Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/ESTRÉES (Victor-Marie, duc D’), maréchal de France et vice-amiral, ministre d’État, fils du maréchal et vice-amiral Jean d’Estrées

Administration du grand dictionnaire universel (7, part. 3p. 987-988).

ESTRÉES (Victor-Marie, duc D’), maréchal de France et vice-amiral, ministre d’État, fils du maréchal et vice-amiral Jean d’Estrées, né à Paris en 1660, mort dans la même ville en 1737. Après avoir fait des études brillantes dans un collège de jésuites et avoir montré, dès son enfance, une rare aptitude pour les lettres et pour les sciences, il fit sa première campagne comme simple volontaire dans le régiment de Picardie, fut nommé, en 1678, enseigne-colonel dans le même régiment, et assista à trois sièges dans l’armée du maréchal duc de Créqui. L’année suivante, Victor-Marie d’Estrées eut l’honneur de voir Louvois et Seignelay se disputer ses services. Le dernier lui ayant offert immédiatement le grade de capitaine de vaisseau et, en perspective, la survivance de la vice-amirauté au Ponant, d’Estrées opta pour la marine ; il n’avait pas alors plus de dix-huit ans. Le jeune capitaine débuta sous les ordres de son père et fit avec lui diverses campagnes dans les mers d’Amérique. En 1682 et 1683 il servit sous les ordres du grand Duquesne, et prit part aux deux bombardements d’Alger, en août et en septembre 1682, et en juin, juillet et août 1683. Quand les hostilités menacèrent de recommencer avec la maison d’Autriche, après la paix da Nimègue, d’Estrées fut chargé, avec trois vaisseaux dont on lui donna le commandement, d’aller au-devant d’une flotte marchande qui revenait du Levant, et pour laquelle on craignait quelque coup de main de la part des forces navales ennemies. Il passa, à son retour, au milieu de celles-ci et ramena son convoi intact.

En 1684, bien qu’il n’eût encore que vingt-quatre ans, d’Estrées reçut la survivance de la charge de vice-amiral du Ponant, que possédait son père, ainsi que le grade de lieutenant général, mais à condition qu’il servirait encore deux ans comme capitaine et trois autres années comme chef d’escadre. En 1688, il commanda une division dans l’armée navale du comte de Tourville. Il fit voile pour Alger avec cet amiral et le maréchal de Châteaurenault, et prit part au combat que Tourville livra au vice-amiral Papachim, par le travers d’Alicante. Le vice-amiral Papachim avait avec lui 2 vaisseaux de guerre espagnols, dont l’un avait 65 canons et 500 hommes d’équipage, et l’autre 54 canons et 300 hommes. Tourville, Châteaurenault et d’Estrées n’avaient que leurs trois vaisseaux, tous trois de forces très-inférieures ; le principal, que montait Tourville, était de 54 canons ; celui de d’Estrées n’en avait que 38. Tourville ayant fait demander le salut au vice-amiral Papachim, selon l’ordre formel du roi, qui enjoignait à tous les officiers de la marine royale d’obtenir, de gré ou de force, le salut des vaisseaux espagnols, et celui-ci l’ayant refusé, le combat s’engagea. Pendant que Tourville et Châteaurenault réduisaient le principal vaisseau espagnol à capituler, d’Estrées attaquait seul le second, l’abordait avec une décision héroïque et l’enlevait l’épée à la main. Dans cette extrémité, le vice-amiral Papachim salua le pavillon français de 9 coups de canon comme préliminaires de paix.

