Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/DESMOULINS (Anne-Louise DUPLESSIS-LARIDON), plus connue sous le nom de Lucile

Administration du grand dictionnaire universel (6, part. 2p. 571-572).

DESMOULINS (Anne-Louise Duplessis-Laridon, plus connue sous le nom de Lucile). Lucile était née à Paris en 1771 ; son père était premier commis à l’administration des finances ; sa mère était renommée entre toutes les femmes de son temps par sa beauté, beauté noble, imposante, si imposante que son enfant l’appelait maman Melpomène : « J’embrasse, écrit du département du Var où il a été envoyé en mission Fréron Lapin (on avait alors la manie des surnoms), j’embrasse toute la garenne et toi avec tendresse, et de toute mon âme. Ne m’oublie pas auprès du Lapereau (le petit Horace) et de sa grand’maman Melpomène. »

La fille de maman Melpomène reçut une éducation très-soignée, qui développa tous les dons heureux dont l’avait douée la nature. Veut-on connaître tout de suite l’imagination de celle dont nous allons conter la trop courte vie ; qu’on lise cette page charmante : « Un soir — c’est elle qui écrit — un soir, c’était dans l’été, accablée de chaleur, je me traînais du bosquet à la maison, et ne pouvais pas me soutenir ; je me serais laissée aller si chaque arbre ne m’avait pas servi d’appui. J’arrivai donc à mon piano ; il faisait nuit, tout à fait nuit, je cherchai en tâtonnant mon clavier. Voyons, me dis-je, il faut que je touche un air bien gai ! J’avais beau faire aller mes doigts bien vite, mon piano ne poussait que des sons étouffés et plaintifs ; je m’abandonnai à cette douce mélancolie ; un coup sourd et éloigné de tonnerre augmenta encore les sons lugubres que je faisais sortir de mes touches. De temps en temps, le ciel était en feu. Enfin, accablée de sommeil, je m’endormis, et mes doigts étaient toujours sur le piano. Je dormis longtemps, je faisais des songes, ah ! des songes délicieux ! Je rêvais que je voyais une pluie de fleurs sous mes pieds ; je vis un nuage se former : je me sentis soulever ; enfin ce nuage m’éleva bien haut, mais bien plus haut que l’imagination na peut se le figurer. Je me trouvais bien heureuse, couchée dans un nuage. Oh ! quel plaisir ! Je vis le séjour de l’Éternel. Il n’y avait point ce que l’on m’avait dit qu’on y voyait : de l’or, des rubis, des diamants ; il n’y avait rien de tout ce que l’homme désire tant sur la terre et qu’if espère trouver un jour dans le ciel. Je vis un miroir (je nomme ainsi ce que j’ai vu, car on ne m’en a point appris le nom), je vis un miroir : il était bleu, d’un bleu céleste. Il me présentait des choses que je ne puis dire, puisqu’elles sont absolument étrangères à tout ce que nous voyons, mais j’étais heureuse en contemplant tout ce qui s’offrait à mes yeux. J’approchai, je touchai ce miroir ; j’éprouvai une sensation qui m’était inconnue, mon âme semblait s’exhaler, et je croyais que j’allais en être séparée. Oh ! moment plein de jouissance, que vous avez peu duré ! Je me suis éveillée quand j’étais si heureuse, et, au lieu du nuage, je me trouvai la tête sur le piano, et la pluie et le tonnerre allaient toujours leur train. »

Un jour, et elle était alors presque une enfant encore, elle avait douze ans, un jour qu’elle se promenait, ou, plus exactement peut-être, qu’elle courait sous les grands arbres du Luxembourg, un étudiant du quartier Latin fut frappé de son visage charmant, de toutes les grâces de sa personne, et, ayant fermé le livre dans lequel il lisait, longtemps il la regarda. Le lendemain, le jeune nomme revint au Luxembourg ; il y revint aussi, vous le pensez, le surlendemain, tous les jours, et tous les jours il s’approchait un peu plus de Mme Duplessis, qui souriait à ce jeu. Une après-midi enfin, l’amoureux prit son courage à deux mains et bravement aborda la mère de la jolie enfant qu’il aimait. Vous croyez sans doute que maman Melpomène va être irritée, courroucée comme une duègne : point du tout, elle fut indulgente, elle se montra bonne. C’est que le jeune étudiant était bien élevé, charmant, et que son langage était plein d’irrésistibles attraits ! Il avait nom Camille Desmoulins.

