Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/LUCRÈCE, fille de Lucretius Spirius, préfet de Rome, et épouse de Collatin, parent de Tarquin le Superbe

Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 3p. 769-770).

LUCRÈCE, fille de Lucretius Spirius, préfet de Rome, et épouse de Collatin, parent de Tarquin le Superbe, morte en 510 av. J.-C. et célèbre surtout par sa mort tragique. Sa biographie est tout entière dans l’aventure qui lui a valu son renom historique. Cette aventure est-elle bien certaine et ne faut-il pas la ranger dans ces fables dont les Romains ont cru devoir rehausser les commencements de leur république ? Nous n’avons là-dessus que le récit de Tite-Live, dont il faut tant se défier. C’est lui que nous suivrons dans l’exposition de ce fait qui, légendaire ou non, tient une place considérable dans l’histoire de Rome, puisque la mort de Lucrèce décida, suivant les annalistes, l’avènement du gouvernement populaire.

En 509 av. J.-C, les Romains assiégeaient Ardée ; ils étaient commandés par le roi en personne, Tarquin le Superbe, et son fils Sextus ; celui-ci, orgueilleux et violent, cherchait à se distraire des ennuis du siège dans des orgies perpétuelles. Un soir que ses convives et lui étaient ivres, Sextus proposa à ses compagnons de débauche, parmi lesquels se trouvaient Collatin, l’époux de Lucrèce, d’aller à Rome surprendre leurs femmes. On monte à cheval et l’on se rend successivement aux logis des joyeux compagnons, qui trouvent leurs femmes très-occupées, de leur côté, à oublier l’absent. Une seule, l’épouse de Collatin, vaquait à ses devoirs de femme fidèle, filait la laine et distribuait leur tâche à ses servantes. Collatin et tous les autres remontèrent à cheval et ne prirent que le temps de retourner au camp ; mais Sextus avait été frappé de la beauté calme et sereine de Lucrèce ; il revint quelques jours après, se fit ouvrir les portes, demanda à la voir sous prétexte de lui donner des nouvelles de son mari et se fit offrir l’hospitalité pour la nuit dans la maison. Lucrèce soupa avec lui et, sans méfiance, alla se coucher dans ses appartements.

Sextus, qui sans doute avait gagné une des servantes, trouva le moyen de s’introduire dans la chambre de Lucrèce et jusque dans son lit. Il la menaça, dit Tite-Live, si elle lui résistait, de la poignarder et de raconter ensuite que, ayant surpris un homme près d’elle, il avait vengé, en la tuant, l’honneur outragé de Collatin. Lucrèce céda. Le lendemain, elle se rendit chez son père, envoya un courrier à son mari, et, sitôt que Collatin fut arrivé, en présence de Valérius, surnommé plus tard Publicola, et de Junius Brutus, elle raconta, en se jetant aux pieds de son époux, l’outrage qui lui avait été fait et auquel elle était décidée à ne pas survivre. Sa confession achevée, elle prit un poignard caché sous ses vêtements, s’en frappa et mourut à l’instant.

Junius Brutus, s’emparant aussitôt de ce poignard sanglant et secouant sa folie feinte, courut au Forum, rassembla le peuple, lui fit le récit de l’attentat, de la mort de la victime et prononça la déchéance des Tarquins. Junius Brutus fut le premier consul républicain.

Tous ces faits semblent fabuleux et les Romains eux-mêmes n’y ajoutaient pas foi entière. Tite-Live a fait, de la catastrophe qui précéda la chute de la royauté, un récit à la fois simple et dramatique ; Denys d’Halicarnasse en a reproduit les traits principaux. Ovide a fait de cette aventure le sujet d’un des plus beaux épisodes de ses Fastes. Toutefois, l’histoire de Lucrèce rencontrait même à Rome des incrédules et des railleurs. On put dire avec raison qu’elle aurait mieux fait de se tuer avant qu’après le viol. Lucrèce n’en restera pas moins, comme le fait remarquer M. Ampère, le type de la matrone romaine, le type de la chasteté, de la dignité conjugale et, « comme la pureté de la pucelle d’Orléans, la chasteté de Lucrèce fait partie du trésor moral de l’humanité. »

Les écrivains ont souvent fait allusion à la vertu de l’héroïne romaine ; son nom est devenu synonyme de femme vertueuse, immaculée ; mais l’esprit français, qui se complaît dans l’ironie, l’emploie quelquefois par antiphrase pour désigner une femme d’une vertu équivoque :

De retour d’un voyage, en arrivant, crois-moi.
Fais toujours du logis avertir la maîtresse.
Tel partit tout baigné des pleurs de sa Lucrèce,
Qui, faute d’avoir pris ce soin judicieux,
Trouva… tu sais….
                  Boileau.

 « Les saintes ne sont pas à la mode aujourd’hui, et l’on trouve que les Madeleines, pourvu qu’elles aient l’air de se repentir de temps en temps, et pas trop longtemps, valent bien les Lucrèces, de leur nature fort maussades. Notre siècle aime les bonnes filles, et Lucrèce, avec son couteau, n’a rien de plaisant. »
                  Eugène Véron.