Après ce combat, d’Estrées s’en fut rejoindre son père, avec qui il prit part au troisième bombardement d’Alger. La guerre ayant été déclarée à l’Allemagne sur ces entrefaites, d’Estrées demanda à suivre, comme volontaire, le dauphin au siège de Philippsbourg (1688), et assista, dans cette campagne, aux opérations de l’illustre Vauban. En 1690, il reçut le commandement de l’avant-garde de la flotte du comte de Tourville. Cette flotte, qui avait ordre d’aller chercher et de combattre les forces navales combinées d’Angleterre et de Hollande, appareilla de Brest le 23 juin. D’Estrées rencontra la flotte ennemie le 10 juillet, à la hauteur de Beachy-Head, sur les côtes d’Angleterre. Le combat s’engagea à dix heures du matin. D’Estrées, qui commandait l’avant-garde, eut à répondre au feu de l’amiral hollandais Herbert, comte de Torrington. Une des divisions d’Herbert, que commandait l’amiral bleu Russel, s’attacha avec acharnement aux bâtiments les plus faibles de l’arrière-garde française et réussit un moment à en faire plier quelques-uns : mais les autres, animés par la présence et l’exemple de d’Estrées, repoussèrent vivement les Anglais et rétablirent le combat. À trois heures, la flotte anglo-hollandaise était en fuite. Dans son rapport, daté du lendemain de la bataille, Tourville fit le plus grand éloge de la conduite de d’Estrées.

Voulant profiter de sa victoire pour aller jeter la terreur sur les côtes d’Angleterre, Tourville détacha de sa flotte plusieurs vaisseaux qu’il envoya croiser sur le littoral d’Irlande et dans le pas de Calais, et se dirigea avec le reste sur les côtes d’Angleterre pour y effectuer une descente. Il choisit Tyngmouth pour y débarquer un détachement de 1,000 hommes (de 1,800 hommes, suivant une autre version), sous les ordres de d’Estrées, et, pendant que celui-ci allait mettre le feu à 12 vaisseaux qui étaient à l’ancre dans le port, il fit lui-même une fausse attaque du côté de Torbay. D’Estrées, dès qu’il fut à terre avec son détachement, courut droit à un retranchement que défendaient 150 hommes, y entra l’épée à la main et s’empara d’une batterie de trois pièces de canon, ainsi que d’un édifice voisin ; puis, s’étant assuré de toutes les avenues par où les Anglais pouvaient revenir dans Tyngmouth, il se dirigea vers le port et mit le feu aux 12 vaisseaux qui s’y trouvaient, après avoir eu soin, toutefois, d’en enlever et d’en emporter les canons et les autres objets de prix. Quand les 12 vaisseaux furent entièrement consumés, d’Estrées opéra son rembarquement dans le plus bel ordre, sans avoir perdu un seul homme et presque à la vue de 6,000 hommes de troupes anglaises qui s’avançaient en toute hâte et qui n’étaient plus qu’à trois quarts de lieue. Cette expédition, si vigoureusement et si vivement conduite, n’avait duré que cinq heures.

L’année suivante (1691), d’Estrées sortit de Toulon en mars, à la tête de 12 vaisseaux, de 25 galères, de 3 galiotes et de 10 tartanes, et fit voile pour Villefranche, afin d’aller seconder par mer les opérations du maréchal de Catinat dans les États italiens du duc de Savoie. Il concourut ainsi à la prise de la ville, du château et de tout le comté de Nice. Il alla ensuite, avec 4 vaisseaux, 5 frégates et 3 galiotes à bombes, en compagnie du bailli de Noailles, qui avait 20 galères sous ses ordres, bombarder Oneille, puis Barcelone et Alicante, sur les côtes d’Espagne. Il jeta dans Barcelone 800 bombes, puis se dirigea sur Alicante, qu’il ruina de fond en comble. En rade d’Alicante, il eut connaissance d’une flotte espagnole composée de 17 vaisseaux, de 2 galères et de 3 brûlots. Il s’éloigna devant ces forces supérieures, mais en si bon ordre et avec une si ferme contenance, que les ennemis n’osèrent forcer de voiles pour le rejoindre et l’attaquer. Il rentra au port sans la moindre perte.

