Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/BOURGOGNE (théâtre de l’HÔTEL DE BOURGOGNE)

Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 3p. 1131-1133).

BOURGOGNE (théâtre de l’hôtel de), théâtre bâti vers 1548 par les confrères de la Passion, sur l’emplacement occupé auparavant par l’hôtel des ducs de Bourgogne. Il était situé dans la rue Mauconseil, à la place où s’élève aujourd’hui la halle aux cuirs. C’est là que jouèrent d’abord Gros-Guillaume, Gauthier-Garguille, Turlupin, Bruscambille ; puis Floridor, Mondory, la Béjart, mère de la femme de Molière ; Baron père, Poisson, et surtout la fameuse Champmeslé et son mari ; c’est là que furent représentés les chefs-d’œuvre de Corneille et de Racine. Les comédiens italiens exploitèrent ce théâtre de 1680 à 1697, puis de 1716 à 1719 ; il fut définitivement fermé en 1783, et détruit dans la même année. Durant ces derniers intervalles, on joua des canevas italiens, des comédies françaises d’Autreau, Marivaux, Saint-Foix, etc. ; les opéras-comiques de Sedaine et de Favart, embellis par la musique de Monsigny, Grétry, Dalayrac, etc. L’histoire de l’hôtel de Bourgogne est en même temps celle des origines de la comédie française ; à ce titre, nous pensons que le lecteur nous saura gré des développements dans lesquels nous allons entrer :

C’est vers 1402 que fut construit l’hôtel de Bourgogne, l’année même où les confrères de la Passion obtenaient le privilège de jouer des mystères dans l’enceinte de la Trinité, près du lieu où s’élève la porte Saint-Denis. Les confrères de la Passion, malgré la protection dont Charles VI se plaisait à les entourer, étaient, certes, loin de supposer alors qu’ils succéderaient un jour à ces puissants et orgueilleux ducs de Bourgogne, qui agitèrent si fort la France, et lui firent tant de mal par leur ambition et leur alliance avec les Anglais. La chose devait pourtant arriver. François Ier ayant ordonné en 1543 la démolition de l’hôtel de Bourgogne, tombé en ruine depuis la mort de Charles le Téméraire, les doyens, maîtres et gouverneurs de la Confrérie de la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ achetèrent, moyennant 225 livres de rente perpétuelle, une grande partie des terrains de l’ancienne demeure de la famille ducale qui s’était éteinte. Sur ces terrains, ils firent bâtir un théâtre, malgré l’opposition du parlement, qui confirma cependant, par arrêt du mois de novembre 1548, le privilège royal qu’ils avaient réussi à obtenir. Le parlement leur fit toutefois défense « de jouer les mystères de la Passion de Nostre-Sauveur, ni autres mystères sacrés, sous peine d’amende arbitraire, » leur permettant seulement « de jouer autres mystêres profanes, licites et honnêtes, sans offenser ni injurier aucune personne. » Ajoutons que les confrères de la Passion s’étaient associé les Sots et les Enfants sans souci, dépositaires des joyeuses audaces de la vieille farce populaire, qui devait, en passant des tréteaux des Halles aux planches de la rue Mauconseil, devenir la comédie. Avec eux ils avaient occupé, dès 1539, l’hôtel de Flandre, d’où ils étaient chassés maintenant par les démolitions ordonnées par le roi, et dans lesquelles l’hôtel de Flandre se trouvait compris.

Voilà donc les Confrères installés à l’hôtel de Bourgogne, et munis d’un privilège qui les met en possession du droit exclusif de donner à Paris des représentations théâtrales. Forcés de renoncer désormais à leur répertoire ordinaire, ils s’en composèrent un autre avec des pièces tirées de l’histoire et des romans, taillées pour la plupart sur le patron des ouvrages grecs et latins. Ronsard avait mis l’antiquité à la mode. Sénèque était surtout en grand honneur ; on traduisit et on imita particulièrement Sénèque. Jodelle, mort en 1573, Baïf, Grévin et plus tard Robert Garnier, qui, après avoir éclipsé Jodelle, devait être éclipsé par Corneille, jetèrent en cet endroit les premières assises de notre littérature dramatique.

