit du passé, écrit d’une main sévère, tracé avec impartialité, peut fournir des armes à tous les partis ; mais ce n’est pas à l’historien qu’il appartient de transformer en arsenal le souvenir des générations évanouies. Cette méthode peut séduire les esprits passionnés pour qui la lutte a plus de prix que la science, mais elle n’est pas conforme au génie de l’histoire. L’œuvre de Michelet, pénétrée de convictions généreuses, excitera chez les esprits mêlés aux luttes politiques de vives sympathies et peut-être aussi des haines non moins vives.