En 1692, d’Estrées reçut l’ordre de sortir de la Méditerranée avec 12 vaisseaux de guerre et d’aller rallier Tourville, chargé de faire passer le détroit à une expédition considérable destinée à rétablir Jacques II sur le trône de ses pères. Malheureusement, une furieuse tempête accueillit l’escadre de d’Estrées au moment où elle allait franchir le détroit de Gibraltar. Après avoir réparé ses avaries le plus promptement possible, d’Estrées remit à la voile, coula bas en chemin 14 bâtiments marchands, tant anglais que hollandais, et força 2 vaisseaux de guerre qui les escortaient à s’échouer et à s’incendier. Il arriva bientôt après à Brest ; mais il était trop tard : Tourville était parti quelques jours auparavant, sur l’ordre formel du roi, pour aller livrer, avec des forces inférieures de moitié à celles de l’ennemi, la bataille de La Hogue, dont on connaît la funeste issue. D’Estrées fut accusé, bien à tort selon nous, de n’avoir pas suffisamment forcé de voiles et d’avoir ainsi contribué à cette défaite, que sa présence aurait certainement transformée en victoire.

Après le désastre de La Hogue, d’Estrées reçut l’ordre de retourner dans la Méditerranée, pour empêcher une flotte espagnole de débarquer des troupes à Gênes ; il arriva trop tard encore, et ne put empêcher l’amiral Papachim de se retirer dans les ports du royaume de Naples après avoir débarqué 3,000 hommes à Gênes. L’année suivante (1693), d’Estrées sortit de Toulon avec 22 vaisseaux et 30 galères, commandées par le bailli de Noailles, pour aller seconder par mer le maréchal de Noailles, qui faisait le siège de Roses (ou Rosas) en Catalogne. La place ayant capitulé au bout de dix jours de siège, d’Estrées remit à la voile pour aller rejoindre Tourville au cap Saint-Vincent, sur la côte de Portugal. Il n’arriva pas à temps pour prendre part à la glorieuse victoire de Lagos, où Tourville prit sa revanche de la malheureuse journée de La Hogue.

En 1697, d’Estrées reçut l’ordre d’aller appuyer par mer les opérations du duc de Vendôme en Catalogne. Il arriva devant Barcelone avec 20 vaisseaux de guerre et des bâtiments de transport chargés de canons, de mortiers et de munitions. Il lança sur la ville une grande quantité de bombes, qui incendièrent une partie des maisons, et débarqua 800 hommes, à la tête desquels il s’élança intrépidement dans les fortifications ennemies, l’épée à la main. Le 10 août 1697, le prince de Darmstadt, qui défendait Barcelone, capitula. Cette victoire ne contribua pas peu à la paix de Ryswick, après laquelle d’Estrées ramena son escadre à Toulon, où il la désarma.

