Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Jean (LE ROI), tragédie de Shakspeare

Administration du grand dictionnaire universel (9, part. 3p. 931).

Jean (LE ROI), tragédie de Shakspeare (1596, imprimée en 1623). Cette tragédie appartient à l’époque de la maturité de Shakspeare, celle où il commença à composer des chefs-d’œuvre ; elle est postérieure de quelques années à Richard III. Le poète a dramatisé dans une succession de scènes, dont plusieurs ont un accent mélancolique éloigné de sa manière ordinaire, une période humble et obscure de l’histoire d’Angleterre (1199-1216). Son habileté a consisté surtout à voiler ce qu’avaient de honteux le règne et le caractère de son personnage principal ; aussi a-t-il dénaturé tout ce qui touche aux rapports de Jean sans Terre avec la France. La seule idée qui paraisse régner dans le Roi Jean, c’est la haine de l’étranger l’emportant sur la haine de la tyrannie, étroit sentiment de patriotisme inhérent à l’époque où vivait le poète. Cette pièce est, pour ainsi dire, calquée sur une autre qui fut représentée sans nom d’auteur en 1591, et que plusieurs critiques, entre autres M. Guizot, attribuent à Rowley. Mais il paraît, d’après Tieck et Schlegel, qu’elle est due à Shakspeare lui-même. « Certes, dit M. F.-V. Hugo résumant le débat, on peut reprocher de graves défauts à cette vieille pièce, la coupe monotone et le prosaïsme des vers, la faiblesse du dialogue, l’enflure et l’affectation souvent puérile de !a forme, etc. ; mais ces défauts-la, un homme de talent qui commence peut les avoir. Corneille les a eus avant et après le Cid. Quelque défectueuse qu’elle soit, la pièce imprimée en 1591 est remarquable à plus d’un titre. Composée, sans doute, vers 1588, après la mort de Marie Stuart, au moment où l’invasion menaçait l’Angleterre, elle est certainement supérieure aux productions dramatiques qui lui sont contemporaines. Elle renferme ça et là des mots, des hémistiches, des vers qui trahissent un génie naissant, et la manière dont elle est composée annonce une force de concentration jusqu’ici inconnue. C’était, certes, une noble et grande idée de présenter le supplice du roi Jean comme la conséquence logique de l’assassinat d’Arthur, et nous ne croyons pas calomnier Shakspeare en lui attribuant l’honneur de cette conception.... Dans les deux pièces, l’action est la même, les incidents sont les mêmes, le dénoûment est le même.... Or, comment croire qu’un génie aussi puissant que Shakspeare ait ainsi calqué la pièce d’un autre... ? Shakspeare n’a pas copié son œuvre ; il avait le droit de la refaire, il l’a refaite. La pièce imprimée en 1591 est de lui, comme la pièce imprimée en 1623. »