Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/DUMAS (Alexandre), fils naturel du précédent, romancier et auteur dramatique du premier ordre

Administration du grand dictionnaire universel (6, part. 4p. 1375-1377).

l’emploient, la classe des femmes dont j’avais voulu séparer celles-là.

« Établissons donc ici, pour les dictionnaires à venir, que le demi-monde ne représente pas, comme on le croit, la cohue des courtisanes, mais la classe des déclassées. N’est pas du demi-monde qui veut. Il faut avoir fait ses preuves pour y être admise. Mme d’Ange le dit au deuxième acte : « Ce monde est une déchéance pour celles qui sont parties d’en haut, mais c’est un sommet pour celles qui sont parties d’en bas… Ce monde commence où l’épouse légale finit, et il finit où l’épouse vénale commence. »

« Il est séparé des honnêtes femmes par le scandale public, des courtisanes par l’argent : là, il est borné par un article du code ; ici, par un rouleau d’or. Il se cramponne à ce dernier argument : « Nous donnons, nous ne vendons pas ; et l’on est bannie de notre monde pour s’être vendue, comme on est bannie de l’autre pour s’être donnée. »

M. Dumas envoya sa pièce du Demi-monde au concours pour le prix Faucher, qui devait être décerné à l’œuvre dramatique la plus morale et la plus célèbre. La commission vota pour lui, à l’exception de Scribe et du président ministre, M. Baroche, qui fit supprimer le prix plutôt que de le laisser donner à l’auteur du Demi-monde.

Dans sa quatrième pièce, la Question d’argent, M. Dumas fils a flétri les hommes de Bourse (Gymnase, cinq actes, 31 janvier 1857). « Cette comédie, a-t-on dit, est plus qu’un chef-d’œuvre, c’est une bonne action. » Dans la cinquième, le Fils naturel, commencée à Sainte-Adresse, dans la maison d’Alph. Karr, en 1853, terminée et jouée seulement en 1858 (quatre actes, Gymnase, 16 janvier), l’auteur abordait un sujet qu’il a repris incidemment.dans l’Affaire Clémenceau, dans les Idées de Mme Aubray, dans la préface de la Dame aux camélias. Vint ensuite le Père prodigue (cinq actes, Gymnase, 30 novembre 1859), pièce dont nous avons déjà cité quelques lignes et qu’il faut relire attentivement, si l’on est curieux de voir le caractère de Dumas père transfiguré et jugé par son fils. Le public, qui avait bien prévu les allusions personnelles d’après le titre même de la pièce, s’attendait à un plaisir de scandale. Il fut déçu et peut-être mécontent, il faut le dire à sa honte. Mais les connaisseurs et les vrais amis de l’art surent gré à M. Dumas fils d’avoir côtoyé l’écueil sans s’y heurter. Il nous a donné, en effet, de très-fines esquisses psychologiques, assez vraies pour piquer suffisamment la curiosité du spectateur intelligent, assez indépendantes encore pour faire de ces portraits de famille des types humains, intéressants pour tous et dans tous les temps.

Dans la préface du Fils naturel, M. Dumas, sous forme d’apostrophe, a encore essayé de refaire le portrait de son père, non plus au point de vue moral, mais au point de vue littéraire. Nous rapportons ce morceau, malgré ses proportions, parce qu’il complète notre article sur Dumas père, sans être un hors d’œuvre dans celui que nous devons au fils : « Eh bien, il est venu à bout de toi, ce siècle vorace que tu as habitué à cette insatiabilîté qui nous met sur les dents, nous qui ne sommes pas de ta force. Et cependant, à ce siècle né pour toujours dévorer, tu étais bien l’homme qu’il fallait, toi né pour toujours produire. Du reste, quelles précautions la nature avait prises, quelles provisions elle avait faites en toi pour ces appétits formidables qu’elle était forcée de prévoir ! C’est sous le soleil d’Amérique, avec du sang africain, dans le flanc d’une vierge noire, qu’elle a pétri celui dont tu devais naître et qui, soldat et général de la République, étouffait un cheval entre ses jambes, brisait un casque avec ses dents et défendait à lui tout seul le pont de Brixen contre une avant-garde de vingt hommes. Rome lui eût décerné les honneurs du triomphe et l’eût nommé consul. La France, plus calme et plus économe, refusa le collège à son fils, et ce fils, élevé en pleine forêt, en plein air, à plein ciel, poussé par le besoin et par son génie, s’abattit un jour sur la grande ville et entra dans la littérature comme son père entrait dans l’ennemi, en bousculant, en abattant, en renversant tout ce qui ne lui faisait pas place. Alors commença ce travail cyclopéen qui dure depuis quarante années. Tragédie, drame, histoire, romans, voyages, comédies, tu as tout rejeté dans le moule de ton cerveau, et tu as peuplé le monde de la fiction de créations nouvelles. Tu as fait craquer le journal, le livre, le théâtre, trop étroits pour tes puissantes épaules ; tu as alimenté la France, l’Europe, l’Amérique ; tu as enrichi les libraires, les traducteurs, les plagiaires ; tu as essoufflé les imprimeurs, fourbu les copistes, et, dévoré du besoin de produire, tu n’as peut-être pas toujours assez éprouvé le métal dont tu te servais, et tu prenais et jetais dans la fournaise, quelquefois au hasard, tout ce qui te tombait sous la main. Le feu intelligent a fait le partage. Ce qui venait de toi s’est coulé en bronze, ce qui venait d’ailleurs s’est évanoui en fumée. Tu as battu ainsi bien du mauvais fer ; mais, en revanche, combien, parmi ceux qui devaient rester obscurs, se sont éclairés et chauffés à ta forge, et, si l’heure des restitutions sonnait, quel gain pour toi rien qu’à reprendre ce que tu as donné et ce qu’on t’a pris ! Quelquefois tu posais ton lourd marteau sur ta large enclume ; tu t’asseyais sur le seuil de la grotte resplendissante, les manches retroussées, la poitrine à l’air, le visage souriant ; tu t’essuyais le front, tu regardais les calmes étoiles en respirant la fraîcheur de la nuit, ou bien tu te lançais sur la première route venue, tu t’évadais comme un prisonnier ; tu parcourais l’Océan, tu gravissais le Caucase, tu escaladais l’Etna, toujours quelque chose de colossal, et, les poumons remplis à nouveau, tu rentrais dans la caverne. Ta grande silhouette se décalquait en noir sur le foyer rouge, et la foule battait des mains ; car, au fond, elle aime la fécondité dans le travail, la grâce dans la force, la simplicité dans le génie, et tu as la fécondité, la simplicité, la grâce et la générosité, que j’oubliais, qui t’a fait millionnaire pour les autres et pauvre pour toi… Puis un jour il y a eu distinction… tu es devenu « Dumas père » pour les respectueux, le « père Dumas » pour les insolents, et, au milieu de toute sorte de clameurs, tu as pu entendre parfois cette phrase : « Décidément, son fils a plus de talent que lui. » Comme tu as dû rire ! Eh bien, non. Tu as été heureux, semblable au premier père venu ; tu as cru peut-être ce qu'on disait. Cher grand homme, naïf et bon ! qui m’aurais donné ta gloire comme tu me donnais ton argent quand j’étais jeune et paresseux, je suis bien heureux d’avoir enfin l’occasion de m’incliner publiquement devant toi et de te rendre hommage en plein soleil, et de t’embrasser comme je t’aime, en face de l’avenir. Que d’autres de mon âge et de ma valeur se déclarent tes égaux, ne portant pas ton nom : c’est affaire à eux. Mais il faut que la postérité, qui, quoi qu’il arrive, sera forcée de compter avec toi, sache bien, quand elle lira nos deux noms au-dessous l’un de l’autre, chronologiquement, dans le bilan de ce siècle, que je n’ai jamais vu en toi que mon père, mon ami et mon maître… »