Cependant les Confrères ne jouaient qu’avec répugnance des pièces dont le genre s’éloignait entièrement de celui de leur fondation. Possesseurs d’un privilège exclusif et de richesses considérables, ils se lassèrent bientôt du rôle qu’ils avaient accepté ; aussi résolurent-ils de ne plus monter eux-mêmes sur les planches, prétendant dans leur sagesse que les pièces profanes ne convenaient pas au titre religieux qui caractérisait leur association ; en conséquence, ils louèrent à une troupe de comédiens l’hôtel qu’ils avaient fait construire, et lui concédèrent le droit d’y donner des représentations. Les confrères de la Passion se réservèrent seulement la jouissance de deux loges, les plus rapprochées de la scène ; ces loges, distinguées par des barreaux, reçurent le nom de loges des maîtres. Ces nouveaux occupants formèrent la première troupe régulière qui parut chez nous. Henri II, qui les avait pris sous sa protection particulière, assistait à leurs représentations.

Sous Henri III, l’hôtel de Bourgogne reçut les Gelosi, comédiens italiens que ce prince avait fait venir d’Italie pour jouer pendant les états de Blois. Leurs représentations à l’Hôtel de Bourgogne commencèrent le 29 mai 1577, et le Journal de l’Estoile nous apprend qu’ils prenaient quatre sous par personne. La nouveauté de leur spectacle, composé de ces farces italiennes qui devaient prendre par la suite droit de cité chez nous, excita vivement la curiosité des Parisiens, et chaque soir l’Hôtel de Bourgogne se trouvait envahi par la foule : manants, bourgeois, gentilshommes, tout le monde y affluait, vu la modicité du prix, dans un pêle-mêle qui confondait toutes les classes de la société. Arlequin, Pantalon, Giangurgolo, Scaramouche et le capitan ne tardèrent pas, par la liberté de leurs allusions, à éveiller les susceptibilités du parlement. Défenses furent faites aux Gelosi « de plus jouer leurs comédies parce qu’elles n’enseignaient que paillardises ; » mais, au bout de trois mois, les comédiens italiens, par ordre du roi, recommencèrent leurs représentations (décembre 1577). Les troubles qui agitaient alors le royaume étant peu favorables aux spectacles, les Gelosi retournèrent dans leur patrie. Une deuxième troupe de Gelosi reparut en 1584, et une troisième en 1588 ; mais l’une et l’autre ne demeurèrent que peu de temps, et ne laissèrent que peu de souvenirs. Henri IV, lors de son mariage avec Marie de Médicis, en amena une nouvelle troupe du Piémont, en 1610, laquelle avait pour chef J.-B. Andreini, dit Lelio, que nous retrouvons encore à Paris sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne en 1618, puis de 1621 jusqu’à la fin du carnaval de 1623. Il revint une dernière fois en 1624, avec ses camarades François Gabieli et Nicolas Barbieri. Plus tard des Gelosi, appelés en France par le cardinal Mazarin (1645), n’eurent pas de succès et furent remplacés par d’autres qui ne réussirent pas mieux. Une autre troupe vint encore, et obtint la permission de jouer à l’Hôtel de Bourgogne alternativement avec les comédiens français, au théâtre du Petit-Bourbon avec la troupe de Molière, et ensuite au théâtre du Palais-Royal ; car ce ne fut, ainsi que cela sera dit plus loin, qu’au moment de la réunion des deux troupes françaises sur le théâtre de la rue Guénégaud que les comédiens italiens se trouvèrent seuls possesseurs de celui de l’Hôtel de Bourgogne. Mais retournons à nos confrères de la Passion, que nous avons laissés affermant leur local à des acteurs réunis en troupe. Il s’était formé de nombreuses compagnies de comédiens qui parcouraient les provinces, ne pouvant s’établir à Paris, à cause du privilège accordé aux confrères de la Passion. Quand ces derniers eurent cédé leur hôtel, il se trouva que plusieurs troupes nomades, profitant des privilèges accordés aux foires, dressèrent des théâtres en plein vent. En 1695, des comédiens étant venus s’installer à la foire Saint-Germain eurent, à cette occasion, une vive contestation avec les confrères, qui prétendirent exercer le privilège exclusif des théâtres ; une sentence du lieutenant civil, du 5 février 1596, maintint néanmoins le théâtre forain, à condition que les nouveaux venus payeraient, chaque année qu’ils joueraient, aux administrateurs de la confrérie de la Passion, la somme de deux écus. Cette troupe de la foire Saint-Germain finit par établir un théâtre au Marais du Temple en 1600. En 1612, les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, qui n’étaient plus à l’abri de la concurrence, demandèrent d’être affranchis du droit qu’ils payaient aux confrères de la Passion, et l’abolition de cette confrérie. Un arrêt du conseil fit droit à leur requête en 1629, et les rendit seuls propriétaires de l’Hôtel de Bourgogne,

