Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/GRANIER DE CASSAGNAC (Bernard-Adolphe), publiciste et homme politique français

Administration du grand dictionnaire universel (8, part. 4p. 1454-1456).

GRANIER DE CASSAGNAC (Bernard-Adolphe), publiciste et homme politique français, né à Averon-Bergelle (Gers) le 12 août 1806. On a contesté à M. Adolphe Granier le droit de porter le nom de Cassagnac, et il s’est fait assez de bruit autour de cette question pour que nous résumions tes débats. Il résulte des pièces produites que la famille Granier, ou de Granier, est originaire de l’Ariége, et qu’elle alla se fixer, dans le courant du siècle dernier, à la verrerie de Montpellier, canton de Vic, qu’elle afferma ; un petit bois, dépendance de cette terre, s’appelle le Cassagnac, mais il n’est pas prouvé qu'aucun des ascendants du fougueux journaliste ait songé à se parer de ce nom comme d’un titre. Loin de là, l’acte de naissance de son père porte simplement : « Noble Pierre-Paul de Granier, né du légitime mariage de noble Joseph de Granier et de dame Élisabeth de Delort. » Dans son acte de naissance à lui, la particule est même supprimée. Il y est qualifié : « Bernard-Adolphe Granier, fils de Pierre-Paul Granier et de dame Ursule Lissagaray. » M. Granier de Cassagnac déclara avec un grand fracas, en 1867, que des pièces nombreuses, authentiques, l’autorisant à porter le nom qu’il revendiquait, étaient déposées chez Me Cabaret, notaire. Ceux qui le lui contestaient s’y transportèrent et reçurent pour réponse que jamais on n’avait ouï parler de ces pièces. Le procès nous semble donc vidé. M. Granier de Cassarnac possède des droits incontestables à signer de Granier ; mais comme il n’a produit aucun jugement ou ordonnance insérée au Bulletin des lois, l’autorisant à modifier son acte de naissance, ses prétentions au nom de Cassagnac sont dénuées de fondement. Nous le lui laisserons néanmoins dans le cours de cette biographie, comme acquis par l’usage.

M. Granier de Cassagnac fit ses études au collège de Toulouse, puis suivit les cours de la Faculté de droit ; nous ignorons s’il obtint le grade de licencié. Il cultivait, avec assez de succès, la poésie, et montrait déjà, dans des pièces d’une tournure originale, ce souci de la forme et cette science du style qui ont été la préoccupation constante de l’écrivain. Il obtint à l’Académie des Jeux floraux un souci réservé, pour une Épître à moi-même (1829), qui est une rareté bibliographique, et dont nous citerons quelques fragments. Granier de Cassagnac poète ! Qui s’en doutait ? Cette épître est lestement troussée. En voici

le début :

À ses amis bien fou qui veut écrire !
Mal vous en prend, si vous tardez d’un jour ;
Et le courrier, qui roule ou qui chavire,
Règle ou détruit la froideur ou l’amour.
En vain des pleura de l’amitié plaintive
En écrivant mes yeux seront mouillés :
La lettre part ; croyez-vous qu’elle arrive ?
Le coche verse… et vous voilà brouillés.
Oui, mes amis, puissiez-vous tous m’entendre.
Je l’ai bien dit et ce n’est pas en vain,
Notre amitié ne doit jamais dépendre
D’un postillon cuvant trop mal son vin.
De vos regrets ma douleur est extrême,
Je n’écris plus, vous aurez beau crier ;
Écrit qui veut, mes bons amis, s’il l’aime ;
Mais, pour sauver les hasards du courrier,
Dès ce moment, je n’écris qu’à moi-même !

Cette pièce est signée B. Adolphe Granier (du Gers), étudiant en droit. L’auteur y donne en style alambiqué la date de sa naissance :

. . . . . Quand l’astre aux feux perçants,
Du fier lion franchissant la retraite,
Aura brûlé ses ongles impuissants,
Mon almanach placera sur ma tête
Cinq lustres pleins, moins un double printemps.