Pendant plusieurs années, après le Père prodigue, une maladie, causée par la fatigue du travail, empêcha M. Dumas fils de poursuivre ses succès. Ce fut seulement en 1864 qu’il put se remettre à l’œuvre, pour donner au théâtre du Gymnase (5 mars) sa comédie de l’Ami des femmes, pièce très-originale, que le Grand Dictionnaire a analysée avec beaucoup de détails, qu’il a jugée peut-être un peu sévèrement, quoiqu’il ait eu soin de tempérer ses propres critiques en rapportant l’avis de Th. Gautier, très-favorable à la pièce. M. de Ryons, en qui l’auteur a encore mis beaucoup de lui-même, est un caractère plein de nuances, qu’il faut étudier de très-prés, sous peine de le comprendre mal. Il est vrai que sa vie, ses principes et ses actes, à ne les regarder que du dehors, lui donnent presque l’aspect d’un blasé et d’un dédaigneux ; mais il est précisément le contraire, et le dénouement le prouve. Observateur attentif, mais non désintéressé, homme d’esprit avant tout, aussi distingué de manières que M. de Camors, moins hautain et moins grand seigneur que lui, mais plus généreux et plus humain, il étudie le monde, surtout les femmes, non pour profiter de leur faiblesse et les mépriser ensuite, non pas même pour les cataloguer froidement en espèces, genres et variétés, mais pour connaître leur âme dans ses mystérieuses profondeurs — et quelle psychologie est plus intéressante ? — pour les consoler, les plaindre et les arrêter même au besoin sur le chemin du ridicule ou sur le sentier du mal. C’est un homme qui aura eu la jeunesse d’Armand Duval, de Paul Aubry, qui aura souffert de l’amour, qui s’en guérit et qui s’attarde un peu trop aux charmes de la convalescence ; mais il aimera encore, soyez-en sûrs, autrement qu’autrefois sans doute, mais sincèrement et profondément encore. Il se mariera même, je vous le promets, car il est très-jeune, après tout, d’âge et de cœur, malgré la maturité précoce de son esprit. Mais, chose singulière, cette pièce, qui nous transporte dans un monde où les mœurs ne sont pas toujours délicates, ne pouvait être bien jugée que par des délicats et des connaisseurs. Le public et la grosse critique crièrent au scandale. M. Dumas, qui avait une sorte de prédilection pour cette pièce, fut blessé de cet échec inattendu et jura un instant de ne plus écrire pour le théâtre. Il aurait peut-être tenu parole sans M. de Girardin, qui lui proposa une collaboration tacite dans le Supplice d’une femme, drame en trois actes et en prose (Comédie-Française, 29 avril 1865). « M. de Girardin, qui a dû voir bien des drames en sa vie, dit M. Francisque Sarcey, avait été jadis le témoin d’une scène qu’il avait trouvée très-émouvante dans la vie réelle et qu’il songea à transporter au théâtre. Il le fit avec la maladresse d’un débutant qui appuie lourdement et d’une main inexpérimentée sur les situations les plus délicates. Il lut sa pièce à la Comédie-Française. Elle était d’un homme trop influent pour qu’on la refusât ; on la reçut donc avec une politesse froide, en lui faisant comprendre qu’en l’état où elle était elle aurait quelque peine à être jouée. M. de Girardin en appela à un petit comité d’amis, qui, après bien des compliments, se rangèrent à l’avis déjà donné par M. Thierry. M. Dumas fils avait assisté à cette lecture. Le sujet le frappa ; il vit aisément qu’il y avait là un beau drame, qui n’était pas entièrement sorti de son bloc. Il dit à M. de Girardin qu’il suffirait d’un très-petit nombre de retouches pour mettre la pièce au point, et qu’il se chargeait de les indiquer d’un coup de plume. À quelque temps de là, en effet, il rapporta le manuscrit marqué au crayon rouge de quelques annotations. M. de Girardin lut ces remarques, les trouva justes ; mais il était fort occupé de politique et jeté dans un autre courant d’idées. « Tenez, dit-il à M. Dumas fils, vous avez commencé cette besogne, vous seriez bien aimable d’aller jusqu’au bout ; remportez le manuscrit ! » Dumas fils n’a point pour habitude d’accepter de collaboration ; mais le sujet lui plaisait ; il se sentait aussi plus libre sous le nom d’un autre que sous le sien propre. Le voilà rognant, taillant, ajoutant, récrivant. Il sort de ce travail une nouvelle pièce, si différente de l’ancienne que M. de Girardin en est déjà un peu ému. Il demande qu’on lise les deux manuscrits au comité de la Comédie-Française. C’est lui qui commence, et il n’a pas achevé le second acte que Régnier déclare qu’il est inutile d’aller plus loin ; qu’il ne jouera jamais un rôle où il est sûr d’être sifflé dès la première scène. On passe à la version de Dumas fils, qui paraît scabreuse encore, mais possible à tout prendre. « Faites donc comme vous voudrez, dit M. de Girardin, et que Dumas se charge des répétitions ! » Personne n’ignore qu’il n’y a pas une pièce, si achevée soit-elle, qui ne fonde pour ainsi dire tout entière et ne se reconstruise au travail des répétitions… Après vingt jours de ce travail incessant où Régnier eut, dit-on, une grande part, la pièce de Dumas ne se ressemblait plus guère à elle-même ; mais elle ressemblait encore bien moins à celle de M. de Girardin. On le convoqua pour les répétitions générales ; il ne reconnut plus son œuvre et déclara qu’il la retirait. On lui dit qu’il n’en avait pas le droit, son collaborateur se refusant à cette combinaison. « Ah ! c’est ainsi, s’écria M. de Girardin, eh bien ! je ne veux être pour rien dans tout cela. — Ni moi, répliqua Dumas fils, puisque vous le prenez sur ce ton. » La pièce obtint un grand succès, mais les auteurs gardèrent l’anonyme… sur l’affiche. Ils se dévoilèrent bientôt à coups de préfaces. »

