Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/LUCRÈCE (Titus LUCRETIUS Carus), l’un des plus grands poètes latins

Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 3p. 770).

LUCRÈCE (Titus LUCRETIUS Carus), l’un des plus grands poètes latins, né l’an de Rome 658 (95 ans av. J.-C), mort vers l’an 700. La vie de ce profond penseur qui, le premier, a essayé de traduire en beaux vers les grands problèmes de la nature, et qui a revêtu de la plus admirable poésie les données abstraites de la métaphysique, est absolu mentobscure. Tout ce que l’on sait de lui, c’est qu’il appartenait à une illustre famille romaine, la famille Lucretia, celle de la fameuse Lucrèce, dont le viol par Sextus Tarquin amena la chute de la royauté. Sa vie s’écoula des commencements de Sylla au meurtre de Clodius, c’est-à-dire pendant une des périodes les plus troublées de Rome. Il vit Marius et Sylla, Rome déchirée par des luttes intestines, rougie du sang de ses enfants ; il vit les proscriptions en masse, les meilleurs citoyens égorgés ou bannis. Ce spectacle attristant influa-t-il sur sa philosophie, contribua-t-il à introduire dans son âme cet amer dégoût, cette immense tristesse que respire tout son poème ? Il est permis de le croire.

Suivant une opinion assez vraisemblable, Lucrèce alla en Grèce étudier la philosophie et fut le disciple de Zenon, disciple lui-même d’Épicure. Quelques biographes prétendent qu’il devint fou, et qu’il composa le poëme de la Nature des choses dans les intervalles lucides que lui laissait sa folie. Cette fable a été répandue par Eusèbe dans les premiers siècles du christianisme : la haute raison qui préside à toutes les parties de l’œuvre du poète proteste contre une semblable assertion. Il ne faut y voir qu’un argument désespéré produit par des adversaires pour lesquels toute arme était bonne et qui, considérant Lucrèce comme un athée, le combattirent à outrance. Lucrèce n’était athée qu’au regard des dieux du paganisme, dont il a fait justice à jamais, et, par une étrange inconséquence, les polémistes catholiques lui empruntèrent souvent des arguments. Le suicide du poète est malheureusement plus certain ; Lucrèce se tua vers l’âge de quarante ans. Ce fut, suivant une tradition, le jour même où Virgile prit la robe prétexte. Si l’on ajoute a ces quelques renseignements l’amitié profonde qui l’unit toute sa vie au descendant d’une des plus grandes familles de Rome, Memmius, à qui il dédia son poème, on connaîtra tout ce qu’il est possible de savoir sur la vie de Lucrèce, c’est-à-dire bien peu de chose. Mais le poème de la Nature est k lui seul une source autrement précieuse que la biographie la plus accidentée : la vie de ces grands génies est surtout dans leurs œuvres.

Aussi bien Lucrèce a été assez étudié de notre temps, assez aimé pour qu’il nous soit facile de le comprendre. Il semble, en effet, que c’est de nos jours seulement que le grand poëte est estimé à son juste prix. Presque inconnu à Rome, goûté, mais goûté en secret par Virgile, qui l’imite souvent et surtout s’inspire de lui, loué par le seul Ovide, il traverse les siècles en trouvant peut-être des gens qui l’admirent, mais sans rencontrer personne qui le loue. Sa doctrine faisait sans doute tort à sa poésie. Naturellement le moyen âge l’ignore ; au xviie siècle, Molière en imite un passage ; au xviiie siècle, il est assez goûté ; mais ce que l’on fait valoir surtout en lui, ce sont ses doctrines philosophiques ; sa poésie n’est pas remarquée. C’est donc de nos jours une nouveauté, presque une révélation que cette poésie de Lucrèce. Aussi bien ne nous en plaignons pas : il semble que ce parfum de poésie, qui jusqu’alors avait été à peine respiré, nous arrive avec toute sa fraîcheur ; il nous a été laissé jeune et pur. Sentons-le ; sentons-le longuement, et pénétrons-en notre esprit et notre cœur.

Lucrèce est philosophe et poète. Philosophe, il est épicurien. L’exposé de sa doctrine nous entraînerait trop loin ; on la trouvera dans l’analyse du poëme de la Nature des choses, Il nous suffira de dire ici que son système philosophique est si puissant qu’après deux mille ans c’est encore dans son livre que les rationalistes vont chercher leurs arguments, comme les spiritualistes trouvent encore les leurs dans Platon. Bien des hypothèses de Lucrèce ont été contredites par la science moderne, mais le fond reste, et ces grands problèmes de la nature, sans doute insolubles pour l’homme, ont trouvé dans son poème, sinon leur solution impossible, du moins une exposition digne de leur majesté. Ce qui domine dans cette poésie lumineuse de Lucrèce, c’est le sens intime de la grandeur et de l’infirmité de l’homme ; nul autre n’a peint en vers plus énergiques et plus poignants nos aspirations infinies et notre néant : l’homme, par la force de sa pensée, s’élevant jusqu’aux sphères inaccessibles, et, par l’infirmité des éléments qui le composent, bientôt absorbé dans le néant. Aussi Lucrèce trouve-t-il les accents les plus vrais pour parler du repos éternel, qui suit l’agitation de la vie. C’est peut-être en s’inspirant de lui qu’un poète contemporain s’est écrié en parlant des morts :

Ah ! dans vos lits profonds quand je pourrai descendre,
Comme un forçat vieilli qui voit briser ses fers,
Que j’aimerai sentir, libre des maux soufferts,
Ce qui fut moi rentrer dans la communs cendre !

Rentrer dans la commune cendre, voilà en effet ce que désirait Lucrèce ; il y trouvait la paix rêvée, infinie, éternelle. C’était pour posséder cette paix qu’il avait banni la crainte des dieux et de la mort. Il la désirait avec autant d’ardeur que Pascal :

Pacata posse, omnia mente tueri,

« Pouvoir contempler toutes choses d’une âme pacifiée, dit-il quelque part. » Mais Pascal trouve la paix dans la croyance à une autre vie, tandis que Lucrèce la trouve dans le néant. Pour lui, il aime l’anéantissement ; la paix éternelle de la mort, voilà à quoi aboutit Lucrèce.

Cette paix de l’âme tant désirée, Lucrèce la connut-il pendant sa vie ? On peut affirmer que non. Il y a en lui, on le sent, une blessure intérieure qui saigne toujours, et c’est pour cela, c’est pour cette âme souffrante que nous l’aimons. Il a réfléchi sur les choses, il en a vu la vanité, et il en a souffert. De ces souffrances, nous entendons l’écho en nous-mêmes ; et voilà pourquoi quiconque a lu Lucrèce ne peut se détacher de lui. Ajoutons que, plus que personne, il a aimé la nature d’un amour profond et tendre, qu’il s’est perdu en elle. Avec quelle tendresse il parle de cette bienfaisante nature, de qui tout vient, et les arbres et les fleurs, et la verte espérance des enfants ! Mais il faut lire cela et l’admirer silencieusement. Si l’on ajoute à ces souffrances intérieures, à cet amour profond de la nature, que Lucrèce a eu en lui un esprit indépendant, qu’est-il besoin de dire de plus pour faire comprendre pourquoi il est tant aimé de nos jours, et pourquoi il est un des plus grands poètes qu’il y ait eu ?