Ce qui veut dire, en prose, qu’il devait avoir vingt-trois ans à la fin de juillet de cette année (1829), et que, par conséquent, il était né en 1806. La connaissance de cette poésie aurait évité à Vapereau, à Bourquelot et Louandre, ainsi qu’aux auteurs de la Biographie de Didot, de le faire naître, les uns en 1803, les autres en 1808 et 1810 ; mais on ne peut pas tout lire. M. B. Adolphe Granier (du Gers) ne s’en tint pas là ; il obtint encore, aux Jeux floraux, une églantine d’or en 1830, et une autre en 1831. Moins heureux l’année suivante, il n’obtint rien pour son Épître à la comète ; ce furent ses adieux à la poésie.

Le publiciste s’était révélé, dès 1831, par une brochure politique Aux électeurs de France, signée B. Adolphe Granier de Cassagnac (Toulouse, J.-N. Corne, in-8°). et fort curieuse en ce que son auteur, alors fougueux démocrate, adorant tout ce qu’il devait brûler plus tard, y sonnait à tour de bras le tocsin de la royauté. « Électeurs de France, s’écriait-il, les rois s’en vont ! Partout en Europe, depuis Lisbonne et l’Escurial jusqu’au Danube et à la Neva, les rois qui ont des cousins, des successions de peuples, des trônes réversibles par mâle ou femelle, tous ces rois-là s’en vont. L’ampoule de Reims est desséchée ; les oiseaux qu’on lâchait aux sacres ont éteint les cierges en brûlant leurs ailes, et des paroles prophétiques se sont échappées du sanctuaire comme autrefois à Jérusalem : les rois s’en vont. Électeurs de France !… avec les rois déchus doivent disparaître aussi les formes qu’ils avaient données aux idées politiques… Haro ! désormais, haro sans pitié sur tout ce qui exploite, en directions générales, préfectures et parquets, les pénibles sueurs de la France, renvoyez pour la représenter ceux qui la connaissent réellement, ceux qui ont leur part à ses fléaux de grêle, de stagnation commerciale et de découragement universel. Que si vous trouviez de fortes intelligences disposées à ennoblir votre cause du patronage des talents, mais enlacées déjà dans le réseau des dépendances ministérielles, ne leur confiez votre mandat qu’ayant une explication formelle, écrite, signée, revêtue enfin de tous les caractères d’un contrat synallagmatique. Quand on vous dira que vous rabaissez, en agissant ainsi, le caractère de leur mission politique, tenez pour sûr qu’un pareil langage est le fruit de l’orgueil ou cache quelque arrière-pensée, etc. » N’est-il pas curieux de voir M. Granier de Cassagnac démolir ainsi ces principes de l’autorité dynastique, auxquels les hasards de la vie l’ont précisément amené à vouer sa plume, et, au début de sa carrière, recommander le mandat impératif ?