L’année suivante, M. Dumas collabora encore avec M. Armand Durantin, sous le couvert de l’anonyme, à une pièce en quatre actes dont un prologue, Héloïse Paranquet (Gymnase, 20 janvier 1866), qui fut très-diversement appréciée, mais qui frappa surtout par la multiplicité des situations dramatiques, la simplicité énergique du style et les nombreux points de droit soulevés et discutés magistralement par l’auteur. Enfin, en 1867 (10 mars), parurent les fameuses Idées de Mme Aubray, grand et incontestable succès, pièce très-morale, peut-être même trop morale, parce qu’elle prêche une réparation qui, pour être légitime et belle, n’en est pas moins au-dessus des forces de la plupart des hommes. Mais si cette vertu d’ordre supérieur n’existe guère dans le domaine du réel, elle n’est pas absolument impossible. C’est de l’idéal et non du chimérique.

On le voit, les principales œuvres de M. Dumas sont des œuvres dramatiques. Il n’a pas pour cela abandonné à tout jamais le roman. Il y est revenu avec l’Affaire Clemenceau, son chef-d’œuvre au point de vue de l’art. Que l’on discute, que l'on conteste les thèses qui y sont soutenues, nous le comprenons, bien que, pour notre part, nous n’en soyons pas choqué ; mais ce qui nous semble impossible, c’est qu’on méconnaisse la perfection artistique de ce roman, l’harmonie du tout, le fini des détails, la disposition graduée des épisodes et, avec cela, l’air d’aisance, de naturel, d’improvisation presque, qui règne dans tout l’ouvrage.

Depuis l’Affaire Clémenceau, M. Dumas n’a rien publié ; il s’est occupé de la réédition de son théâtre, écrivant pour chacune de ses pièces des préfaces où il expose ses théories littéraires et philosophiques avec beaucoup d’esprit et de naturel. Une de ces préfaces est une véritable poétique (celle du Père prodigue). Avis à ceux qui sont tentés de courir la carrière dramatique; ils y trouveront d’utiles préceptes qui n’ont rien de pédantesque ou de scolastique. On peut les résumer comme il suit, par ces paroles tirées textuellement de la préface en question : « Le réel dans le fond, le possible dans le fait, l’ingénieux dans le moyen, voilà, dit M. Dumas, ce que l’on peut exiger de nous. » Et sa conclusion dernière, c’est que « l’auteur dramatique qui connaîtrait l’homme comme Balzac et le théâtre comme Scribe serait le plus grand auteur dramatique qui eût jamais existé. »