Il est à supposer qu’au milieu des agitations d’une époque de troubles politiques, le public des théâtres se montra plus d’une fois d’une composition difficile. En effet, nous rencontrons sur notre route un règlement de police du 5 février 1596, défendant à toute personne de faire violence en l’Hôtel de Bourgogne ; d’y jeter des pierres, de la poudre ou d’autres choses qui pussent émouvoir le peuple à sédition. Une autre ordonnance du 12 novembre 1609 enjoignit aux comédiens d’ouvrir les portes à une heure après midi, et de commencer leurs représentations à deux heures, « soit qu’il y eût du monde ou qu’il n’y en eût pas, et de les clore à quatre heures et demie du soir en hiver ; » elle défendit d’exiger plus de cinq sous pour les places de parterre, et plus de dix sous pour les galeries ; néanmoins, lorsque les pièces nouvelles avaient occasionné des frais extraordinaires, le lieutenant civil du Châtelet déterminait l’augmentation qui devait avoir lieu sur le prix des entrées.

Parmi les premiers acteurs du théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, nous citerons Hugues Guéru, dit Fléchelle ou Gauthier-Garguille ; Robert Guérin, dit Lafleur ou Gros-Guillaume ; Henri Legrand, dit Belleville ou Turlupin. Gauthier-Garguille, Gros Guillaume et Turlupin, farceurs homériques, amusèrent tout Paris pendant un demi-siècle ; ils furent les maîtres de Molière, qui s’est quelquefois ressouvenu des bouffonneries de l’inimitable trio. Molière, à peine âgé de huit ans, était conduit par son grand-père maternel à l’Hôtel de Bourgogne, et la tradition rapporte qu’il prenait un plaisir extrême à entendre les lazzi des trois compagnons et ceux du fameux Italien Fiurelli, dit Scaramouche. Les frères Parfaict, dans leur Histoire du théâtre français, ont donné une fin touchante à ces trois excellents comédiens liés d’une inaltérable amitié : « Gros-Guillaume, qui jouait à visage découvert, eut la hardiesse de contrefaire un magistrat à qui une certaine grimace était familière, et il le contrefit trop bien, car il fut décrété, lui et ses compagnons. Ceux-ci prirent la fuite ; mais Gros-Guillaume fut arrêté et mis dans un cachot : le saisissement qu’il en eut lui causa la mort ; et la douleur que Gauthier-Garguille et Turlupin en ressentirent les emporta dans la même semaine. » Ceci remonterait à l’année 1634, mais il paraît qu’il ne faut pas ajouter une foi complète à cette histoire. Quoi qu’il en soit, il est à peu près prouvé que les trois amis se suivirent d’assez près dans la tombe. Gauthier-Garguille mourut le premier, à la fin de 1633, et, dès 1634, nous voyons Guillot-Gorju le remplacer à l’Hôtel de Bourgogne. Quant à ses deux confrères, il n’en est plus question sur ces planches, où ils avaient été si fort applaudis. Citons encore, parmi les acteurs de cette époque, Pierre Lemessier, dit Bellerose, mort en 1670 ; il entra à l’Hôtel de Bourgogne en 1629, et devint le chef de la troupe. Jusqu’en 1643, époque de sa retraite, il brilla dans les premiers rôles tragiques et comiques ; on lui doit les créations de Cinna et du Menteur. Jean Farine, dont on ignore le véritable nom, et qui jouait dans la farce ; Alison, qui jouait les servantes et les nourrices, les femmes ne paraissant pas encore sur la scène ; Julien Joffrin de l’Epy, dit Jodelet, qui jouait les valets avec le plus grand succès dès 1610 dans la troupe du Marais, et qui passa à l’Hôtel de Bourgogne en 1634, fameux dans les pièces de Scarron ; Lecomte, dit Valeran, qui joua longtemps les premiers rôles avec Marie Venier Delaporte, l’une des premières actrices qui aient paru sur la scène française ; la Beaupré, la première femme qui se soit montrée sur les planches, et qui créa la soubrette dans la Galerie du Palais, de Corneille, en 1634, N’oublions pas Deslauriers, dit Bruscambille. Ce dernier vécut et resta à l’Hôtel de Bourgogne jusque vers 1634. Son rôle consistait principalement à paraître sur la scène pour haranguer l’auditoire, à la façon du badin du vieux théâtre avec ses monologues ; à