Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Angot (madame)

Administration du grand dictionnaire universel (1, part. 2p. 379-380).

ANGOT (Madame), un de ces types populaires dans lesquels se résument tous les ridicules d’une époque. On a souvent comparé les révolutions a ces mouvements violents qui se produisent quelquefois au sein des eaux et qui amènent à la surface, du fond de la vase, des objets, des détritus inconnus dont on ne pouvait soupçonner l’existence. Le même phénomène se manifeste à la suite de nos bouleversements sociaux. Mme Angot semble avoir pris naissance au temps trop fameux des opérations de Law, où tant de fortunes de hasard sortirent comme par enchantement de la rue Quincampoix ; puis elle grandit pendant la Révolution et s’épanouit enfin dans tout son lustre sous l’Empire. Mme Angot, comme personnalité distincte, n’a certainement jamais existé mais elle n’en reproduit pas moins, avec de frappants caractères, ce coté ridicule d’une société, que chez nous l’on sait saisir avec une si impitoyable justesse. A chaque phase que le cours des événements fait ainsi parcourir a nos habitudes et à nos mœurs nationales, il surgit un type nouveau dont s’empare la malignité publique ; c’est une sorte de bouc émissaire que le peuple moqueur, railleur, frondeur, satirique par excellence, accable de tous les traits d’une verve inépuisable. Après 1815, ce fut Chauvin qui défraya cet impérieux besoin du rire et de la plaisanterie ; depuis 1830, ère nouvelle ouverte à la classe moyenne, nous avons mis sur la scène Mayeux, ce garde national fier de lui-même et gonflé de ses nouveaux droits ; puis M. Prudhomme, ce type du bourgeois ignorant et prétentieux, pédant, à maintien d’une gravité grotesque, déclamateur de phrases creuses et sonores. Mme Angot vivait une époque de déplacement dans les fortunes, époque où il n’était pas rare de se lever valet, ou pis encore, pour se coucher millionnaire, et réciproquement. Mme Angot devait donc fournir à la médisance et à la raillerie un aliment bien autrement fécond. Partie de bas étage pour arriver subitement à la richesse, habitant des hôtels superbes, se pavanant à Longchamp, à l’Opéra, à la Comédie-Française, partout, sans avoir eu le temps de mettre son ton et ses manières au niveau de son appareil extérieur, elle présente à tous les moments une suite de contrastes des plus divertissants. Après avoir été tour à tour vivandière, dame de compagnie sur un corsaire, dame de comptoir à un Lion-d’Or quelconque, puis dame de la halle, à Paris, elle s’enrichit en vendant du saumon, et la voilà tout à coup transfor-


mée en dame de paroisse, en dame que l’on encense au banc d’oeuvre, et qui fait des rosières. De ces dames Angot, il y en eut plusieurs à la fois, jeunes et vieilles, laides et jolies, brunes et blondes ; il leur manquait à toutes la modestie. Un jour, on vit l’une d’elles paraître dans un char élégante au Longchamp régénéré ; sur ce trône que n’eut pas dédaigné de décrire Parny, elle régnait demi-nue dans les fleurs, le front ceint d’un diadème de perles, laissant flotter à tous vents sa robe d’azur étoilée d’or. Parée, adulée, titrée quelquefois, faisant noble souche et presque dynastie, Mme Angot se fit appeler femme de la nouvelle France ; elle laissa prudemment dans l’ombre le nom de son père, celui de son premier mari, celui du second ; prit un ton, des airs, instruisit ses valets à lui parler avec respect, à lui porter la queue, mais ne fit que rendre plus réjouissante l’antithèse de sa personne et de sa fortune. Femme d’embonpoint superbe et de proportions athlétiques, à lèvre moustachue, elle imite lourdement les manières des petites-maîtresses, dont elle outre toutes les nuances délicates, qu’elle fait tomber dans la caricature. Cette virago à voix enrouée prend du lait d’anesse, parce que sa faible constitution l’exige. Si de temps en temps, pour achever la contrefaçon elle juge à propos de se trouver mal ou d’avoir ses nerfs, c’est à un verre d’eau-de-vie qu’elle demande le rétablissement de son état normal. Voilà pour le ton et les habitudes ; quant à sa conversation, on peut juger qu’elle n’avait jamais passé par l’étamine de l’Académie. Mme Angot aimait à vanter sa rondeur, sa franchise ; elle n’était point façonnière, et vous prenait vite en amitié ; elle vous demandait vos affaires et vous contait les siennes à l’oreille. Vous appreniez d’elle que sa compagne — une autre dame Angot — était fille d’un pécheur de Saint-Malo, et qu’elle avait gagné du bien à brocanter des assinats contre du solide. Celle-ci, en revanche, vous racontait sur l’autre une légende qui brillait encore moins par la charité. Cependant Mme Angot découvrant qu’elle faisait rire à ses dépens, prit des leçons au cachet, copia les airs et le langage des femmes des anciennes grandes maisons, et se décida à exhumer son époux, qu’elle représenta comme tué à l’armée des princes. On ne vit plus que des veuves de généraux et de colonels. Ces dames de la nouvelle France avaient loge à la Comédie, où elles venaient étaler leurs diamants. Alors, on faisait avancer leur carrosse, et un valet en livrée demandait : Où va madame ? A l’Enfant du malheur, c’est bien plus mignon. » Le mélodrame devint leur passion favorite c’était bien plus mignon que les Horaces.

