Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/PHILIPPE II, roi de Macédoine, père d’Alexandre le Grand

Administration du grand dictionnaire universel (12, part. 3p. 807-808).

PHILIPPE II, roi de Macédoine, père d’Alexandre le Grand, né l’an 382 av. J.-C-, assassiné en 336. C’est à lui que la Macédoine dut sa grandeur, fondée, comme on le sait, sur l’asservissement de la Grèce. Au reste, les circonstances le servirent autant que son génie et ses perfidies. La démocratie antique n’avait pu trouver sa forme et elle allait périr. Comme organisation politique, elle n’avait su que constituer la cité et n’avait pu s’élever à une unité d’ordre supérieur. Athènes, Sparte, Thèbes avaient tour à tour et sans succès tenté de rapprocher par les armes, sous leur domination, les éléments divers de la nationalité hellénique. Tous les Grecs qui avaient subi la forme de la cité ayant échoué dans leurs efforts pour organiser une nouvelle association en rapport avec l’instinct général et le besoin de la civilisation, il y avait place pour une puissance nouvelle qui allait arriver et faire l’unité au profit du despotisme. Longtemps obscure, livrée à d’horribles luttes intérieures, toujours en guerre avec la barbarie thrace et illyrienne, à laquelle elle confinait, étrangère aux progrès qui s’étaient accomplis, la Macédoine apparaissait à la Grèce à peu près comme la Moscovie à l’Europe avant le XVIIIe siècle. On la mettait sur la même ligne que les nations sauvages avec lesquelles elle était en échange régulier d’invasions, de victoires et de défaites. Son histoire, avant Philippe, est pleine d’assassinats, de guerres civiles, d’usurpations, comme l’histoire russe. Philippe, de la race royale de Macédoine, avait été, dans sa jeunesse, amené comme otage à Thèbes, où il s’initia à la civilisation grecque, à la politique et à la guerre, auprès d’Epaminondas. Vers 330, il s’échappa et retourna en Macédoine et, à la mort de son frère Perdiccas, s’empara du pouvoir, comme tuteur de son neveu Amyntas, et bientôt après de la couronne, que lui disputèrent en vain deux compétiteurs. Mettant à profit l’éducation grecque qu’il avait reçue, il réorganisa le gouvernement, l’armée, créa ou perfectionna la célèbre phalange macédonienne, qui valut tant de succès à sa patrie, poursuivit la lutte périodique de la Macédoine contre la barbarie thrace et illyrienne, à laquelle elle confinait, et recula les bornes de ses États jusqu’au Strymon à l’est et jusqu’au lac Lichnitis à l’ouest. Commençant dès lors à développer ses plans d’agrandissement, il s’empara successivement des villes grecques qui l’empêchaient d’arriver jusqu’à la mer, Amphipolis, Pydna, Polidée, colonies athéniennes, enfin Crénides, qu’il nomma Philippes, et dont les mines d’or lui facilitèrent l’accomplissement de l’oracle de Delphes qui lui avait dit : « Sers-toi d’armes d’argent, et rien ne te résistera. » Il s’assura ainsi dans toute la Grèce des créatures dévouées, des orateurs dont l’éloquence vénale lui fit un parti puissant et prépara les voies à son ambition (356). La corruption fut, en effet, pour lui un instrument non moins décisif que la force des armes, et il n’estimait pas de forteresse imprenable quand un mulet chargé d’or pouvait y monter (v. mulet), phrase pittoresque et originale qui revient souvent sous la plume des écrivains, quand ils veulent exprimer avec énergie la puissance irrésistible de l’or. Convoitant l’empire de la Grèce, il s’avançait par toutes les voies possibles, par la ruse, par la force, par la corruption ; profitant habilement des divisions (que lui-même suscitait), des luttes intestines, des rivalités d’États et de cités, il s’avançait vers son but avec une persévérante obstination. Au reste, la Grèce énervée sentait sa dissolution prochaine. Soit lassitude, amour du repos ou lâcheté, les peuples n’opposaient pas de résistance sérieuse à ce conquérant barbare dont la politique profonde savait frapper des coups décisifs. « Hélas ! disait l’Athénien Démade, nous ne gouvernons plus la patrie, mais les naufrages de la patrie ! » Un homme osa lutter cependant ; ce fut le grand Démosthène, l’immortel orateur athénien. Le premier, il pénétra la politique de Philippe, dénonça ses empiétements successifs, essaya de galvaniser ses concitoyens amollis et ne recueillit le plus souvent que l’indifférence. Il n’en continua pas moins ce duel grandiose d’un seul homme contre les événements et la fatalité. Seul avec son génie, son patriotisme et son énergie, il entreprit de sauver la Grèce. Mais des calamités toujours nouvelles étaient les seules réponses que le destin fit à son argumentation et à ses efforts. Cependant Philippe, profitant des troubles de la guerre sacrée, s’empara de Méthone, où il eut l’œil droit crevé par la flèche de l’archer Aster, d’Imbros, de Lemnos, intervint dans les troubles de la Thessalie, tenta de franchir les Thermopyles, mais fut arrêté par les Athéniens. Forcé de reculer, il continua d’agiter la Grèce par ses corruptions et ses intrigues, reprit l’offensive en 352, s’empara d’Apollonie (350), de Stagyre et enfin d’Olynthe, vainement secouru par Athènes (348). Puis il se fit appeler par les Béotiens pour terminer la première guerre sacrée, pendant qu’il trompait les Athéniens par des traités captieux ; maître des Thermopyles, il se fait admettre au conseil amphictyonique (où les Grecs seuls avaient été jusqu’alors admis), se fait donner l’intendance du temple de Delphes, la présidence des Jeux Pythiques et devient