Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Artagnan (MÉMOIRES DE M. D’), contenant quantité de choses particulières et secrètes qui se sont passées sous le règne de Louis le Grand (Supplément 2)

Administration du grand dictionnaire universel (17, part. 1p. 359).

Artagnan (MÉMOIRES DE M. D’), contenant quantité de choses particulières et secrètes qui se sont passées sous le règne de Louis le Grand (Cologne, P. Marteau, 1701, 3 vol. in-12). Le roman des Trois Mousquetaires, d’Alex. Dumas, a donné une certaine notoriété à ces Mémoires, dans lesquelles le fécond auteur passe pour avoir puisé tout ce qu’en réalité il a tiré de sa prodigieuse imagination. Si l’on en croyait Quérard et ses Supercheries littéraires dévoilées, les Trois Mousquetaires ne seraient presque qu’un honteux plagiat ; il faut en rabattre. Les Mémoires de d’Artagnan ont d’ailleurs un intérêt propre, quoiqu’ils soient moins amusants que le roman de Dumas. Ils ont été publiés, non par leur auteur, mais par un anonyme qui s’est trouvé, nous assure-t-il, en possession de ces papiers, et qui s’est contenté d’y mettre de l’ordre, n’ajoutant çà et là que ce qu’il fallait pour la clarté du récit. L’anonyme n’est autre, comme on le sait, que le fameux Gatien des Courtilz de Sandras, auteur d’une foule de « Mémoires » du même genre ; cependant, à quelques particularités curieuses, on pourrait croire que l’ouvrage a un fond véridique. La supercherie, si c’en est une, est par moments assez habile pour faire illusion.

Les Mémoires commencent vers 1654, un peu avant le siège d’Arras par les maréchaux de Chaulnes, de Châtillon et de La Meilleraye. Le jeune d’Artagnan, alors âgé de seize ou dix-sept ans au plus, petit cadet de Béarn, si pauvre que ses parents n’ont pu lui donner au départ qu’un bidet de 22 francs avec 10 écus dans sa poche pour faire son voyage, vient chercher fortune à Paris, où un autre cadet de Béarn, M. de Troisville, était capitaine de la compagnie des mousquetaires du roi. Dés les premières pages il montre ce caractère aventurier et querelleur qu’Alexandre Dumas a si bien su mettre en relief, et c’est là le plus grand emprunt que le romancier ait fait au livre qu’on l’accusa d’avoir plagié : trouvant un type original esquissé à grands traits, il l’a développé avec le plus rare talent. Ses parents, qui lui ont donné si peu d’argent, ont été moins chiches de conseils. « Ils me remontrèrent, raconte-t-il, que je prisse bien garde à ne jamais faire de lâcheté, parce que si cela m’arrivait une fois, je n’en reviendrais de ma vie. Ils me représentèrent que l’honneur d’un homme de guerre, profession que j’allais embrasser, était aussi délicat que celui d’une femme, dont la vertu ne pouvait jamais être soupçonnée que cela ne lui fît un tort infini dans le monde, quand elle trouverait après cela moyen de s’en justifier ; que je savais bien le peu de cas que j’avais toujours entendu faire de celles qui passaient pour être de médiocre vertu ; qu’il en était de même des hommes qui témoignaient quelque lâcheté ; que j’eusse toujours cela devant les yeux, parce que je ne pouvais me le graver trop avant dans la cervelle. » Muni de ce viatique, il a tout de suite un duel, près d’Orléans, avec un gentilhomme qui regarde de travers son piteux équipage ; on le bâtonne, on lui casse son épée, on le fourre en prison, et il ne sait jamais ce qu’est devenu son bidet de 22 francs, pas plus que son linge. Telle est son entrée dans la vie. À Paris, où il fait tout de suite connaissance, en se présentant à M. de Troisville, avec les fameux mousquetaires Porthos, Athos et Aramis, il se trouve aussitôt engagé dans une rencontre plus sérieuse de quatre contre quatre avec des gardes du cardinal de Richelieu, et c’est naturellement lui qui décide la victoire en se débarrassant le premier de son adversaire, ce qui lui permet d’aller secourir ses amis en péril : telles étaient alors les lois du duel. Une autre rencontre qu’il a, au sortir d’un jeu de paume, avec un garde du cardinal, manque de devenir une affaire d’État, en brouillant Louis XIII et son premier ministre ; d’Artagnan se croit perdu, et il a une audience du roi, qui lui donne 50 louis : c’est le commencement de sa fortune. Ses aventures se poursuivent, mêlées de duels, de faits d’armes et d’amourettes qui sont la partie anecdotique la plus amusante des trois volumes : il a d’abord une hôtelière, dont le mari essaye de l’assassiner ; puis une Anglaise dont il a blessé le frère en duel et qui veut se venger de lui en le laissant sécher de désirs pour elle : on sait qu’un des principaux personnages des Trois Mousquetaires est la fameuse Milady, type achevé de perversité féminine ; si A. Dumas en a pris l’idée dans les Mémoires de d’Artagnan, il y a considérablement ajouté, et l’épisode où elle joue le plus grand rôle, l’envoi de d’Artagnan en Angleterre par Anne d’Autriche à la recherche d’un collier de diamants, don de Louis XIII, qu’elle a imprudemment mis au cou du duc de Buckingham, est dû tout entier à l’imagination de l’écrivain. D’Artagnan se rend bien en Angleterre, et plusieurs fois, mais pour de tout autres motifs.

Parmi ces histoires d’amour, il en est une qui mérite d’être notée, c’est le mariage manqué du héros avec Mme de Miramion, si célèbre depuis par sa charité et ses fondations pieuses. Au moment où elle allait épouser l’ancien mousquetaire, devenu gentilhomme de la chambre du cardinal Mazarin, Bussy-Rabutin l’enlève ; d’Artagnan la délivre, aidé de sept ou huit de ses amis, et comme il croit que ce coup d’éclat lui a décidément gagné le cœur de la belle, il est tout surpris de lui entendre dire qu’après un tel scandale elle ne veut plus se marier et qu’elle se consacre à la religion. C’est un épisode délicat et qui peint admirablement tout un côté des mœurs de l’époque. Ajoutons toutefois que l’histoire, en rapportant le rapt tenté par Bussy-Rabutin, a négligé de faire mention de d’Artagnan. Ainsi que la plupart des documents de ce genre, les Mémoires de d’Artagnan ne peuvent pas être lus avec une foi complète ; mais ils offrent des détails véridiques d’une certaine importance, non seulement sur les faits d’armes des dernières années de Louis XIII et des premières du règne de Louis XIV, mais, ce qui est plus précieux, sur toutes les petites intrigues de la cour ; c’est ce qui les rend si intéressants.