 « L’innocence de Clarisse est plus forte
que tout. Sa chasteté sera vaincue, non soumise.
On sent, dès qu’on la voit, que la pudeur
est l’air qu’elle respire, et qu’elle ne
survivra pas au déshonneur. Ce n’est pas une
femme, c’est une hermine : elle meurt d’une
tache. Elle est plus Lucrèce que Lucrèce, car
elle aime Sextus. »
              Auguste Vacquerie.

 « Voyons, dit le misérable, la paix ne vaut-elle pas mieux qu’une pareille guerre ? Je
vous rends la liberté à l’instant même, je vous proclame une vertu, je vous surnomme la Lucrèce de l’Angleterre.
— Et moi, je dis que vous en êtes le Sextus,
moi je vous dénonce aux hommes, comme je vous ai déjà dénoncé à Dieu, et s’il faut que, comme Lucrèce, je signe mon accusation de mon sang, je la signerai. »
              Alex. Dumas.

 « Mais, madame, qu’avez-vous ?… En vérité,
c’est incroyable… Je suis là, tranquille dans mon fauteuil, très-loin de vous, vous contemplant avec le plus grand respect, et à vous voir ainsi suppliante, effarouchée, on dirait que je me conduis en Tarquin… Allons donc ! belle Lucrèce, vous n’êtes pas juste… Savez-vous que, si j’étais fat, je croirais que vous me reprochez ma réserve… pour provoquer mon audace ?
                   Eugène Sue.

— Iconogr. Peu d’héroïnes ont aussi souvent inspiré les artistes que la vertueuse Lucrèce. Quelques peintres, il est vrai, l’ont représentée au moment où elle est violée par Sextus Tarquin, ce qui n’est pas précisément un sujet très-moral : le tableau que Guido Cagnacci a fait là-dessus, et dont nous donnons ci-après la description, est très-connu pour son caractère aphrodisiaque. Le Pesarèse a représenté la même scène d’une façon assez vulgaire. Dans un tableau qui est au musée de Vienne, et qui a été gravé par Hoefel, Tarquin, un poignard à la main et un doigt sur la bouche, se penche vers Lucrèce, et lui fait comprendre que toute résistance la perdrait ; elle l’écarte faiblement. Le Tintoret a mis plus de véhémence, plus de feu, dans une composition qui est au musée de Madrid ; le jeune Tarquin, tout nu, renverse Lucrèce, et s’apprête à l’attacher au lit au moyen d’un linge passé autour d’elle ; la femme vertueuse a saisi aux cheveux celui qui l’outrage et fait des efforts désespérés pour se dégager ; la chambre est dans un désordre effroyable : les meubles, les armes sont bouleversés et jetés pêle-mêle. Au Louvre, dans la collection La Caze, est un tableau de Luca Giordano qui nous montre Lucrèce assise sur le bord de son lit, et repoussant Tarquin habillé à la mode du temps où peignait le peintre. Un petit tableau de Gustave Boulanger, représentant Tarquin chez Lucrèce, a été payé 1110 francs à la vente Khalil-Bey (1867) : « C’est une fine étude antique, a dit Th. Gautier, un tableau d’histoire, grand comme les deux mains, où l’agrément n’empêche pas le style. »

Un curieux petit tableau de l’école de Sienne, du commencement du XVe siècle, qui de la collection Campana est passé au Louvre, représente Lucrèce, son mari Collatin, et d’autres personnages groupés dans l’intérieur d’une chambre qui s’ouvre sur la plateforme d’un château crénelé ; les figures sont habillées à la mode du temps où le tableau a été exécuté. Au musée de Toulouse est un tableau de W. Poorter représentant Lucrèce occupée à travailler avec ses femmes. Le même sujet a été peint par M. Gendron (Salon de 1869).

Le sujet de la Mort de Lucrèce ou Lucrèce s’apprêtant à se poignarder a été très-fréquemment retracé. Entre autres tableaux, nous citerons ceux d’Andréa del Sarto (autrefois dans la galerie d’Orléans, gravé par Noël Le Mire, et au trait par Réveil), d’Al. Warotari (musée des Offices et musée de Dresde), du Guide (musée de Madrid), du Titien (musée du Belvédère, à Vienne), de Paul Véronèse (même musée), de Filippino Lippi (au palais Pitti), de Luca Giordano (pinacothèque de Munich), d’Aldgrever (musée de Madrid), de l’Albane (copie au Louvre), de Mola (musée de Dresde), de Lucas Cranach le père (au Belvédère). Le même sujet a été gravé par Marc-Antoine (copie par Altdorfer), Bart. Beham, A. Houbraken, L.-J. Le Lorrain (d’après J.-B.-F. de Troy), G.-B. del Sole (d’après Storer), Roli (d’après Canuti), F. Caccinniga, P. Moreelse (1612), Jacob Kerver, Nic-G. Dupuis (d’après le Guide), etc. Un groupe très-mouvementé de Théodon, dans le jardin des Tuileries, représente la Mort de Lucrèce, Une très-médiocre statue en plâtre de Lucrèce se perçant le sein a été exposée au Salon de 1870, par Maindron. N. Eude a exposé au Salon de 1869 une Lucrèce assise, occupée à filer. Une autre statue de Lucrèce, par Gayrard père, a figuré au Salon de 1833. Citons enfin le tableau de Debay qui, après avoir été exposé au Salon de 1831, a été placé au musée du Luxembourg, et représente Lucrèce portée sur la place publique. Cette immense toile, que Gustave Planche a déclarée être « absolument nulle, » n’offre en effet qu’une composition théâtrale et confuse, des tètes vulgaires, une couleur sans harmonie.