Qu’on juge, d’après ce qui précède, et dans un pays comme le nôtre, quelle avalanche de railleries, de sarcasmes et de brocards dut tomber sur ces parvenues de mauvais aloi. Quelle mine à exploiter pour le roman et le théâtre ! Bientôt Mme Angot eut envahi toutes les affiches, et elle y régna à plus juste titre que dans les salons, où ses pieds glissaient à chaque instant et s’embarrassaient dans les tapis des Gobelins. Une parade représentée en 1795, à la Gaîté, fut le point de départ des pièces nombreuses dont Mme Angot a fourni le sujet ; elle était, intitulée la Nouvelle parvenue, et fut reprise en 1797 sous le titre de Madame Angot ou la Poissarde parvenue. Un acteur, Labenette-Corsse, se fit une grande réputation dans le rôle de Mme Angot, et la pièce rapporta cinq cent mille francs au théâtre ; elle avait été payée cinq cents francs à l’auteur, Eve, dit Maillot, qui donna ensuite : Le Repentir de madame Angot ou le Mariage de Nicolas, 1799, et Dernières folies de madame Angot,1803. Cette même année, Aude fit jouer à l’Ambigu-Comique Madame Angot au sérail de Constantinople, drame, tragédie, facétie, pantomime en 3 actes, qui eut deux cents représentations successives, et qui acheva de populariser le nom et le personnage de Mme Angot. Le même auteur donna ensuite Madame Angot au Malabar ou la Nouvelle veuve. Toute la bonne société de Paris, toutes les dames Angot qui ne voulaient pas l’être se pressèrent à ces représentations bouffonnes, dans des loges d’apparat, étalant des éventails appelés la Grammaire des rentiers, où était conjugué en lettres d’or : Je fus, tu fus, il fut, etc. La province accourut à son tour, puis l’étranger ; ce fut une vogue inouïe.

En dehors du théâtre, nous retrouvons Mme Angot dans les Œuvres badines et Poissardes de Vadé (Paris, 1798), dans le Déjeuner de la Rapée, par l’Ecluse, et dans divers ouvrages de la même époque, dont le plus connu est l’Histoire populaire de madame Angot, reine des Halles. La belle poissarde avait une fille qui lui ressemblait en tout point, et qu’elle maria à un jeune homme de MarseiHe, nommé Fanfan. Les nouveaux époux, partis pour la cité phocéenne en compagnie de Mme Angot, sont pris par des corsaires dans une promenade en mer et emmenés en captivité à Tunis, puis vendus au pacha comme esclaves. Celui-ci reconnaît Mme Angot pour l’avoir vue jadis à Paris. Dans un moment de belle humeur, il lui laisse croire qu’il est amoureux d’elle, et lui fait rendre les mêmes honneurs qu’à ses favorites. Mais lorsque Mme Angot enivrée croit toucher au faite des grandeurs, elle reçoit tout à coup, sous prétexte d’une feinte conspiration, l’ordre de s’étrangler elle-même. Après avoir joui de ses terreurs, le pacha lui fait grâce et lui rend sa liberté, que son mari vient de racheter au prix d’une forte rançon. C’est là, sans doute, que Aude aura puisé l’idée de la pièce que nous avons citée tout à l’heure : Madame Angot au sérail de Constantinople.

Aujourd’hui, il n’est plus guère question de Mme Angot ; mais le type n’en est pas perdu pour cela ; il vit encore, seulement il a perdu ses aspérités saillantes au rude frottement d’une génération sceptique et moqueuse ; les éclats du vieux rire gaulois l’ont étourdi. Les dames Angot de notre temps ne vont plus au banc d’œuvre aspirer la fumée de l’encens, elles ne font plus fracas de leurs équipages à Longchamp ; ce monopole a passé en d’autres mains. Mais elles donnent des professeurs de danse et de piano à leurs filles, et, quelquefois, elles-mêmes quêtent pour les bureaux de bienfaisance et se font dames de charité.