Ne croirait-on pas que V. Hugo venait de lire quelque part ces pages de la vie de Camille Desmoulins, toutes parfumées de candeur et d’amour, lorsqu’il a conté, dans les Misérables, comment vint au cœur de Marius son amour pour Cosette et au cœur de Cosette son amour pour Marius ? Le jeune étudiant en droit fut présenté au père de Lucile, qui, indulgent et bon comme Mme Duplessis, voulut bien autoriser les deux enfants à jouer dès lors ensemble. Suivre pas à pas à travers les allées ombreuses du jardin du Luxembourg et montrer grandissant tous les jours une affection que ne pourra trancher le couperet de la guillotine, qui vivra par delà la tombe, serait une étude charmante à faire et pleine d’intérêt aussi ; mais, en vérité, elle ne serait point à sa place ici. Laissons donc derrière nous quelques années.

Camille Desmoulins vient d’être reçu avocat ; il juge que c’est avoir une « position, » comme on dit aujourd’hui, et demande la main de Lucile. M. Duplessis qui aimait beaucoup le jeune amoureux, mais qui aimait encore plus sa fille, ne pense pas de même, et avec raison ; il ajourne le mariage.

Tout à coup la Révolution éclate, la tourmente qui devait si vite tourner les feuillets et faire arriver au dernier chapitre la charmante idylle dont nous venons de lire les premières pages, emporter, séparer les deux enfants qui s’aimaient. Elle hâta d’abord leur bonheur. Camille devient journaliste. Or, pour M. Duplessis, être journaliste n’était point encore tout à fait avoir une position ; vaincu cependant par cet amour charmant que depuis sept années il voyait grandir sous ses yeux, il finit par accorder la main de Lucile à Desmoulins.

Ce jour-là, le journaliste politique oublie la politique et son journal ; l’amoureux écrit à son père : « Aujourd’hui 11 décembre, je me vois enfin au comble de mes vœux. Le bonheur pour moi s’est fait longtemps attendre, mais enfin il est arrivé, et je suis heureux autant qu’on peut l’être sur la terre. Cette charmante Lucile dont je vous ai tant parlé, et que j’aime depuis si longtemps, enfin ses parents me la donnent, et elle ne me refuse pas ! Tout à l’heure sa mère vient de m’apprendre cette nouvelle en pleurant de joie. L’inégalité de fortune, M. Duplessis ayant 20,000 fr. de rente, avait jusqu’ici retardé mon bonheur. Le père était ébloui par les offres qu’on lui faisait. Il a congédié un prétendant qui venait avec 100,000 fr. Lucile, qui avait déjà refusé 25,000 fr. de rente, n’a pas eu de peine à lui donner son congé. Vous allez la connaître par ce seul trait : quand sa mère me l’a donnée, il n’y a qu’un moment, elle m’a conduit dans sa chambre ; je me jette aux genoux de Lucile ; surpris de l’entendre rire, je lève les yeux : les siens n’étaient pas en meilleur état que les miens, elle était tout en larmes elle pleurait même abondamment, et cependant elle riait encore. Jamais je n’ai vu de spectacle aussi ravissant, et je n’aurais pas imaginé que la nature et la sensibilité pussent réunir à ce point ces deux contrastes… De grâce, n’allez pas faire sonner tout cela trop haut. Soyons modestes dans la prospérité… N’attirez pas la haine de nos envieux par ces nouvelles. Comme moi, renfermez votre joie dans votre cœur… » Le mariage fut célébré le 29 décembre 1790. Il eut pour témoins Pétion, Robespierre, Sillery, Brissot et Mercier.