L’Histoire de Lucrèce a été gravée en une suite de quatre estampes par H. Hondius.

Lucrèce et Tarquin, tableau de Guido Cagnacci, à l’Académie de Saint-Luc (Rome). Jeune, belle, souriante, entièrement nue, Lucrèce est étendue sur son lit, repoussant de la mainu gauche l’audacieux Tarquin, qu’elle semble retenir de la main droite. Sa jolie tête se présente en raccourci ; ses cheveux blonds, auxquels se mêlent des perles, sont en désordre. Tarquin, bel adolescent à la chevelure brune et bouclée, se penche vers l’adorable créature ; de la main gauche, il maintient Lucrèce sur sa couche, et de la droite il lève un poignard. Dans le fond, dans la pénombre, un vieil esclave fait sentinelle.

Ce tableau, qui figurait autrefois au musée secret du Capitole, et que les académiciens de Saint-Luc ont placé sous un rideau, est le chef-d’œuvre de son auteur. L’ardeur avec laquelle Tarquin commet son attentat amoureux est rendue d’une façon saisissante, et le corps renversé de la victime est supérieurement éclairé et modelé. Il a été fait plusieurs copies de ce tableau, et il a été souvent gravé.

Lucrèce, tragédie en cinq actes et en vers, de Fr. Ponsard (théâtre de l’Odéon, 22 avril 1843). Peu de tragédies ont excité, à leur apparition, autant d’émoi. Il s’en faut qu’elle soit sans valeur ; mais elle dut surtout sa vogue à l’esprit de réaction qui se manifestait alors contre l’école romantique ; en l’applaudissant, on protestait contre les Burgraves, qui furent représentés la même année, et l’on avertissait V. Hugo qu’on était las de l’admirer. Toutes les intelligences ne sont pas aptes à suivre le poète jusqu’où il lui plaît de s’élever, et le commun des martyrs du parterre était bien aise de rencontrer une pièce correctement écrite, sagement combinée, où toutes les concessions possibles étaient faites par l’art ancien, qu’on prétendait ressusciter, à l’art moderne qu’on dénigrait, mais dont on savait tirer profit. Lucrèce est une tragédie romantique. Les vieilles formules, le songe fatal, l’action mise en récit, les tirades à effet sont conservées avec une affectation puérile, mais les unités sacramentelles ne sont pas observées, les confidents de rigueur ont été soigneusement éloignés, et l’auteur emploie fréquemment le mot propre. Les classiques purs auraient donc trouvé dans Lucrèce presque autant d’hérésies que dans Ruy Blas ; mais les réactions sont aveugles, en littérature comme en politique, et les gens entichés des vieilleries se plurent à saluer dans Fr. Ponsard un nouveau Corneille.

L’auteur s’est borné à mettre en scène le récit de Tite-Live, et il s’est acquitté du reste de sa tâche avec un grand talent. Il y a joint des épisodes tout à fait romantiques : Tarquin recevant la visite de la sibylle, qui jette au feu, devant lui, ses livres prophétiques, et les deux rôles de Brutus et de sa femme, que jamais classique n’eût osé comprendre de la sorte ; c’est Shakspeare qui est l’inspirateur direct de Ponsard dans ces deux créations. Sextus est, dans sa pièce, amoureux de Tullie, la femme de Brutus, courtisane titrée dont il se fatigue, et, pour varier ses plaisirs, il viole la belle et chaste Lucrèce. La peinture des mœurs romaines, de Lucrèce dans son intérieur, distribuant la tâche à ses servantes, est fort belle ; la dépravation de Tullie, ses invectives contre son infidèle, font un heureux contraste avec le calme des scènes où la chaste matrone est mise en relief. La folie simulée de Brutus, qui redevient un homme d’un grand sens lorsqu’il parle à Lucrèce, est également d’un grand effet. La simplicité du plan et la sobriété des ressorts de cette tragédie ont un caractère vraiment antique, mais c’est de l’antique comme on commence à le comprendre seulement dans notre siècle, et nullement comme l’entendaient les classiques, même les plus illustres, et de beaux vers, d’une allure magistrale, sont malheureusement déparés par d’autres où se manifeste une versification pénible, laborieusement rimée sur un canevas de prose.

La Lucrèce de M. Ponsard marque une date mémorable de notre histoire littéraire, l’avènement de l’école qui s’est intitulée assez niaisement l’école du bon sens. Nous ne dirons pas, avec M. Alfred Michiels, que c’est une tragédie de collège ; elle a d’excellentes parties, mais il a fallu un parti pris bien accentué pour l’opposer aux Burgraves.