amuser les spectateurs en attendant que les jeux commençassent, ou à combler l’intervalle de deux pièces par un intermède de haute fantaisie. Plus d’une fois même il harangua la foule au dehors, car le théâtre sur lequel se produisait Corneille avait des parades à la porte, comme les saltimbanques de nos jours. Bruscambille était fertile en bons mots et traits bizarres. L’obscénité se mêle assez souvent à ses prologues, qui donnent aujourd’hui une singulière idée des spectateurs de ce temps-là. Nous citerons un morceau d’une de ses harangues au parterre : « Je vous dis donc que vous avez tort, et même grand tort, de venir, depuis vos maisons jusqu’ici, pour montrer l’impatience qui vous est naturellement habituelle… c’est-à-dire pour n’être entrés à peine dans ce lieu de divertissement que, dès la porte, vous criiez à gorge déployée : « Commencez ! commencez ! » Et que savez-vous, messieurs, si le seigneur Bruscambille aura bien étudié son rôle avant que de paraître devant l’excellence de Vos Seigneuries ?… Nous avons bien eu la patience de vous attendre de pied ferme, et de recevoir votre argent à la porte, de meilleur cœur pour le moins que vous nous l’avez présenté ; de vous préparer une jolie décoration de théâtre, une belle pièce toute neuve, qui, sortant de la forge, est encore toute chaude ; mais vous ne voulez pas nous donner le loisir de commencer méthodiquement une pièce qui doit divertir les individus de Vos Excellences ; mais c’est encore bien pis quand on a commencé ; l’un tousse, l’autre crache, l’autre pette, l’autre rit, l’autre au théâtre tourne le cul ; il n’est pas jusqu’aux laquais qui n’y veulent mettre leur nez, tantôt en faisant intervenir des gourmades réciproques, tantôt en lançant avec des sarbacanes des pois au nez de ceux qui ne peuvent mais de leurs folies… Vous répondrez que le jeu ne vous plaît pas ; c’est là où je vous attendais, pour vous prouver que vous êtes d’autant plus fous d’y venir nous apporter votre bel et bon argent. Ma foi, si tous les ânes mangeaient du chardon, je n’en voudrais pas fournir la compagnie qui est devant moi à cent écus par an… Je vous entends venir avec vos sabots neufs. Il faudrait, pour vous ragoûter, faire voler quatre diables en l’air, vous infecter d’une puante fumée de poudre, et faire plus de bruit que tous les armuriers de la heaumerie n’en font, etc. » Par ces derniers mots, Bruscambille veut parler de ces représentations infernales, appelées diable à quatre, qui plaisaient infiniment à la bonne compagnie de l’époque. On voit par la harangue de Bruscambille, la seule ou à peu près qui se puisse décemment citer, quelles ténèbres avaient à percer le génie des Molière et celui des Corneille. Sorel, dans son Histoire de la maison des jeux, nous apprend que les acteurs de l’Hôtel de Bourgogne ne dédaignaient pas d’aller appeler le monde au son du tambour jusqu’au carrefour Saint-Eustache. Quelques mots encore sur les comédiens de cette première période de l’art dramatique en France. Plus haut, nous avons vu Guillot-Gorju, qui de son vrai nom s’appelait Bertrand Harduin de Saint-Jacques, remplacer Gauthier-Garguille sur les planches de l’Hôtel de Bourgogne. Deux autres gais compères dont on ne connaît que les sobriquets typiques, Gringalet et Goguelu vinrent à ses côtés compléter un nouveau trio comique ; mais il faut bien l’avouer, sauf Guillot-Gorju, qui avait de la littérature, et mourut en 1648, après avoir exercé la médecine, les successeurs de Turlupin et de Gros-Guillaume n’atteignirent pas à l’éclat de ces maîtres du burlesque. La plupart des comédiens dont nous venons de rappeler les noms ont laissé des traces de leur verve gauloise, et nous avons de quelques-uns d’entre eux des facéties qui sont demeurées célèbres. Tous jouaient avec des masques, à l’exception de Gros-Guillaume, qui se couvrait le visage de farine, dont il savait lancer adroitement la plus grande partie à ses interlocuteurs en remuant les lèvres. Ceux qui ramassèrent le sceptre tombé de ses mains firent de même.