Cependant la Révolution marche, monte en grondant, mais le jeune ménage ferme ses portes et ses volets. Un enfant lui naît, qui vient compléter son bonheur. On lui donne le nom d’Horace, et son père le consacre à Dieu, « mais sans le faire débuter dans le monde par un choix inconséquent entre neuf cents et tant de religions qui partagent les hommes. »

La Révolution montant toujours, le bruit de ses flots envahissants finit par arriver jusqu’à Camille Desmoulins, et Lucile, au cœur grand, généreux, républicain, poussa elle-même son mari en avant dans la mêlée ; elle le poussa lorsque le danger était au bout, visible, inévitable. « Laissez-le remplir sa mission, disait l’aimante et courageuse femme, il doit sauver son pays. »

Sa mission, c’était, pour Camille Desmoulins, de démasquer et de renverser Robespierre, Barère, Saint-Just ; faire ouvrir les portes des prisons à deux cent mille suspects ; c’était enrayer le char révolutionnaire sur la pente fatale où il roulait ; c’était l’impossible.

Lucile le savait bien, et tout en montrant un front serein, affectant le courage pour en donner à son mari, elle écrit à Fréron : « Revenez, Fréron, revenez bien vite, vous n’avez pas de temps à perdre. Ramenez avec vous tous les vieux cordeliers que vous pourrez rencontrer, nous en avons le plus grand besoin. Plût au ciel qu’ils ne se fussent jamais séparés ! Vous ne pouvez avoir une idée de tout ce qui se fait ici… »

Camille Desmoulins est arrêté dans la nuit du 30 au 31 mars 1794 ; Lucile prend aussitôt la plume et écrit à Robespierre cette lettre indignée : « Est-ce bien toi qui oses nous accuser de projets contre-révolutionnaires, de trahisons envers la patrie, toi qui as tant profité des efforts que nous avons faits uniquement pour elle ? Camille a vu naître ton orgueil, il a pressenti la marche que tu voulais suivre, mais il s’est rappelé votre ancienne amitié ; et aussi loin de l’insensibilité de ton Saint-Just que de tes basses jalousies, il a reculé devant l’idée d’accuser un ami de collège, un compagnon de ses travaux. Cette main qui a pressé la tienne a quitté la plume avant le temps, lorsqu’elle ne pouvait plus la tenir pour tracer ton éloge. Et toi, tu l’envoies à la mort ! Tu as donc compris son silence ! Il doit t’en remercier, la patrie le lui aurait reproché peut-être ; mais, grâce à toi, elle n’ignorera pas que Camille Desmoulins fut contre tous le soutien, le défenseur de la République. Mais, Robespierre, pourras-tu bien accomplir les funestes projets que t’ont inspirés, sans doute, les âmes viles qui t’entourent ? As-tu oublié ces liaisons que Camille ne se rappelle jamais sans attendrissement ? Toi qui fis des vœux pour notre union, qui joignis nos mains dans les tiennes ; toi qui as souri à mon fils, et que ses mains enfantines ont caressé tant de fois, pourras-tu donc rejeter ma prière, mépriser mes larmes, fouler aux pieds la justice ?… Mais quel est donc le crime de mon Camille ?… Je n’ai pas sa plume pour le défendre, mais la voix des bons citoyens et ton cœur, s’il est sensible et juste, seront pour moi. Crois-tu que l’on prendra confiance en toi en te voyant immoler tes amis ? Crois-tu que l’on bénira celui qui ne se soucie ni des larmes de la veuve ni de la mort de l’orphelin ? Si j’étais la femme de Saint-Just, je lui dirais : « La cause de Camille est la tienne, c’est celle de tous les amis de Robespierre… »

Camille Desmoulins fut condamné. Lui mort, Lucile n’eut plus qu’une préoccupation, aller rejoindre celui qu’elle aimait ; mourir, c’était sa seule pensée, le seul vœu qu’elle formait ; or ce vœu était de ceux que la fatalité exauçait vite alors. Accusée d’avoir, avec le général Dillon, formé un complot à l’effet de délivrer les prisonniers, elle fut arrêtée. « Bonsoir, ma chère maman, écrivait-elle de retour dans sa prison après avoir été condamnée ; bonsoir, ma chère maman ; une larme s’échappe de mes yeux, elle est pour toi. Je vais m’endormir dans le calme de l’innocence. »

Ayant fait ce simple et touchant adieu, elle s’occupa de sa toilette qu’elle soigna beaucoup et que vint ensuite compléter avec ses froids ciseaux l’exécuteur des hautes œuvres. Puis elle marcha à l’échafaud avec fermeté et posa sur le billot sa jolie tête de vingt-deux ans.