N’insistons pas davantage sur ces obscurs commencements. M. Granier de Cassagnac, comme tous les hommes qui sentent leur force, voulut venir exercer ses talents à Paris, et il ne tarda pas à s’y produire avec éclat. Muni de quelques lettres de recommandation et personnellement plein d’admiration pour Victor Hugo, il fut reçu à bras ouverts au cénacle de la place Royale, débuta sous ce haut patronage au Journal des Débats et à la Revue de Paris, et fut immédiatement classé parmi les plus rudes champions de l’école romantique. Sa tournure d’esprit le poussait naturellement au dogmatisme, et ce que d’autres affirmaient par des œuvres de pure imagination, il le démontrait pour ainsi dire didactiquement. De remarquables travaux de critique littéraire, comme Victor Hugo écrit-il français ? et la Langue de l’amour chez les poètes, publiés par la Revue de Paris, montrèrent quelle était la force de ce nouveau venu, en même temps qu’ils établissaient d’une manière solide la légitimité des réformes opérées dans la langue par la nouvelle école. Une série de feuilletons sur Racine fit surtout tapage ; avec une verve singulière, M. Granier de Cassagnac y démolissait pièce à pièce cette vieille gloire classique, relevant les incorrections, les vers faibles, les rimes prosaïques, avec autant de soin qu’on en avait mis jusqu’alors à en faire valoir les beautés. Ce fut dans le camp des perruques un tolle général, et l’auteur se vit obligé de quitter les Débats. M. de Girardin, à qui ces allures cassantes plaisaient au contraire infiniment, l’accueillit à la Presse. Toutefois, ce ne fut pas lui qui prononça le mot fameux : « Racine est un polisson. » Il doit être laissé à son véritable père, un excentrique du nom de Genty. Les articles de M. Granier de Cassagnac, réimprimés dans un volume intitulé Œuvres littéraires (Garnier, 1852, in-18), ne sont violents que d'intention ; leur forme est excellente et d’un style raffiné.

Même dans les questions littéraires, les seules qu’il eût alors abordées, M. Granier avait montré un véritable tempérament de polémiste et de boxeur, tapant ferme d’après le mot d’ordre et renversant à droite et à gauche tout ce qui gênait sa démonstration. Il démolit ainsi l’œuvre dramatique d’Alexandre Dumas, au profit de Marion de Lorme et d'Hernani ; il eût fait volontiers table rase de toutes les renommées littéraires, anciennes et modernes, pour donner de l’air à la statue de son patron, Victor Hugo. C’était une plume de combat, bonne dans la lutte, mais gênante pour le parti même qu’elle soutenait. Ce fut bien autre chose encore lorsqu’il entra dans la politique et les questions sociales. Il le fit d’abord par des livres fort lourds et bien peu lus aujourd’hui:Histoire des classes ouvrières et des classes bourgeoises (1837, in-8°) ; Histoire des classes nobles et des classes anoblies (1840, in-8°), deux ouvrages qu’il annonçait comme formant une Introduction à l’Histoire universelle. Singulière histoire, si elle eût été en entier écrite de la sorte ! Une dialectique serrée, un style nerveux, un grand étalage de science, un luxe éblouissant de citations et de textes où se reporter, l’artifice poussé (jusqu’à la manie) de paraître ne pas pouvoir faire un pas sans s’étayer d’une autorité, donnent à ces indigestes traités une apparence de solidité cyclopéenne. Cela parait taillé dans le granit ; en s’approchant et en examinant, on s’aperçoit que, sauf quelques lieux communs pompeusement présentés, tout est faux ou spécieux, les principes comme les déductions, que l’érudition est toute superficielle, les textes cités à tort et à travers, et l’on reconnaît avec un certain plaisir que l’humanité tout entière n’avait pas pu se tromper sur des questions fondamentales, comme celles de la noblesse, de l’esclavage et du prolétariat, jusqu’à la venue au jour de M. Granier de Cassagnac. Notons encore, pour rester fidèles à la chronologie, une monographie de l'Église de la Madeleine, publiée à cette époque (1833, in-8°), et destinée à être vendue à la porte de l’église, et un roman : Danaé {1840, in-8°).