Nous permettra-t-on quelques détails destinés à compléter la physionomie que présentait la salle de l’Hôtel de Bourgogne ? L’usage des violons à l’orchestre existe dès l’an 1616 ; un arrêt du Conseil du 30 avril 1673 fixera le nombre des voix de la comédie à deux, et celui des violons à six, au lieu de six voix et de douze violons que les comédiens avaient auparavant. Il n’y a dans la salle que très-peu de loges et un parterre où les spectateurs sont debout. Cependant la cour ne dédaigne pas de s’y rendre. On y indique ses places en y mettant, dans toute leur simplicité, des chaises. On ne paye ordinairement, comme nous l’avons dit plus haut, que dix sols aux galeries, et cinq sols au parterre ; mais le taux s’élève peu à peu. Dès 1652, on voit les galeries coûter cinq livres dix sous. On lit dans une affiche en vers du comédien de Villiers, pour la pièce d’Amaryllis, celle de Duryer, jouée en 1650 :


Venez, apportez votre trogne
    Dedans notre Hôtel de Bourgogne ;
    Venez en foule, apportez-nous
    Dans le parterre quinze sous,
    Cent dix sous dans les galeries.

Le mot de la Beaupré que tout le monde connaît prouve surabondamment que les auteurs admis à écrire pour MM. les comédiens recevaient d’assez maigres honoraires : « M. Corneille nous a fait un grand tort : nous avions ci-devant des pièces de théâtre pour trois écus, que l’on nous faisait en une nuit ; on y était accoutumé et nous y gagnions beaucoup. Présentement, les pièces de M. Corneille nous coûtent bien de l’argent, et nous gagnons peu de chose. » C’est surtout à Hardy que la comédienne faisait allusion. Hardy recevait trois écus pour chacun de ses ouvrages. Quant à Corneille, vers la fin de sa carrière, alors que sa haute renommée le faisait traiter beaucoup mieux que la plupart des autres poètes ses contemporains, il ne toucha jamais plus de deux mille livres pour cinq actes de tragédie. Le théâtre de l’hôtel du Bourgogne, comme celui du Marais, formait une sorte de république, ayant à sa tête un président choisi par les comédiens et parmi eux. Dans cette association, où chacun était égal en droits, les profits et les pertes étaient partagés en commun. La troupe avait un assez grand nombre d’officiers chargés d’emplois spéciaux et distincts. Il y avait d’abord les hauts officiers, faisant ordinairement partie du corps de la troupe, et non gagés ; puis les bas officiers, rétribués par la compagnie. Les hauts officiers étaient le trésorier, le secrétaire et le contrôleur ; les bas officiers ou gagistes, le concierge, le copiste, remplissant aussi les fonctions de souffleur, non pas en se tenant, comme aujourd’hui, dans un trou au milieu de la rampe, mais à l’une des ailes du théâtre ; les violons, le receveur au bureau, les contrôleurs des portes, l’un à l’entrée du parterre, et l’autre à celle des loges ; les portiers, en pareil nombre, et postés aux mêmes endroits que les contrôleurs : après les défenses rigoureuses du roi d’entrer sans payer, ce que MM. les mousquetaires prétendaient faire, la charge de portier, rendue surtout nécessaire par les scènes de désordre qui se produisirent aux époques de troubles civils, disparut peu à peu des théâtres. En 1674, l’hôtel de Bourgogne n’en avait plus qu’un à sa porte d’entrée, et, pour le reste, des soldats du régiment des gardes suffisaient. Ensuite venaient les décorateurs, les moucheurs de chandelles, charge souvent remplie par les décorateurs eux-mêmes. Les moucheurs de chandelles devaient s’acquitter rapidement de leur charge afin de ne pas faire languir l’auditoire entre les actes, et avec propreté, pour ne lui pas donner de mauvaise odeur. « L’un, dit Chappuzeau, mouche le devant du théâtre, et l’autre le fond, et surtout ils ont l’œil que le feu ne prenne aux toiles. Pour prévenir cet accident, on a soin de tenir toujours des muids pleins d’eau et nombre de seaux. Les restes des lumières font partie des petits profits des décorateurs. » Parmi les bas officiers, on comptait encore les assistants, que nous nommerions aujourd’hui comparses, les ouvreurs (et non les ouvreuses) de loges, de théâtre et d’amphithéâtre, l’imprimeur et l’afficheur, sans oublier le chandelier. Quand le roi venait voir les comédiens, l’éclairage était fourni par ses officiers. Les chandelles furent remplacées par des lampions à la rampe et de la cire aux lustres. Quinquet n’était pas encore né.

Nous n’entrerons pas ici dans des détails sur les pièces représentées à l’Hôtel de Bourgogne, puisqu’il devra en être parlé quand nous aborderons l’étude de notre théâtre en général. Nous savons déjà par ce qui précède que les pères de la scène française s’y essayèrent, traçant la voie à Corneille et à Molière, et que Corneille lui-même y occupa le premier rang. Racine y fit jouer ses chefs-d œuvre. Citons Quinault, Boursault, Montfleury, Poisson, vers le même temps.