en quelque sorte l’arbitre de la Grèce (315). Malgré la paix conclue, il continuait ses intrigues et ses usurpations dans l’Eubée (que le parti aristocratique lui avait livrée), dans le Péloponèse, dans la Chersonèse, etc., pendant que l’infatigable Démosthène armait Athènes et soulevait toutes les villes de la Grèce contre lui. Menacé par cette ligue formidable (338), Philippe fut sauvé par l’orateur athénien Eschine, qui lui était vendu et qui détermina le conseil amphictyonique à le nommer généralissime de la deuxième guerre sacrée contre les Locriens. Philippe vole en Locride, abandonne le prétexte de la guerre sacrée, s’empare d’Elatée et marche sur l’Attique. Les Athéniens, unis aux Thébains, tentèrent en vain de l’arrêter : la décisive victoire de Chéronée le rendit maître de la Grèce. Puis, comme s’il voulait se faire pardonner sa domination et dorer d’un rayon de gloire la servitude des Grecs, il reprit le projet, ébauché par Cimon et Agésilas, d’une grande expédition nationale contre les Perses, convoqua une diète à Corinthe et se fit nommer généralissime de toutes les forces helléniques. Mais, au milieu de ses préparatifs et au moment de réaliser ses vastes desseins, il fut poignardé par un de ses officiers, Pausanias (336), victime d’un outrage impuni, ou peut-être poussé au meurtre par Olympias, épouse répudiée de Philippe. Il laissait à son fils Alexandre un royaume qu’il avait pour ainsi dire créé, une armée formidable, des trésors, enfin tous les éléments de la grandeur, avec l’exécution d’une entreprise populaire et qui seule peut-être pouvait faire accepter aux Grecs à peine soumis cette domination semi-barbare et si nouvelle pour leur orgueil national. « En vingt-trois ans de règne, dit Mérimée, Philippe avait agrandi et plus que doublé son royaume. Chez ses voisins barbares, qui lui avaient d’abord donné tant d’occupation, de même que chez les Grecs, toute idée de résistance avait disparu. Au nord comme au midi, il ne voyait plus que des peuples découragés et presque résignés à leur abaissement. Les Athéniens, qui avaient un moment joint leurs armes à celles des Thébains, les avaient déposées humblement aussitôt après la défaite de Chéronée et s’efforçaient, par la promptitude de leur soumission, de faire oublier leurs velléités belliqueuses. Philippe avait des troupes nombreuses, aguerries et fidèles ; ses finances étaient en bon état ; il était maître, d’ailleurs, de puiser dans le trésor des villes qu’il avait vaincues, et leur marine était à sa disposition... Les prodigieuses conquêtes d’Alexandre et la fortune toujours fidèle à ses armes ont éclipsé la gloire de Philippe, et la postérité éblouie a refusé d’attribuer au père la part considérable qui lui appartient dans les succès du fils. C’est Philippe qui avait organisé l’armée macédonienne, qui l’avait disciplinée, aguerrie. Les revers assez fréquents qu’il éprouva dans ses expéditions prouvent combien sa tâche avait été difficile, et sa promptitude à réparer ses pertes et à trouver des ressources nouvelles dans ses désastres montre l’énergie de son caractère et la puissance de son génie. » Philippe, grand capitaine et profond politique, avait, malgré son éducation hellénique, tous les vices des barbares, une intempérance devenue proverbiale, la ruse, la perfidie et la cruauté. Toutefois, Plutarque, Elien, Sénèque et plusieurs autres auteurs ont recueilli sur ce prince des paroles et des actions qui prouvent qu’il était loin d’être étranger aux sentiments justes et généreux. Un esclave était chargé de lui dire chaque matin, à son réveil : « Philippe, souviens-toi que tu es mortel. » Ses courtisans lui conseillaient de bannir un homme qui disait du mal de lui : « Bon, bon, répondit-il, pour qu’il aille en médire partout. » On l’excitait à chasser de sa cour un philosophe qui avait la hardiesse de lui adresser des reproches : « Prenons garde, répondit-il, si nous ne lui en avons point donné sujet. » Quand il apprenait qu’un de ses ennemis était dans la gêne, il lui faisait porter des secours et disait à ce sujet ce mot, qui annonce au moins une politique habile : « Il est au pouvoir des rois de se faire aimer ou haïr. » Après la bataille de Chéronée, Philippe, dans l’enivrement de la victoire, insultait aux prisonniers. L’orateur Démade, l’un d’eux, dit alors hardiment au prince : « Tu joues le rôle de Thersite, quand tu pourrais être un Agamemnon. » Cet avis généreux valut la liberté à Démade et un traitement plus doux aux autres prisonniers,

Une pauvre femme le pressait de lui rendre justice, et comme il la renvoyait de jour en jour : « Cessez donc d’être roi, » lui dit-elle avec émotion. Ce mot naïf, mais profond, ramena soudain Philippe à son premier devoir, À une audience publique, comme il se tenait dans une position peu convenable, un esclave l’en avertit : « Qu’on mette cet homme en liberté, dit Philippe, j’ignorais qu’il fût de mes amis. »

Un autre jour, une femme vint lui demander justice au sortir d’un long festin et fut condamnée. « J’en appelle, s’écria-t-elle vivement. — Et à qui ? répondit le roi. — À Philippe à jeun, » répliqua-t-elle ; et Philippe, examinant de nouveau l’affaire, reconnut l’injustice de son jugement et la répara aussitôt.

Cette dernière anecdote est restée célèbre, et il y est fait souvent allusion. Mais on varie sur la dernière partie de la réplique, et au lieu de dire à Philippe à jeun, on dit quelquefois à Philippe mieux informé. On dit encore, mais par erreur, à César mieux informé.