Un de ces paradoxes dans lesquels M. Granier de Cassagnac s’aventura, moins peut-être par conviction que par originalité, pour faire de l’art pour l’art et pour marcher à rebrousse-poil de tout le monde, à savoir la légitimité et l’excellence de l’esclavage, fait le fond des deux grands ouvrages mentionnés ci-dessus. Il était présenté d’une manière plus spéciale, en vue des esclaves actuels, des noirs, dans une brochure antérieure : De l’affranchissement des esclaves (1837, in-8° de 28 pages) ; l’auteur y démontrait, à l’aide de toutes les ressources de la dialectique, combien serait funeste pour ces pauvres noirs ce déplorable affranchissement que demandaient pour eux des gens évidemment malintentionnés. Cette brochure le mit en relation avec de riches planteurs des Antilles dont la cause, battue en brèche de toutes parts, trouvait là un soutien bien inespéré. Son voyage à la Guadeloupe, à la Martinique et dans toutes les îles à esclaves fut décidé (1840) ; il s’y rendit pour étudier sur le vif cette question brûlante qu’il n’avait fait qu’effleurer, et il y épousa une jeune créole, Mlle Rosemond de Beauvallon, dont il ramena en France le frère, devenu fameux à la suite de son duel avec Dujarrier. Ce voyage et les relations qu’il noua dans les colonies identifièrent ses intérêts à ceux des planteurs, dont il se fit le défenseur officieux, et qui le choisirent pour leur délégué. À son retour, il publia une relation de son Voyage aux Antilles (1840, 1 vol. in-8°), divers articles dans la Revue de Paris sur la question des esclaves, et il fut dès lors impossible de s’aventurer dans ces parages sans trouver devant soi l’ardent polémiste, prêt à soutenir qu’il n’y a rien de plus légitime que la propriété du noir par le blanc, et vous défendant, le poing sur la hanche, de dire le contraire. Quelques duels, entre autres celui où il blessa grièvement le député baron Lacrosse, plus tard sénateur (1842), des accusations réitérées de vénalité, comme celle que révéla un curieux procès intenté à propos de cuillers d’argent, firent retentir son nom d’une façon désagréable devant les tribunaux et achevèrent de constituer sa physionomie.

Le ministère Guizot, à la recherche de quelques plumes vaillantes disposées à se mettre à sa solde, s’était attaché celle-ci, et, de 1841 à 1848, les fonds secrets alimentèrent les continuels besoins d’argent de M. Granier de Cassagnac, à moins qu’il n’y ait une erreur dans le curieux recueil de M. Taschereau (Revue rétrospective, vol. Ier, 1848), où l’on trouve spécifiés quelques chiffres des dernières années du règne de Louis-Philippe, avec les noms des parties prenantes. L’intempérance de son langage, la violence de son attitude et les lourds paradoxes qu’il se mit en tête d’imposer comme des dogmes parvinrent à rendre douteuses les opinions qu’il soutenait, même pour ceux qui les partageaient avant de lire ses articles. Aussi tua-t-il généralement sous lui tous les journaux où il écrivit ou qu’il dirigea. Ce fut d’abord le Globe, feuille obscure, qui végétait sous le nom de l'Outre-Mer, journal des deux mondes, et que M. Granier de Cassagnac transforma en en prenant la direction. Cette feuille soutenait déjà les intérêts des planteurs ; son nouveau rédacteur en chef la voua à la défense de l’institution patriarcale de l’esclavage, tout en lui imprimant, dans la partie politique, un cachet ultra-ministériel de haut goût. La tâche du publiciste était du reste facile ; il n’avait qu'à relire sa fameuse brochure de 1831 : Aux électeurs de France, et à en prendre continuellement le contre-pied. Le feuilleton des théâtres était rédigé par son beau-frère, Rosemond de Beauvallon, et une querelle de boutique, comme cette affaire fut justement appelée, amena un duel au pistolet — des pistolets pipés — entre celui-ci et Dujarrier (v. ce nom), duel dans lequel l’infortuné gérant de la Presse fut tué roide. Au cours des débats judiciaires qui en furent la suite, l’attitude de M. Granier de Cassagnac fut remarquable ; il injuria et intimida les témoins disposés à dire ce qu’ils savaient, et, devant les juges, affirma deux choses sur son honneur : la première, que les pistolets en question, qui étaient à lui, n’avaient pas été essayés par Beauvallon ; or il fut prouvé qu’ils l’avaient été toute la matinée du duel ; la seconde, qu’un des témoins de son beau-frère, le sieur d’Ecquevillez, était un parfait gentilhomme : c’était un escroc du nom de Vincent.