Cependant plusieurs théâtres rivaux s’étaient élevés dans Paris. Il est vrai qu’ils n’eurent qu’une durée éphémère, même celui du Marais, où furent joués les premiers ouvrages de Corneille, même celui qu’on appelait l’Illustre Théâtre, établi dans le jeu de paume de la Croix-Blanche, au faubourg Saint-Germain, dirigé par les Béjart (1645), et où débuta Molière. Molière, ayant parcouru la province, revint jouer à Paris en 1650, à l’hôtel du prince de Conti, essayant, sans réussir encore, de fixer sa troupe dans la capitale. Huit ans après, il obtint la faveur de représenter ses comédies devant Louis XIV, qui, charmé, lui concéda le Petit-Bourbon, où il devait alterner avec les Italiens. En 1660, les acteurs dirigés par lui passèrent au Palais-Royal et prirent le titre de Comédiens de Monsieur. Le théâtre du Palais-Royal allait rivaliser avec l’Hôtel de Bourgogne, mais seulement pour la comédie ; quant à la tragédie, c’est à l’Hôtel de Bourgogne qu’étaient les meilleurs acteurs et qu’on donnait les meilleurs ouvrages en ce genre. Cette différence de jeu fit naître de la jalousie entre les deux troupes. Les Grands Comédiens, ainsi s’appelaient les acteurs de la rue Mauconseil, désertant la comédie et abandonnant surtout la farce, accaparaient presque toutes les productions tragiques des auteurs en renom. Les chefs-d’œuvre de Corneille, depuis le Cid jusqu’à la Mort de Pompée, y virent pour la première fois le feu de la rampe. Là furent applaudis tous ceux de Racine, depuis Andromaque jusqu’à Phèdre, dans l’intervalle de 1667 à 1677. Un succès prodigieux saluait ces œuvres immortelles, interprétées par des acteurs de premier ordre. Aussi les deux théâtres se lançaient-ils des épigrammes que l’on retrouve dans quelques pièces de l’époque. On connaît les traits mordants qui égayèrent aux dépens des Grands Comédiens les spectateurs de l’Impromptu de Versailles.

La mort de Molière, en 1673, fut on ne peut plus favorable à la prospérité de l’Hôtel de Bourgogne. Baron fils, ce grand comédien, abandonna la troupe formée par son père adoptif, et entra dans celle de la rue Mauconseil, entraînant dans sa défection La Thorillière, Beauval et sa femme. Pour surcroît d’infortune, Lulli obtint la permission de faire représenter ses opéras dans la salle du Palais-Royal, et, en peu de jours, la veuve de Molière et ses infortunés camarades se trouvèrent sans protecteur, sans théâtre, et privés de leurs meilleurs artistes. Ce fut alors qu’en cette extrémité ils allèrent humblement demander asile à l’Hôtel de Bourgogne. Ils n’y trouvèrent que mépris et duretés, et un refus cruel leur fut signifié de la part de ceux qui étaient désormais à l’abri des atteintes du fin stylet de l’Impromptu de Versailles.

Dans cette situation, les acteurs, derniers débris de la troupe de Molière, entrèrent en arrangement avec le marquis de Sourdeac, propriétaire du théâtre abandonné par l’Opéra et situé rue des Fossés-de-Nesle (aujourd’hui Mazarine), vis-à-vis la rue Guénégaud. Ils l’achetèrent moyennant 30,000 livres. Le roi, songeant à la protection qu’il avait accordée à Molière, vint au secours de ses anciens camarades en ordonnant la suppression du théâtre du Marais et en faisant incorporer ses meilleurs sujets dans la troupe du Palais-Royal, que l’on appela depuis la troupe de Guénégaud, laquelle, d’après les registres, se trouva composée ainsi : les sieurs de Lagrange, de Brie, du Croisy, Hubert ; Mlles Molière, Lagrange, de Brie, Aubry, du Palais-Royal ; Rosimont et Angélique du Croisy, nouveaux engagés ; les sieurs Laroque, Dauvilliers, Dupin, Verneuil, Guérin d’Estriché, et Mlles Dauvilliers, Dupin, Auzillon, Guyot, du théâtre du Marais. On verra tout à l’heure que ces détails ont leur utilité. À ce tableau opposons l’état de la troupe de l’Hôtel de Bourgogne en 1673 : les sieurs Hauteroche, Lafleur, Poisson, Brécourt, Champmeslé, La Thuillerie, La Thorillière, Baron, Beauval ; Mlles Beauchâteau, Poisson, d’Ennebaut, Brécourt, Champmeslé, La Thuillerie et Beauval ; seize sujets. Floridor s’était retiré l’année précédente ; Beauchâteau et Montfleury étaient déjà morts à cette époque. Tels étaient les comédiens français d’un mérite reconnu que Paris possédait lorsque la troupe de Molière reconstituée vint s’établir rue Guénégaud. Le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne souffrit de cette concurrence. Munis de leurs privilèges, les comédiens s’opposaient à toutes les entreprises théâtrales qui tentaient de s’établir ; mais la protection royale avait soustrait Molière et ses successeurs à leurs prétentions. D’ailleurs, leurs exigences ayant soulevé plusieurs démêlés fort désagréables, on supprima, en 1677, la confrérie de la Passion et ses privilèges. Les revenus de cette confrérie furent appliqués aux Enfants-Trouvés. L’anarchie régnait alors parmi les sociétaires de l’Hôtel de Bourgogne. Champmeslé et sa femme quittèrent la compagnie en 1679 pour passer à la salle Guénégaud, où devait s’opérer, l’année suivante, par ordre du roi, la réunion complète de tous les comédiens français. L’Hôtel de Bourgogne, avant cette fusion, avait rendu enfin hommage au génie de son rival en jouant l’Ombre de Molière, pièce due à l’acteur Brécourt, le transfuge du Palais-Royal. Nous n’avons pas à suivre ici la fortune des Grands Comédiens, dont l’histoire est désormais liée à celle de la Comédie française, la troupe du roi, comme s’intitulait la troupe de Guénégaud, en recevant dans son sein les acteurs de la rue Mauconseil, ayant pris le nom de Comédie française, qui lui est resté et auquel nous renvoyons le lecteur.