Mais, le plus souvent, il consacre ses préfaces, non à l’apologie, mais à la défense de ses pièces. Il y répond aux reproches qu’a soulevés son théâtre, son franc parler, la liberté de mœurs de ses personnages. « La première condition du génie, dit-il quelque part, c’est la sincérité, et ce qui est sincère est toujours chaste. La Vénus Pudique est nue. L’émotion causée par la peinture d’une grande passion, quel que soit l’ordre de cette passion, du moment qu’elle est exprimée dans un beau langage, traduite dans un beau mouvement, cette émotion vaut mieux que les tirades toutes faites que vous nous demandez au prix de fabrique, comme des soumissions cachetées pour les travaux de la ville, et elles moralisent bien autrement l’homme en le forçant à regarder en lui, en faisant monter à la surface tous ses mystères intérieurs, en remuant le fond de la nature humaine. » D’ailleurs, s’il est médecin des âmes et directeur des consciences, il n’a pas la prétention d’être un médecin d’enfants ni un confesseur de jeunes demoiselles. « J’aime à croire, dit-il d’un de ses ouvrages, que vous n’avez pas plus donné ce livre à vos filles que vous ne les avez conduites à mes pièces. » Il ne s’adressa qu’à un certain public, et il le sait. Est-ce à dire que, pour n’être pas tout le monde, ce public soit aussi restreint que le prétend M. de Pontmartin ? Non, certes, et nous sommes loin d’accepter sans réserves le jugement suivant de l’auteur des Samedis (1860) sur les succès dramatiques de M. Dumas fils.

« Si l’on veut juger en toute connaissance de cause, dit M. de Pontmartin, les pièces et les triomphes de M. Dumas fils, une épreuve est nécessaire : on doit tâcher d’assister à la première représentation, au milieu de ce public spécial, et y retourner huit ou dix jours après, alors que le théâtre s’est forcément rouvert à ces spectateurs qui achètent en entrant sinon le droit de siffler comme au temps de Boileau, au moins celui de froncer le sourcil. Il y a là matière à une comparaison instructive, j’allais dire consolante. Le premier soir, la salle est montée à cette température particulière qui fait épanouir les fleurs tropicales et les succès de haut goût. De tels courants s’établissent entre l’auditoire et l’œuvre, ils semblent si bien faits l’un pour l’autre, ou l’un par l’autre, que l’enthousiasme ressemble à une complicité… Tout ce que cet auditoire raffiné et blasé demande à son poète favori, c’est de sauver ses hardiesses, et lui-même se prête à ce sauvetage avec tant de complaisance, qu’il faudrait que son poète fût bien maladroit pour ne pas se tirer d’affaire. Tous ces bons apôtres, qui, au fond, enragent de n’être que les satellites de cette planète, une fois décidés à s’exécuter, rivalisent d’exagération admirative ; c’est à qui se pâmera le mieux et criera le plus. D’acte en acte, l’admiration se change en extase, le plaisir en ivresse… Dix jours après, tout est changé, sauf l’affluence et les recettes, qui se maintiennent : il y a tant de moutons de Panurge, et les chemins de fer sont si bien inventés pour ces moments-là ! Rien de plus curieux que d’assister au désappointement du bourgeois, du spectateur bénévole et de bon sens, qui, sur la foi de son journal et de la rumeur publique, s’attendait à des merveilles… Une réaction très-significative, sinon très-bruyante, s’opère sur toute la ligne, et elle réagit à son tour sur le drame et sur les acteurs. On dirait un fouet dont la mèche s’est usée trop vite et qui cesse de claquer ; un feu d’artifice avarié qui se démonte pièce à pièce. Les acteurs ne sont plus sûrs de leurs rôles et d’eux-mêmes. Le premier jour, le père noble avait à peine quarante ans ; maintenant il en a soixante. L’actrice lançait ses mots comme des flèches ; à présent elle hésite, elle semble vouloir les amortir et les étouffer… Ces pièces de M. Dumas fils, si triomphantes, si fêtées, occupent l’affiche pendant quatre ou cinq mois ; puis, une fois l’effet produit, la série épuisée, les écus encaissés, elles disparaissent, sans que personne songe à les reprendre. »

Tout cela est bel et bon, dirons-nous au critique de la Gazette ; mais ces pièces, si l’on ne va plus les voir jouer, tout le monde, les provinciaux, les dames surtout, s’adresse à la maison Lévy et réclame à cor et à cri la pièce imprimée, et, quand les dames ont lu, elles disent in-petto, derrière l’éventail : « Qu’il est aimable, ce M. Dumas ! Comme je voudrais le connaître ! » Oui, répéterons-nous, il y a trop de parti pris dans cette critique pour que nous cherchions à y répondre. D’ailleurs, M. Dumas se défend bien tout seul. Voici comment il s’autorise d’un illustre exemple pour réfuter ceux qui lui font un crime d’avoir mis en lumière cette classe de femmes qui composent le demi-monde et ses alentours. « Molière, dit-il pour se défendre, vivant de nos jours, n’eût pas laissé ce monde nouveau commencer ses évolutions sans l’arrêter un instant au passage, sans le visiter et sans dire au public : « Prenez garde ; il y a là un phénomène et un danger sérieux. » » « Cependant, ajoute-t-il, Molière n’eût pas condamné la courtisane comme Tartufe… Tartufe, c’est le mal volontaire ; la courtisane, c’est le mal sans préméditation et sans hypocrisie… Elle a son excuse dans la misère, la faim, l’ignorance, les mauvais exemples, l’hérédité fatale du vice, l’égoïsme de la société, l’excès de civilisation et, enfin, dans cet éternel argument, l’amour. » Pour nous, nous ne reprocherons pas à M. Dumas d’avoir mis sur la scène des femmes comme Marguerite Gautier, Mme de Linnerose, Marcelle ou Jeanine. Nous le remercions, au contraire, de nous avoir révélé tout ce qui se passe au fond de ces âmes malades, mais non pas incurables et définitivement condamnées. Nous lui sommes encore reconnaissant de nous avoir si admirablement peint une Suzanne d’Ange, une Iza Clemenceau. Mais ce que nous lui demandons, c’est de ne plus amener jusqu’à la rampe, fût-ce pour les flétrir, des femmes comme Albertine, des hommes comme de Tournas. Si de tels personnages sont vraiment indispensables pour compléter un tableau, une mise en scène, s’ils appartiennent nécessairement à un certain milieu, de grâce montrez-les seulement dans l’ombre ou le clair-obscur : laissez-les au fond de la scène, tout près de la porte, un pied dans la coulisse d’où ils ne devraient jamais sortir. Qu’ils figurent, mais ne parlent pas. C’est trop d’honneur leur faire que de les humilier en public. Prenez garde qu’ils ne prennent ces exécutions-là pour des réclames, et qu’ils ne se croient obligés de vous applaudir par reconnaissance. Ce serait le pire des châtiments.