Le Globe mort (1845), M. Granier de Cassagnac fonda l'Époque, journal monstre, dont les dimensions formidables étonnèrent un moment Paris et firent pâlir M. de Girardin lui-même. Lisez l’Époque ! Lisez l’Époque ! disaient à chaque coin de rue d’énormes affiches ; un char, traînant une femme majestueuse, personnification carnavalesque du journal, sillonnait les boulevards afin de faire pénétrer la réclame par tous les pores. L’Époque n’en sombra pas moins, malgré tout ce fracas et malgré les subventions ministérielles ; son seul résultat appréciable fut le vide pneumatique qu’elle avait fait dans les poches de ses actionnaires. Son agonie est relatée dans la Gazette des Tribunaux, à propos d’une misérable question d’argent soulevée par M. Granier de Cassagnac. Inaccessible au découragement malgré tous ces échecs, l’intrépide journaliste sut persuader à M. Guizot qu’il lui fallait avoir une feuille à lui à Rome, pour y soutenir sa grande politique. M. Guizot accéda à sa demande, et déjà M. Granier de Cassagnac préparait ses batteries lorsque éclata la révolution de 1848.

La République ne pouvait accepter ni rétribuer les services de sa plume ; aussi se tourna-t-il contre elle, avec sa virulence ordinaire, et, dès qu’apparut l’homme providentiel, en la personne de Louis Bonaparte, il s’en fit le séide passionné. Il l’avait conspué, traité de fou et de bandit après les tentatives de Strasbourg et de Boulogne ; il avait insulté le prisonnier de Ham, il cajolait le futur empereur. Jamais homme ne sut mieux que lui profiter de l’axiome du sieur de Morny : « En cas de coup de balai, se mettre du côté du manche. » Le prince-président ayant réussi, cet apôtre du succès ne se contenta pas d’applaudir ; il fallut qu’il insultât les vaincus ; il outragea, dans une lettre rendue publique, Lamoricière et Changarnier, pour faire litière de leurs noms sous les pieds des généraux nocturnes du 2 décembre. Il savait bien que les proscrits ne pourraient lui répondre, et que, s’ils le provoquaient, ce ne serait que par un intermédiaire. M. de Saint-Pair, neveu du général Exelmans, lui ayant demandé de leur part des explications, M. Granier de Cassagnac répondit superbement qu’il ne connaissait ni Saint-Pois, ni Saint-Pour ni Saint-Pair, et qu’il ne pouvait se mettre aux ordres du premier inconnu ou du premier faquin. C’était assez bien joué. Au milieu du silence de mort qui régnait par toute la France, au lendemain de l’attentat, il put parler sans que personne osât répondre, et frapper à coups redoublés tout ce qui était par terre. Comme Louis Veuillot, il déclarait que la presse était libre, et que, quant à lui, il se sentait dans la plénitude de sa liberté. Nous le croyons bien. Il fit même l’apologie historique du coup d’État : Récit populaire des événements de décembre 1851 (1852, in-8°), réimprimé en 1869, avec une longue préface, compilation monstrueuse où les faits sont dénaturés de parti pris.

