Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Césars (LES), Tableau du monde romain, par Frantz de Champagny

Administration du grand dictionnaire universel (3, part. 3p. 808).

Césars (les), Tableau du monde romain, par Frantz de Champagny. Ce livre, publié en 1841-1843 (1 vol. in-8°), est une belle étude du monde romain sous l’empire des Césars. Il est écrit avec une conscience remarquable, et il obtint beaucoup de succès, dès sa première publication dans la Revue des Deux-Mondes. Au point de vue historique, cet ouvrage a une valeur incontestable. Dans les deux premiers volumes, M. de Champagny expose à grands traits l’histoire des Césars, depuis Jules, qui a fondé la dynastie, jusqu’au dernier de la branche, Néron, dont le nom, dans son genre, est resté tout aussi célèbre que celui du dictateur. Le premier volume est plein d’intérêt et de chaleur ; il est écrit d’un style rapide, élevé, vigoureux, plus oratoire cependant qu’historique, où l’on remarque, comme des taches légères, des familiarités d’expression déplacées, telles que celle-ci : « Néron n’était qu’un gamin couronné, dont les affranchis étaient les cornacs. »

Le tableau moral et politique du monde romain sous les Césars remplit le troisième et le quatrième volume. L’histoire s’y transforme souvent en plaidoyer, et l’auteur cherche plutôt des arguments que des faits. Il ne cite cette époque déplorable de l’antiquité à son tribunal que pour la condamner à faire amende honorable aux pieds du christianisme, vainqueur du stoïcisme, ce dernier refuge des âmes fortes. D’après lui, le vice radical du polythéisme, c’est que le bien y prenait-sa source dans le mal, d’où il suit que le monde ancien ne pouvait sortir de la barbarie qu’en se corrompant. La décadence est une conséquence du polythéisme, une peine, une fatalité attachée à l’ignorance du vrai Dieu : les nations chrétiennes ne connaîtront jamais la décadence. C’est cette pensée qui est le fond même du livre et qui en fait l’originalité, l’intérêt, et un peu aussi la faiblesse. C’est une idée, ce qui suffit à vivifier le livre ; mais l’idée est fausse ou exagérée, et le livre pèche précisément par le côté philosophique que l’auteur s’est efforcé d’y introduire,

M. de Champagny a beau jeu contre l’antiquité, qui ne peut répondre en lui citant nos guerres de la féodalité, nos guerres de religion et de sectes, notre Saint-Barthélémy, les massacres des Indiens par les Espagnols, et nos Borgia. M. de Champagny n’avait pas à parler de tout cela, ce qui facilite singulièrement sa thèse. L’auteur est tout aussi injuste envers la philosophie, qui, pendant la longue agonie du polythéisme, a fait la consolation et la force de toutes les âmes élevées, cette philosophie dans laquelle les anciens sont encore nos maîtres, puisqu’elle les avait si complètement affranchis des préjugés de leur temps.

M. de Champagny a mis en regard de la décrépitude de l’antiquité la sève de la jeunesse du christianisme. Tout en rendant justice à la générosité de ses sentiments, et malgré notre respect pour une conviction si forte, nous craignons que son hypothèse de l’éternelle adolescence du christianisme ne soit qu’une hypothèse mal justifiée par l’histoire, et il nous semble, à nous, qui reconnaissons au christianisme bien d’autres mérites, qu’on ne peut, sans s’aveugler volontairement, lui faire compliment aujourd’hui sur sa jeunesse éternelle. « Son livre, écrit un peu légèrement M. de Sacy, fait penser plus que tout autre ; n’est-ce pas tout dire ? » Non, car il reste à rendre justice au rare talent de l’écrivain, à l’élévation de sa pensée, à son style rapide, vigoureux, élégant, mais, nous le répétons, plus oratoire qu’historique, ce qui ne messied pas dans un ouvrage qu’on doit considérer plutôt comme un plaidoyer en faveur du christianisme que comme une histoire ; non encore, car il ne suffit pas qu’un livre fasse penser, même plus que tout autre, il faut se préoccuper de la nature des pensées qu’il suggère, et se demander si ces pensées concluent contre l’auteur ou en faveur de sa thèse. Nous avons dit le mot qui condamne, selon nous, le livre de M. de Champagny : l’histoire n’est pas, ne devrait pas être une thèse, mais un exposé impartial dont les conclusions doivent être laissées au jugement équitable de la postérité.