« M. Alexandre Dumas fils, dit M. Hippolyte Lucas, est né sous une étoile fortunée, comme les gens qui naissent millionnaires ; il est né avec l’esprit de son père et l’instinct dramatique ; la muse du théâtre, appelée à son baptême ainsi qu’une fée bienfaisante, l’a doué, dès son berceau, de toutes sortes d’avantages : le choix des sujets, la peinture des caractères, la facilité de l’expression constituent son talent ingénieux et suffisamment observateur pour saisir le côté des mœurs qui doit plaire à la société de son temps. Il a de la franchise ; il prend moins de ménagements avec son public que la plupart de ses confrères ; il accuse plus vigoureusement son sujet… Il a peut-être trop cherché sa réussite dans un réalisme qui offrait à la curiosité publique l’attrait que la peinture des mauvaises mœurs ne manque jamais d’exciter ; les plus honnêtes gens ne détestent pas trop le scandale qui ne peut les atteindre ; ils s’aventurent volontiers à regarder au fond des passions les plus désordonnées, et, quand le tableau en est présenté avec art, ils accourent en foule au spectacle d’un monde dans lequel ils rougiraient de mettre les pieds. On dirait que le vice a plus de charme que la vertu… L’esprit de M. Dumas fils a l’avantage de ne pas être laborieux ; il coule de source ; c’est l’esprit de la conversation et non celui des livres ; il est prompt, il est vif, il est naturel. L’auteur se tire d’une situation scabreuse par un mot heureux. Il pose ses personnages de façon qu’on accepte toutes leurs tergiversations de caractère sans y mettre plus d’importance qu’eux-mêmes. C’est un grand art. La préparation des événements et des caractères est traitée enfin par lui de main de maître ; pas un mot qui n’ait un sens et dont on n’aperçoive plus tard la portée. La curiosité est constamment éveillée, et les scènes se succèdent entre le rire et les larmes, avec une ordonnance mathématique. L’auteur est, pour ainsi dire, au tableau ; il résout un problème social. »

Les biographies des Dumas sont déjà bourrées d’un nombre assez respectable d’anecdotes, et cela devait être : on a des recueils intitulés : Menagiana, Santoliana, Pironiana, Voltairiana", Bievrianan, etc., etc. ; eh bien, les deux écrivains en question, qui ont passé une partie de leur vie dans le monde des lettres, le monde du théâtre, ou plutôt dans tous les mondes, pourraient aussi inspirer à un anecdotier un Dumatiana qui ne le céderait à aucun autre ouvrage du même genre. Quant à nous, comme les lauriers de Cousin (d’Avallon) ne nous empêchent pas de dormir, nous nous contenterons des anecdotes suivantes :

— On raconte que M. Dumas fils disait à qui voulait l’entendre : « Mon père est un grand enfant, que j’ai eu quand j’étais tout petit. »

— « Mon père a tant de vanité, disait-il un autre jour, qu’il est capable de monter derrière sa voiture pour faire croire qu’il a un nègre. »

— Un autre jour, impatienté d’entendre l’auteur de Henri III parler de sa noblesse et de ses armes, il s’écria : « Farceur ! on les connaît, tes armes ; tu les montres assez souvent… Beaucoup de gueule sur très-peu d’or ! »

— À un dîner de jeunes hommes de lettres, on racontait une histoire d’argent où le débiteur se comportait comme don Juan vis-à-vis de M. Dimanche ; Dumas fils riait aux larmes. « Ignorez-vous qu’il s’agit de votre père ? lui dit à l’oreille un des convives. — Hein ? de mon père ? C’est impossible : il aurait écrit cela dans ses Mémoires. »

— Un matin, Dumas père, éveillé par deux de ses collaborateurs, voulut s’habiller et ne trouva point ses bottes. Alors il dit, en haussant les épaules : « Figurez-vous qu’Alexandre en a douze paires étalées sur une planche de sa garde-robe. Décidément, ce garçon-là n’aura jamais de génie. »

DUMAS (Marie, dame Pétel, dite Marie-Alexandre), artiste et femme de lettres française, fille de M. Alexandre Dumas père. Elle est née à Paris dans les dernières années de la Restauration. Élevée en pleine bataille romantique, elle contracta de bonne heure, dans la fréquentation des ardents chevaliers de la nouvelle croisade littéraire et artistique, des habitudes masculines qui ont souvent paru quelque peu bizarres aux Philistins de la rue d’Amsterdam, qu’elle a longtemps habitée avec son père. Adonnée d’abord à la peinture, elle s’essaya dans de grandes marines, aborda ensuite les scènes d’intérieur et les tableaux de genre ; dans ces derniers temps, elle a exécuté divers sujets religieux et même exposé, au Salon de 1865, une frise de proportions importantes. La passion des voyages et les hasards de la vie interrompirent à plusieurs reprises ses travaux artistiques, qui se distinguent par la minutie et le soin des détails. Retirée au couvent des Oiseaux, puis à celui des dames de l’Assomption, à Passy, elle a peint dans ce dernier lieu, en 1863, M. Alexandre Dumas, son père, sous les traits d’un saint du calendrier, à demi voilé par le capuchon monastique.