Dès lors la carrière des honneurs lui fut ouverte. Candidat officiel du gouvernement dans le département du Gers, il fut élu député en 1852, puis en 1857 et en 1863, et traversa ainsi toutes les législatures muettes de l’Empire. Quand la parole fut rendue aux représentants, et un peu plus de liberté aux électeurs, le préfet eut plus de peine à le faire passer ; mais enfin il fut encore réélu en 1869, à un second tour de scrutin. Le député toutefois resta journaliste ; il collabora au Constitutionnel et au Pays, fonda le Réveil, avec Barbey d’Aurevilly (1857), prit la rédaction en chef de la Nation (1863), puis du Pays (1866), et dans toutes ces feuilles continua, comme par le passé, sa dévotion au pouvoir, ses dénonciations contre toute velléité d’indépendance et d’opposition. Comme historien, il mit au jour : Histoire des causes de la Révolution française (1850, 4 vol. in-8°)-, Histoire du Directoire (1851-1856, 3 vol. in-8°) ; Histoire de la chute de Louis-Philippe, de la Révolution de Février et du rétablissement de l’Empire (1857, 4 vol. in-8°) ; Histoire des Girondins et des massacres de septembre (1860, in-8°) ; l’Empire et la Démocratie moderne (1861, in-8°). Ces ouvrages ne sont que des pamphlets ; les faits les plus connus sont présentés sous un faux jour ridicule, les travaux de tous les historiens rejetés avec mépris et remplacés, tout simplement, par les affirmations de M. Granier de Cassagnac. À chaque page il semble dire : « Voilà ce que je sais, moi ; c’est moi qui vous le dis : moi seul je sais la vérité de ces choses que tous ces gens-là, M. Mignet, M. Thiers, M. Louis Blanc, M. Michelet ne savent point, n’étaient ni capables d’étudier, ni en état de raçonter comme moi. J’ai dit le dernier mot sur l’histoire de la Révolution française, et je m’appelle Granier de Cassagnac, entendez-vous ? » Ces rodomontades n’en imposent à personne. Dans un genre un peu moins brillant, le littérateur a encore produit un roman : la Reine des prairies (1859), et un livre de linguistique : Antiquité des patois, antériorité de la langue française sur le latin (1850, in-8°). Ce dernier ouvrage n’est qu’un long et fatigant paradoxe. Rencontrant dans le français et dans les patois dont il est sorti quelques mots celtiques, antérieurs certainement au latin, et des racines communes aux deux langues, ce que tout le monde savait, l’auteur s’est ébahi de cette prodigieuse découverte, un véritable pont aux ânes, et il a bâti là-dessus la théorie la plus extravagante. Nous la réfutons au mot PATOIS.

Comme député, M. Granier de Cassagnac, toujours ultra-autoritaire, fut le coryphée du côté droit de la Chambre ; il prononça quelques rares discours, creux et sonores, dans lesquels il étalait comme d’habitude sa personnalité, ses affirmations tranchantes et ses doctrines absolues. Beaucoup plus remarquable comme interrupteur, il est peu de discussions qu’il n’ait coupées çà et là, d’un ton rogue et outrecuidant ; son nom s’étale à chaque page des comptes rendus du Moniteur, Mal lui en prit une fois de s’attaquer à Berryer ; comme l’illustre orateur faisait le relevé des avancements conquis par la magistrature parisienne à coups de journaux condamnés, et comme il citait les noms, une voix cria : « Ceci est une lâcheté. — Qui a prononcé le mot de lâcheté ? » dit Berryer, en parcourant des yeux la salle ; ses mains tremblaient sur le marbre de la tribune. M. Granier de Cassagnac se leva et dit : « C’est moi ! — Oh ! alors, ce n’est rien ; » reprit Berryer, et il continua sa discussion. Le ton et le geste par lequel il témoigna que, craignant de rencontrer tout autre derrière ce mot de lâcheté, il ne trouvait que M. Granier de Cassagnac, furent indescriptibles, et il y eut dans la salle comme un frissonnement, le frissonnement qui suit la chute du couteau dans les exécutions capitales. Sa considération eut encore à souffrir des attaques auxquelles il fut en butte de la part d’une certaine partie de la presse lorsqu’un peu de latitude eut été laissé aux journaux. Le Courrier français lui contesta jusqu’à son nom de Cassagnac, et ressuscita contre lui de vieux procès scandaleux. Sur ce dernier chef, M. Granier de Cassagnac fit condamner ses adversaires, à l’aide des lois sur la diffamation, qui refusent la preuve des faits, lois d’une société pourrie qui se voit menacée s’il est permis de dévoiler ses turpitudes. Sur la question du nom qu’on l’accusait de porter indûment, il répondit avec une emphase solennelle que ce nom de Cassagnac lui avait été légué par une longue suite d’aïeux, et était porté par sa famille depuis un grand nombre de siècles. « Affecter d’écrire mon nom autrement que je ne l’écris moi-même, écrivait-il à l’un des rédacteurs du Courrier français, c’est à la fois contester des traditions de famille, qui sont une propriété, et m’attribuer des habitudes d’usurpation que je méprise et qui, par conséquent, sont une atteinte à mon caractère et une offense à ma personne. Ce sont là, monsieur, les sentiments d’honneur traditionnels parmi les miens ; nous leur faisons des sacrifices proportionnés au prix qu’ils ont à nos yeux, et sans donner à ces sentiments et à cet honneur une classification par rapport à vous, je vous prie de trouver bon que nous conservions chacun les nôtres. Ce n’est pas sérieusement, monsieur, que vous proposez à mes enfants de vous apporter leurs pièces. Sur des choses privées qui touchent à leur nom, mes enfants ne vous doivent que ce qu’un homme doit à un autre homme, leur parole d’honneur. Ils vous l’ont donnée et je la confirme. » La publication des actes de naissance de M. Granier, de son père et de son grand-père, où il n’est nullement fait mention du nom de Cassagnac, mit fin à cette polémique, marquée des deux côtés par une âpreté extrême, et qui donna naissance à des provocations et à des voies de fait. (V. l’article suivant.)