Pendant la paix, d’Estrées put se livrer à des travaux littéraires et scientifiques, dont il avait conservé le goût à un haut degré. Mais la guerre de la succession d’Espagne étant venue à éclater, il fut appelé, en 1700, à succéder à Tourville, que sa mauvaise santé forçait de quitter le service. Il partit de Brest au printemps de 1701, toucha à Cadix et alla débarquer quelques troupes à Naples. L’année suivante, il fut chargé d’aller prendre à Barcelone, pour le transporter à Naples, le nouveau roi d’Espagne et des Deux-Siciles, Philippe V de Bourbon, petit-fils de Louis XIV. Il appareilla de Toulon le 25 mars 1702, avec 5 vaisseaux, et le 29 il mouillait dans le port de Barcelone. Le 5 avril, Philippe V s’embarquait sur le vaisseau amiral le Foudroyant et, le 18, il arrivait à Naples. Le jeune roi donna au comte d’Estrées, pour lui marquer sa satisfaction, le titre de grand d’Espagne de première classe. Louis XIV, ne voulant pas demeurer en reste, créa d’Estrées, en 1703, maréchal de France. Le père du nouveau maréchal vivait encore, et ce fut la première fois qu’on vit ensemble deux maréchaux dans la même famille. Pour se distinguer de son père, d’Estrées prit le litre de maréchal de Cœuvres, du nom d’une de ses terres située dans les environs de Soissons ; il était alors dans sa quarante-troisième année. En 1704, le maréchal de Cœuvres prit une part glorieuse à la campagne navale qui se termina par la bataille de Malaga. La flotte française appareilla de Toulon le 22 juillet, sous le commandement en titre du jeune comte de Toulouse, fils légitimé de Louis XIV et grand amiral de France, mais en réalité sous celui de d’Estrées. Elle se composait de 49 navires de guerre, de 24 galères et d’une trentaine de bâtiments légers. Le 24 août, la flotte française rencontra dans la Méditerranée, à la hauteur de Velez-Malaga, l’armée navale anglo-hollandaise, commandée par l’amiral anglais George Rooke et forte de 55 vaisseaux de guerre, sans compter les brûlots, les galiotes à bombes et 18 bâtiments légers. L’action s’engagea à dix heures du matin d’une manière très-vive. Le lieutenant général Villette-Mursai et son matelot Ducasse, qui commandaient l’avant-garde française, forcèrent celle des ennemis à la retraite. Au corps de bataille, d’Estrées et le comte de Toulouse repoussèrent également l’amiral Rooke. Enfin, à l’arrière-garde, le lieutenant général de Lauzun mit dans le plus grand désordre l’arrière-garde ennemie, composée de Hollandais et commandée par Kallemburg, Le combat finit au commencement de la nuit. La flotte française ne poussa pas plus loin sa victoire et retourna désarmer à Toulon. À la suite de cette campagne, Philippe V envoya à d’Estrées son portrait enrichi de diamants, avec l’ordre de la Toison d’or, et le nomma lieutenant général des mers d’Espagne. Louis XIV, de son côté, lui donna les insignes de ses ordres. En 1707, Jean d’Estrées étant mort, le maréchal de Cœuvres prit le nom de maréchal d’Estrées et succéda à son père dans la vice-amirauté du Ponant, dans le gouvernement du pays nantais, la lieutenance générale de Bretagne et la vice-royauté d’Amérique. Du reste, il ne reprit plus la mer. Après la mort de Louis XIV, le duc d’Orléans, régent, nomma le maréchal d’Estrées président du conseil de marine nouvellement créé et l’éleva au rang de ministre d’État. En 1718, d’Estrées fit l’acquisition de l’Île Sainte-Lucie, aux Antilles, dans le but d’y établir une colonie française ; mais les Anglais, que cette tentative inquiétait, réussirent à faire retirer cette concession par le gouvernement du régent. Dès lors, d’Estrées se consacra exclusivement et s’abandonna tout entier à ses goûts pour les sciences et pour les lettres. Le maréchal d’Estrées possédait très-bien le latin et parlait la plupart des langues de l’Europe avec autant d’élégance que de facilité. Il fut reçu membre de l’Académie française en 1715, à la mort du cardinal d’Estrées, son oncle ; puis, un peu plus tard, membre de l’Académie des sciences et de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Il aimait avec passion les livres, les antiquités, les statues et les curiosités de toutes sortes. Saint-Simon rapporte qu’il passait ses journées à entasser volumes sur volumes dans son hôtel, à rassembler des plans, des cartes, des descriptions des ports de tous les pays du monde, des statues, des bas-reliefs antiques, des médailles, des pierres gravées, et à thésauriser enfin toutes les raretés possibles. Lorsque le czar Pierre le Grand vint à Paris, il alla visiter le maréchal d’Estrées à son château d’Issy, près de Paris, et, à son retour à Saint-Pétersbourg, il lui donna une marque de son estime et de son bon souvenir en lui envoyant avec son portrait des cartes et des plans, ainsi que les meilleurs ouvrages russes publiés sous son règne. Le maréchal d’Estrées mourut dans sa soixante-dix-septième année. Son éloge fut prononcé par un membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.