En 1867, Mme Marie Dumas a débuté en littérature par un roman : Au lit de mort (in-8o), livre bien étrange, dans lequel on a prétendu voir une sorte d’autobiographie. Malgré une exposition démesurément longue, de grands défauts de composition, des caractères invraisemblables, malgré un mysticisme agaçant, il attache par la passion ; quelques touches heureuses, des traits hardis, plusieurs scènes pleines de feu sont à signaler ; mais le singulier catholicisme de l’auteur laisse une impression désagréable dans l’esprit du lecteur. Hors des capucins, point de salut, pas même de confession. Par contre, le vicaire portraituré offre des lignes qu’un écrivain libre penseur eût adoucies. Quant aux bavardages mystiques répandus çà et là, le mieux est d’en sourire. Quelques paradoxes originaux émaillent cette production, qui, par ses défauts et par ses qualités, rappelle que l’auteur de Au lit de mort est fille d’Antony et sœur de la Dame aux camélias : « La pudeur chez les femmes n’est peut-être que le sentiment de l’imperfection », dit-elle quelque part. Et ailleurs : « Entrer dans un couvent, c’était moralement se brûler la cervelle, et la consécration à Dieu était le suicide sanctifié, permis aux grandes douleurs. Voyez saint Augustin, Abélard, M. de Rancé. » Recommandée par le nom paternel, signalée par une bruyante publicité, cette œuvre mystique obtint un certain succès de curiosité. En regardant un peu moins le ciel, où elle voit le dernier souffle de ses héros « se transformer en colombes », il est possible que Mme Dumas montre, un jour ou l’autre, qu’elle est digne de sa race. Peut-être alors aurons-nous d’elle un vrai et beau livre.


DUMAS (Jean-Baptiste), un des plus illustres chimistes du XIXe siècle, né à Alais (Gard) en 1800. Comme beaucoup de chimistes illustres, comme Scheele, comme Gerhardt, comme Balard, il débuta par la pharmacie, qu’il étudia de bonne heure dans sa ville natale. Les circonstances le conduisirent ensuite à Genève, où il perfectionna notamment son éducation scientifique dans le commerce de la botanique et de la médecine, qu’il cultivait concurremment avec la chimie. De Candolle et Prévost le remarquèrent. Ce dernier l’associa même à ses travaux sur la génération et sur la physiologie du système nerveux, travaux qui sont restés célèbres. À la fin de 1821, M. Dumas vint se fixer à Paris, où il apportait à Thenard plusieurs lettres de recommandation. Son ardeur, ses aptitudes scientifiques et sa vivacité intellectuelle frappèrent le maître, sur les instances duquel l’heureux jeune homme fut bientôt nommé répétiteur à l’École polytechnique et professeur à l’Athénée. Bien plus M. Dumas se maria, à peine âgé de vingt-cinq ans, avec Mlle Brongniart, fille de l’illustre et actif minéralogiste dont le crédit était alors si considérable. Un pareil mariage était une assurance d’avenir. M. Dumas profita des avantages de toute sorte que lui offrait sa nouvelle position, c’est-à-dire un entourage d’élite, des ressources nombreuses pour le travail, et ce fut pour lui un engagement permanent à s’élever plus haut. Thenard avait dit, en présentant M. Dumas à la famille Brongniart : « Je réponds de lui. » Ces espérances ne furent point démenties, car dès 1826 M. Dumas adressait à l’Académie des sciences les beaux travaux que nous mentionnerons plus loin. La série de ces travaux s’augmenta désormais dans une proportion croissante par le nombre et par l’intérêt. En 1832, M. Dumas fut nommé membre de l’Académie des sciences ; puis successivement professeur à la Faculté des sciences de Paris, à la Faculté de médecine et au Collège de France. C’est à la même époque qu’il fonda l’École centrale des arts et manufactures, destinée à un si brillant avenir. En 1840, M. Dumas se trouvait être le chimiste le plus célèbre, le plus accrédité et le plus fortuné de son pays. Toutes les faveurs que donnent la science et la popularité, il les avait. Les honneurs politiques l’attendaient. Jusqu’en 1849 il avait été appelé officieusement dans les commissions de la Chambre des députés pour y aider à l’étude des projets de loi relatifs à la refonte des monnaies de billon, aux papiers timbrés, à la falsification des actes publics, à l’impôt sur le sel, sur le sucre, etc. À cette époque, il fut envoyé à l’Assemblée législative, où il se montra très-dévoué à l’autorité et aux intérêts du prince-président. Chargé, au mois d’octobre 1850, du portefeuille de l’agriculture et du commerce, il ne le conserva que trois mois ; mais, après le coup d’État, il fut un des premiers sénateurs nommés. Depuis son entrée au Sénat, par une modestie difficile à comprendre ou par une prudence plus concevable, M. Dumas s’était abstenu de toucher aux questions politiques proprement dites. En pareille matière, il ne discutait pas et votait sans hésiter avec le gouvernement, sachant bien que c’est là le meilleur moyen de conserver certaine influence. Il n’aborda la discussion que dans les questions industrielles, commerciales ou scientifiques. C’est là, sur son terrain, qu’il se meut avec une aisance remarquable et qu’il trouve de temps à autre l’occasion de prononcer des discours aussi éclatants par la forme que justes dans le fond. La fameuse pétition envoyée en 1865 par des homœopathes, réclamant plus de liberté pour la diffusion de leurs pratiques charlatanesques, donna lieu de sa part à un morceau de véritable éloquence. Cependant M. Dumas n’est pas né avec le don de la parole, et si l’on peut aujourd’hui dire de lui qu’il est un orateur accompli, il faut ajouter qu’il l’est devenu à force d’études, de soins et de persévérance. Chargé, en 1825, de l’enseignement de la chimie à l’Athénée de Paris, en remplacement de Robiquet, ses débuts ne furent pas ceux d’un homme destiné à charmer plus tard les auditeurs nombreux et difficiles qui lui étaient réservés en de plus illustres enceintes. Sa parole embarrassée, pénible, lourde et incorrecte, n’avait aucune sorte d’attrait. À l’inverse de beaucoup de savants, qui négligent ce puissant moyen d’action, ce talent qui rehausse d’une façon brillante tous les autres, M. Dumas résolut d’apprendre à parler. Je ne sais s’il y employa autant de zèle que Démosthène ; ce qu’il y a de positif, c’est qu’il réussit à se perfectionner notablement ; pas tout d’un coup pourtant :en cessant d’être pesant, diffus et gauche, il tomba dans l’excès contraire et devint un professeur emphatique, prétentieux, recherché, posant un peu, je dirais même bel esprit si ce mot n’était réservé pour un autre genre d’affectation. Heureusement ces défauts de la seconde heure devaient disparaître comme ceux de la première, et c’est aujourd’hui un plaisir d’entendre M. Dumas ; un plaisir dans lequel il entre du dilettantisme, tant il y a d’harmonie et de justesse dans ces phrases aisées, fines, mesurées, habilement et élégamment tournées, d’une clarté singulière et souvent éloquentes. Elles ne sont pas toujours improvisées ni spontanées, on le sent bien ; mais n’est-ce rien que de bien parler, même après une préparation ?