Durant les dernières années de l’Empire, M. Granier de Cassagnac accentua encore, s’il est possible, son rôle dans le sens de la réaction et fit une opposition acharnée à toute mesure libérale. Nous ne l’en blâmons pas ; il accomplissait en cela l’œuvre d’un esprit avisé et d’un homme expert, comprenant parfaitement que toute concession, si mince fût-elle, était compromettante pour des hommes qui tenaient le pouvoir d’un guet-apens, et que, dès qu’un tel gouvernement pourrait être discuté, la place ne serait plus tenable. En 1868, avec six de ses collègues, il vota contre la loi de la presse. « Vous n’êtes que sept, lui cria-t-on en riant, sur les bancs mêmes de la droite. — Ce sont les sept sages de la Grèce, » répondit-il. Il avait bien raison ; cette loi fut pour l’Empire le commencement de la fin. Il fit partie de la réunion de l’Arcade, des Arcadiens, comme on appelait un groupe de députés résolument opposés comme lui à toute concession. De plus en plus provocateur à l’égard de la gauche, il alla jusqu’à proposer un cartel à MM. Émile Ollivier et Ernest Picard, qui le dédaignèrent {séance du 22 février 1868), et il prit le premier rôle dans la scandaleuse affaire de M. de Kervéguen qui accusait les députés journalistes, entre autres MM. Guéroult et Havin, d’être à la solde du comte de Bismark. L’affaire ayant été étouffée à la Chambre, il la continua dans son journal le Pays, annonçant à grand bruit, suivant son habitude, qu’il avait les preuves dans la main, et qu’il allait les publier. Sommé de le faire, il s’exécuta ; mais les pièces étaient fausses ou d’une insignifiance absolue.

En ce moment, un écrivain fantaisiste, M. L. de Lacombe, traçait de lui ce portrait assez ressemblant : « Doué, par la nature, pour paraître violent et mauvais, peut-être M. Granier de Cassagnac a-t-il pensé qu’il ne triompherait jamais de cette apparence, et que, dès lors, le plus sage était d’en prendre son parti, de s’arranger un tempérament factice à l’image de son extérieur. Martyr de sa figure, c’est peut-être tout l’homme en deux mots… Il s’enfonce avec une espèce de jouissance amère dans son personnage répulsif ; il appelle sur lui, non sans courage, toutes les rancunes et toutes les haines ; il les brave et les défie toutes ; il se croirait déchu le jour où il deviendrait populaire ; il met au service du gouvernement sa plume, sa parole, son épée ; il réclame l’honneur de toutes les corvées épineuses, de toutes les besognes embarrassantes. Indépendant malgré tout, et souvent plus gênant qu’utile, il serait fier d’être l’exécuteur des hautes œuvres, le jour où la liberté monterait sur l’échafaud. »