Les comédiens italiens dont nous avons précédemment parlé, et qui s’étaient tour à tour montrés aux théâtres du Petit-Bourbon, du Palais-Royal et de la rue Guénégaud, furent forcés d’abandonner cette salle en 1680, après la réunion qui vient d’être rappelée ; ils allèrent exploiter seuls celle de l’Hôtel de Bourgogne. Leurs représentations durèrent jusqu’en 1697, époque où le roi fit fermer leur spectacle pour avoir joué la Fausse Prude et voulu, sous ce titre, peindre, disait-on, Mme de Maintenon. Dominique, leur fameux arlequin, était mort avant cette catastrophe. L’Hôtel de Bourgogne ne rouvrit ses portes qu’au bout de dix-neuf ans, le 1er juin 1716, et l’on vit une nouvelle troupe, venue d’Italie, s’y établir après avoir débuté le 18 mai précédent par l’Ingano fortunato au Palais-Royal, où ils continuèrent de jouer tous les samedis jusqu’à la mort de Madame. Les acteurs qui la composaient étaient Lelio Riccoboni, Mario Baletti, Vicentini, Thomassin (le fameux arlequin), Flaminia Baletti, Sylvia, etc. L’ouverture de l’Hôtel de Bourgogne se fit par la Folie supposée, en présence du régent, et ces acteurs étrangers s’intitulèrent comédiens italiens de S. A. R. le duc d’Orléans. Mais, après la mort de ce prince, ils firent graver sur l’Hôtel de Bourgogne les armes de France, avec cette inscription en lettres d’or sur un marbre noir : Hôtel des comédiens italiens ordinaires du roi, entretenus par Sa Majesté, rétablis à Paris en l’année 1716.