M. Dumas, avons-nous dit, a professé la chimie à l’École centrale des arts et manufactures dont il est un des fondateurs, au Collège de France, à la Faculté des sciences et à la Faculté de médecine de Paris. C’est à ce dernier établissement que son enseignement a eu le plus d’éclat et le plus de succès, ce qui tient à deux causes notoires. D’abord les étudiants en médecins viennent écouter leurs maîtres de chimie, ensuite il y a lieu pour ces maîtres à de vastes et intéressants rapprochements avec l’art de guérir, et à de précieuses indications touchant les phénomènes les plus cachés de l’organisation. Dans les autres cours de chimie, il n’y a pas d’auditeurs et l’enseignement tout théorique n’y diffère guère de ce qu’on trouve dans les livres. L’industrie française a largement profité des excellentes leçons de M. Dumas à l’École centrale, cela va sans dire, mais là encore la partie importante de l’enseignement se donne au laboratoire ; il n’en reste pas moins vrai que M. Dumas est, avec Ortila, Thenard et Fourcroy, un des premiers professeurs de chimie de notre temps. Le style de M. Dumas n’a pas eu à subir les mêmes évolutions que sa parole, et il nous confirme dans cette opinion que la parole et le style sont loin d’aller toujours de pair chez un même homme. Du premier coup M. Dumas a bien écrit, si l’on compare, du moins, la langue qu’il parle à celle dont se servent les autres chimistes. Aujourd’hui son style est ample, magistral, élevé.