Depuis cette époque jusqu’à la fin de l’Empire, M. Granier de Cassagnac ne cessa, soit dans son journal, soit à la Chambre, de faire de virulentes sorties contre tout ce qui ressemblait à des concessions libérales et contre les hommes qui s’en faisaient les preneurs. Malgré ses attaches officielles, il n’hésita point à publier un article virulent contre le prince Napoléon, au sujet d’un discours prononcé par celui-ci au Sénat, le 1er septembre 1869, et il reçut un blâme sévère dans le Journal officiel. Quelques mois auparavant avaient eu lieu les élections générales de 1869. La candidature de M. de Cassagnac, vivement combattue, ne passa cette fois, dans le Gers, qu’à un second tour de scrutin, où il obtint 14,600 voix contre 10,600 données à son concurrent, M. Lacave-Laplagne. Contrairement à la plupart de ses collègues de la majorité, qui avaient pour la première fois, depuis l’Empire, parlé de libertés et de réformes, il s’était posé carrément comme le défenseur de l’absolutisme gouvernemental. L’avènement de M. Ollivier au pouvoir l’irrita profondément. Il lui était impossible d’accepter comme chef de file celui qui avait excité si souvent ses ricanements et ses fureurs dans les rangs de l’opposition. Il ne tarda point à l’attaquer avec sa violence habituelle, et déclara hautement qu’en acceptant un tel pilote, renforcé d’orléanistes, l’Empire marchait vers sa perte. Néanmoins, il soutint le ministère au sujet du plébiscite du mois de mai, puis dans son attitude belliqueuse contre la Prusse. M. Cassagnac fut, de tous les journalistes, avec M. de Girardin, celui qui poussa le plus à la guerre. À la nouvelle de nos premiers revers, la Chambre fut convoquée, et l’opposition, par l’organe de M. Jules Favre, proposa la nomination d’un comité de défense nationale, ainsi que l’armement immédiat de la garde nationale (9 août). M. Granier de Cassagnac protesta avec énergie contre cette proposition ; puis s’adressant aux membres de la gauche : « Si j’avais l’honneur de siéger sur les bancs du gouvernement, s’écria-t-il, vous seriez tous ce soir livrés aux conseils de guerre ! »

Ce fut sa dernière interruption, le bouquet final ; à dater de ce jour il aurait pu dire, comme plus tard M. Saint-Marc Girardin, qu’il entrait dans son repos. « On va nous f… à la porte comme des laquais, » disait au camp de Châlons S. A. le prince Jérôme ; c’est ce qui eut lieu. Après la révolution du 4 septembre, le député du Gers jugea prudent de quitter la France, et publia à l’étranger un journal bonapartiste, le Drapeau, qu'on envoyait gratuitement aux prisonniers internés en Allemagne. La plupart le lui retournèrent, et on a pu lire dans l’Indépendance belge plusieurs séries de lettres, fort peu gracieuses à son endroit, par lesquelles des groupes d’officiers déclinèrent toute solidarité avec l’homme de Sedan et ses soutiens éhontés. Revenu à Plaisance (Gers) à la fin de mars 1871, il fut un moment arrêté, puis relâché sur les ordres de M. Thiers. Rassuré depuis par la longanimité de cette excellente République, qui se laisse si bénévolement attaquer par tout le monde, il a parfois repris dans le Pays sa plume des anciens jours ; il redemande le plébiscite du 8 mai.