Outre les anciens canevas italiens qu’on attachait aux murs, derrière les coulisses, et que les acteurs consultaient au commencement de chaque scène, on joua bientôt des ouvrages en vers, tels que Mérope, tragédie de Maffei, qui avait pour but d’essayer le goût du public sur les ouvrages sérieux (11 mai 1717). Les billets délivrés pour la représentation de Mérope portaient ces mots : Per chi l’entende, « Pour ceux qui l’entendent. » Malgré leurs soins et leurs efforts, les Italiens ne parvenaient pas à fixer le public français, étranger à la langue employée par eux. Le succès d’une pièce d’Autreau, écrite en français, et intitulée le Port à l’Anglais, attira pendant deux mois de suite la foule chez eux (25 avril 1718). Cet essai fut suivi de plusieurs autres non moins heureux. Fuzelier et quelques autres auteurs vinrent renforcer Autreau. À la troupe s’étaient adjoints le fils de Dominique et {Mlle Lalande. Le 13 juillet 1721, les comédiens italiens, abandonnant l’Hôtel de Bourgogne, allèrent représenter, le 25 du même mois, à la foire Saint-Laurent, sur le théâtre construit par leurs soins, Danaé, comédie en trois actes et en vers français. Le prologue représentait la façade de l’Hôtel de Bourgogne, portant cette inscription : Hôtel à louer. La troupe italienne se faisait foraine pour vivre. Elle revint pourtant à la rue Mauconseil, où peu à peu les comédies françaises l’emportèrent sur les canevas italiens. Outre Fuzelier et Autreau, d’Allainval, Marivaux, Romagnesi, Riccoboni, Dominique fils, Boissy, Sainte-Foix, etc., écrivirent une foule de joyeux et spirituels ouvrages qui firent la vogue du théâtre. En 1762, on réunit à la troupe italienne celle de l’Opéra-Comique ; les deux troupes jouèrent ensemble, pour la première fois, dans les Trois Sultanes de Favart ; à dater de ce moment, le répertoire s’enrichit des ouvrages d’Anseaume, Favart, Sedaine, Monval, etc., mis en musique par Duni, Philidor, Monsigny, Grétry, Dulayrac, etc. En 1779, les pièces italiennes furent supprimées, et l’on congédia tous les comédiens italiens, à l’exception du célèbre Carlin et de Camerani, qui abandonna son emploi de Scapin pour les fonctions de régisseur. Ainsi l’ariette facile et enjouée de Duni, l’harmonie de Philidor et la mélodie expressive de Monsigny l’emportaient sur la batte d’Arlequin, les grimaces de Pierrot et les infidélités de Colombine. L’Opéra-Comique, longtemps persécuté, jusqu’à sa réunion, par la comédie italienne elle-même, absorbait maintenant sa persécutrice. Les derniers ouvrages représentés à l’Hôtel de Bourgogne, dont Mme Favart, morte beaucoup trop tôt, avait fait les délices, et que Favart continuait toujours d’alimenter de bonnes pièces et d’excellents acteurs, les derniers ouvrages représentés rue Mauconseil furent les drames de Mercier, dont un surtout, Jeuneval (1781), se vit accueilli par un orage épouvantable de bravos et de huées, les pantomimes et les petites comédies de Florian, les gais vaudevilles de Piis et de Barré, les opéras-comiques de Marsollier, de Desforges, de Sedaine, etc. Grétry, Monsigny, Dalayrac avaient travaillé en même temps à agrandir le cadre de l’Opéra-Comique. Leurs chefs-d’œuvre, interprétés par les Dugazon, les Clairval, les Trial, les Michu, les Dorsonville, les Laruette, etc., avaient décidément fait oublier le genre des Italiens.

Depuis longtemps la salle Mauconseil ne suffisait plus à contenir la foule passionnée à l’excès pour un genre de musique éminemment français. À la clôture de 1783, les comédiens, alors fort improprement appelés italiens, quittèrent l’Hôtel de Bourgogne, qu’ils avaient occupé soixante-sept ans, et portèrent leur nom et leurs talents à la salle nouvellement bâtie sur un terrain dépendant des jardins de l’hôtel Choiseul, et qui prit le nom de Favart. Cette salle fut inaugurée le 23 avril 1783, et le 4 septembre suivant mourait le dernier arlequin de la Comédie italienne, le fameux Carlin. Quant à l’Hôtel de Bourgogne, qui avait été témoin des premiers tâtonnements de notre littérature dramatique, lui qui avait entendu les premiers éclats de rire de la Comédie et les premiers sanglots de la Tragédie, lui qui avait abrité dès sa naissance la muse souriante, gaie et tendre de la musique nationale, lui qui portait tant de gloire à son fronton et dont les échos répétaient encore les noms les plus illustres de l’art français, il vit un jour Thalie aux pieds légers, Melpomène en sa pourpre, Euterpe et Terpsichore, le quitter et fuir loin de lui en faisant tinter les grelots de la folie. On jugea que le dieu du commerce pouvait élire domicile dans le temple jusque-là réservé aux augustes filles de Jupiter. Approprié à sa nouvelle destination par l’architecte Dumas, l’Hôtel de Bourgogne devint… la halle aux cuirs. Ceci se passait en 1784. Mais ce n’était pas tout. Après avoir, durant quatre-vingt-deux ans bien comptés, prêté sa noble carcasse à MM. les corroyeurs, à MM. les peaussiers et à MM. les cordonniers, vu ses murs, ses escaliers et jusqu’à ses loges, encore imprégnés des plus délicats parfums, subir l’outrage quotidien d’un air empesté, on le dédaigne encore une fois, on le quitte de nouveau et, devenu gênant pour la circulation publique, sa chute définitive est décrétée (1866). Mais ses pierres pourront tomber, ses fondements pourront être arrachés du sol, et le lieu où il se dressait pourra devenir une place ou un boulevard, l’Hôtel de Bourgogne n’en sera pas moins toujours vivant dans la glorieuse histoire de l’art français. Corneille et Racine, Scarron et Marivaux, Favart et Sedaine, Grétry, Philidor et Monsigny sont des architectes qu’on n’exproprie point pour cause d’utilité publique, et le souvenir de leurs œuvres conservera à jamais celui du monument dont nous venons de rappeler l’histoire.