Passons maintenant à l’esprit de M. Dumas. L’esprit d’un homme n’est pas autre chose que sa manière habituelle de penser, l’allure caractéristique qui se retrouve dans tous ses actes, dans tous ses écrits et dans tous ses propos. Or l’esprit de M. Dumas se résume dans une ambition excessive et dans l’envie impérieuse de dominer partout. Disons tout de suite que cette ambition n’a rien de vulgaire et que les mobiles en sont toujours élevés, de même que cette envie n’a rien de mesquin ni de dissimulé. Depuis le premier jour où il a été lancé dans le tourbillon de l’enseignement et du monde scientifique, M. Dumas n’a cessé d’y déployer tous les talents et toutes les habiletés nécessaires pour s’y faire une place de plus en plus grande. Le jour où il a pu se proclamer maître, il s’est fait appeler maître. Il a rendu service à ses élèves, les a poussés et en a fait des partisans. Tous ont vanté la bienveillance de ses manières et la puissance de son patronage. À vrai dire, il importe peu qu’il les ait patronnés pour eux ou pour lui, du moment qu’il leur a rendu service ; mais, comme tous les esprits ambitieux et dominateurs, il n’a point patronné tout le monde. Il s’est montré favorable aux élèves soumis et aux disciples révérencieux, tandis que les natures indépendantes, rebelles, personnelles, ont pu s’apercevoir du côté ombrageux de sa nature et ont dû en souffrir plus d’une fois. Laurent et Gerhardt sont là pour en témoigner, ou du moins leur souvenir est là, car eux, pauvres martyrs, lutteurs sacrifiés dans le noble combat de la science, sont morts avant l’âge, victimes de leur amour pour cette science et de l’indépendance de leur grand caractère. C’est l’amour de la domination et de la supériorité qui a poussé M. Dumas vers la carrière politique, qui lui fait rechercher la société des gens les plus influents. Dans la discussion que l’éminent chimiste a eue, en 1858 et en 1850, avec M. Despretz, au sujet de la nature des corps simples, on a eu dans le langage insolent, prétentieux et suffisant de M. Dumas, opposé à l’argumentation courtoise et mesurée de son confrère, une preuve des habitudes que donne l’esprit dominateur. L’esprit dominateur se traduit dans la science par l’entêtement ; et M. Dumas est entêté plus que qui que ce soit dans ses idées. Il ne fera aucune concession aux idées modernes ni aucune grâce aux hommes qui les défendent ; non qu’il soit malveillant ou intolérant, mais il manifestera en toute occurrence, sous des dehors le plus souvent ironiques, le peu de sympathie que lui inspirent telles ou telles théories à l’instauration desquelles il n’a pas contribué, tel ou tel livre en désaccord avec sa manière de voir, manière vieillie, surannée puisqu’il ne se tient plus au courant de la science ; car, pour ses fonctions politiques, il a depuis longtemps déserté l’enseignement et malheureusement aussi la science, il quitta d’abord l’École centrale et le Collège de France, puis en 1849 l’École de médecine, où M. Wurtz le remplaça, et peu après la Faculté des sciences, où M. Sainte-Claire Deville a été chargé, à titre de suppléant, de continuer son enseignement. Il serait trop long d’énumérer les titres et les fonctions de M. Dumas. Il est de toutes les Académies, de toutes les commissions et de tous les ordres du monde, grand-croix de la Légion d’honneur, membre de l’Institut, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences depuis la mort de M. Flourens (1868), membre du conseil supérieur de l’instruction publique ; il était naguère encore président du conseil municipal de Paris, etc. Bref, c’est une des notabilités les plus considérables de notre époque.

Les travaux de M. Dumas ont fait avancer toutes les parties de la chimie, la chimie organique et—la chimie minérale. Les plus importants sont relatifs à l’étude complète de l’alcool amylique, qui fut pour M. Dumas le point de départ de considérations très-fécondes sur l’ensemble des alcools ; à la découverte de l’oxamide, qui est le type d’une classe de corps extrêmement importante en chimie organique. M. Dumas découvrit le premier tes anomalies curieuses que présente la densité de la vapeur de soufre lorsqu’on en élève graduellement la température, et joignit à ce travail de belles études sur les densités de vapeur d’autres corps simples et composés. Ses recherches sur la substitution du chlore à l’hydrogène et réciproquement dans les substances organiques lui donnèrent l’idée de la loi des substitutions, qui a renouvelé la chimie organique et où l’on trouve le germe des développements si importants qui devaient surgir plus tard. La composition précise et définitive de l’air et de l’eau n’a été établie d’une manière péremptoire que par les minutieuses recherches du chimiste éminent dont nous analysons ici l’œuvre. L’équivalent du carbone n’a été fixé que par ses longues et laborieuses investigations, et c’est de nos jours qu’on a pu voir clairement les liens qui unissent les équivalents des différents corps simples, grâce aux disquisitions délicates et clairvoyantes de M. Dumas à ce sujet, disquisitions appuyées sur des expériences nombreuses et souvent répétées.

En collaboration soit avec M. Boussingault, soit avec M. Peligot, soit avec M. Cahours, M. Dumas a élucidé une foule de questions importantes sur lesquelles nous ne pouvons pas insister ici. Disons seulement qu’il a découvert presque tout ce que l’on sait relativement à l’indigo, qu’il a exécuté de nombreuses analyses des matières albuminoïdes, qu’il a fait connaître beaucoup de vérités afférentes à la chimie physiologique, et enfin que la philosophie chimique lui doit une impulsion notable. Toute sa vie il a été l’homme de théorie et a eu souci des notions générales par lesquelles la science s’ordonne et s’illumine. Dédaignant l’empirisme et l’industrialisme, ne désirant que la lumière du vrai et l’amélioration sérieuse des procédés de l’art, il a compris que le meilleur moyen d’arriver au but est de constituer une science puissante, et qu’il n’y a de science puissante que dans la théorie. De là sont nés ses travaux théoriques, sa classification des métalloïdes, sa loi des substitutions, sa doctrine des types et ses attaques contre la fausse théorie du dualisme. Les Mémoires de M. Dumas sur les types sont les plus remarquables qu’il ait écrits. On y sent la main d’un maître. Ramener les combinaisons chimiques à un certain nombre de moules suprêmes, de formes primordiales dont elles dérivent toutes par des substitutions de diverses natures et des altérations régulièrement déterminées, voilà certes une grande idée, que la science contemporaine n’a point rejetée et dont elle profite largement. En 1869, la Société de chimie de Londres a décerné à M. Dumas la médaille d’or qu’elle a instituée pour honorer la mémoire de Faraday. C’est la première fois qu’un Français est honoré de cette distinction.

M. Dumas a publié, de 1828 à 1840, un grand Traité de chimie appliquée aux arts (6 vol. in-8o, avec planches), qui a été lu, étudié et consulté par des milliers de chimistes et d’industriels. Aussi remarquable par la sûreté des informations et la précision des données que par la bonne ordonnance des matériaux et l’extraordinaire clarté du style, ce livre a eu un grand succès. Malheureusement, il vieillit comme tous les livres de science, que rien ne saurait préserver de la caducité. Le Précis de chimie physiologique et médicale et