Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Abbesse de jouarre (l') (supplément 2)

Administration du grand dictionnaire universel (17, part. 1p. 8).

Abbesse de Jouarre (L'), drame en cinq actes, pur M.Ernest Renan (1886, in-8°). Comme Calibat, comme l’Eau de Jouvence et comme le Prétr- deNémi, cette nouvelle œuvre dramatique le l’auteur de la Vie de Jésus n’est guère qu’ine suite de scènes dialoguées. Les déviJoppements philosophiques l’empêcheraient lertdineraeDt de plaire au théâtre, où l’acUoidoit dominer ; elle offre cependant des situatons pleines d’intérêt. C’est dans le collège di Plessis, annexe de la vieille Sorbonne et’ransformé en prison durant la l’erreur, qui s’ouvre le drame. • Je cherche souvent, diM. Renan dans sa préface, à me représener les discours qu’ont dû entendre ces celWes, éventrées par les démolisseurs, ces prfeux dont les derniers arbres viennent d’étreabattus. Je me figure les conversations qui oit été tenues dans ces

grandes salles du r«.de-chaussée, aux eures qui précédaient 'appel, et j’ai conçu une série de dialogues oie j’intitulerais, si je les faisais, Dialogues o> ia dernière nuit... Ce qui doit revêtir à l’hiure de la mort un caractère de sincérité abolue, c’est l’amour. Je m’imagine souvent que si l’humanité acquérait la certitude que e monde dût finir dans deux ou trois jours, hniour éclaterait de toutes parts avec une s«rte de frénésie ; car ce qui retient l’amour, te sont les conditions absolument nécessares que la conservation morale de la socété humaine a imposées. Quand on se verrat en face d’une mort subite et certaine, la ntture seule parlerait ; le plus puissant de seainstinots, sans cesse bridé et contrarié, reprendrait ses droits ; un cri s’échapperait le toutes les poitrines, quand on saurait qu^n peut s’approcher avec une entière légitimté de l’arbre entouré de tant d’anathèmes. Citte sécurité de conscience, fondée sur l’asbrance que l’amour n’aurait aucun lenderaùn, amènerait des sentiments qui mettraient l’infini en quelques heures, des sensations vuxquet les on s’abandonnerait sans craindre 4e voir la source de la vie se tarir. Le mondeboirait à pleine coupe et sans arrière-pensée in aphrodisiaque puissant qui le ferait ramrir de plaisir. Le dernier soupir serait conme un baiser de sympathie adressé à l’univers et peut-être à quelque chose d’au delà, t’est ce qui arrivait aux martyrs de la prmitive église chrétienne ; la dernière nuit qu’ig passaient ensemble dans la prison donnât lieu à des scènes que les rigoristes désapjrouvaient ; ces funèbres embrassements éhient la conséquence d’une situation tragiqu» et du bonheur qu’éprouvent des hommes etdes femmes réunis à mourir ensemble pour me même cause. »

Ce sujet était digne de tenter un psyclologue comme M. Ernest Renan ; il en a tite, moins une explosion d’amour sensuel, comité on aurait pu s y attendre, qu’une émouvante analysa de sentiments. Dans ce vieux col lège du Plessis, où l’on n’entrait, en nfl3, qu’en venant du tribunal révolutionnaire et d’où l’on ne sortait que pour l’échafaud, se trouve un chevaleresque gentilhomme, le marquis d’Arcy, qui doit mourir le lendemain et qui envisage la mort avec calme ; il y rencontre l’abbesse de Jouarre, la seule femme qu’il ait véritablement aimée avant qu’elle ne renonçât au monde et quand elle était la marquise de Saint-Florent. Elle le supplie de faire comme s’il ne la reconnaissait pas et de lui laisser passer en repos les quelques heures qu’elle a encore à vivre, car elle aussi doit être guillotinée le lendemain. Au moment où, dans sa cellule, elle s’applaudit de son courage et de la discrétion du comte, celui-ci, qui agagné un geôlier, se présente. C’est la scène capitale de l’ouvrage. L’abbesse crie à la trahison et se défend d’abord, tout en avouant à son amant qu’elle pensait à lui ; mais il lui remontre que si jamais il n’aurait eu l’idée, autrefois, de la détourner de ses devoirs, s’il aurait cru alors commettre un sacrilège, quoiqu’au fond il n’ait pas grande religion, à l’heure présente, quand demain le couteau tranchera leur vie, ils n’ont plus, ni l’un ni l’autre, de scrupules à avoir. « Les hommes n’existent plus pour nous, lui dit-il ; nous sommes seuls au monde, dans la situation où seraient deux naufragés sur une épave, assurés de mourir dans quel' ques heures. Pourquoi la nature a-t-elle posé des freins mystérieux à l’attrait le plus brûlant qu’elle ait mis en nousf parce que l’avenir de l’humanité est à ce prix. Notre amour, chère Julie, sera sans avenir. Le frémissement tendre que nous ressentirons, jusqu’à ce que la hache nous saisisse, en sera toute la suite... Un moment de bonheur, un moment d’oubli ne nous est-il pas bien dû ? Ma chère, ma chère, les heures passent ; déjà l’aube de notre dernier jour commence à poindre ; laissez-moi prendre un baiser sur vos lèvres.* L’abbesse, qui résistait par vertu et, par orgueil, se laisse amollir, et finit par s’abandonner. Bientôt on frappe à la porte, les geôliers viennent chercher leurs victimes.

  • Ah I s’écrie Julie, la mort va m’êire douce ;

une heure avant de mourir tu m’as révélé la vie. Les hommes ne sauront rien de notre amour, et la nature, qui l’a voulu, nous ab ABBO

sout ! • Mais le comte d’Arcy monte seul à l’échafaud ; Julie est sauvée par un noble qui s’est enrôlé dans les armées de la République, et qui, l’ayant vue, au tribunal révolutionnaire, se défendre avec tant de courage et de ma jesté, a obtenu de faire rayer son nom sur la liste funèbre. Julie, qui n a cédé à l’amour que parce qu’elle comptait mourir, ne veut pas de sa grâce, elle repousse La Fresnais et cherche à se tuer ; on la secourt, et un prêtre, qui l’entend en confession, lui ordonne de vivre. La Fresnais est retourné au camp et ne la retrouve qu’un un après, dans le jardin du Luxembourg ; elle est pauvre et vend des gâteaux pour vivre, pour élever aussi une petite fille, née de la suprême étreinte de d’Arcy. Sept ans se passent sans qu’elle veuille écouter La Fresnais, qui ne sait que penser de son refus, et surtout de l’enfant qu’elle a toujours auprès d’elle. Enfin, au Consulat, les portes sont rouvertes aux émigrés et le frère de Julie rentre en France ; il presse sa sœur d’épouser La Fresnais, mais l’idée d’avoir à lui révéler ce qui s’est passé dans cette funèbre nuit de la l’erreur suffit pour glacer la (1ère jeune femme. « D’Arcy a été votre époux dans la mort, lui dit son frère ; ce fut un sacrement, et le plus auguste de tous, que le mystère de cette nuit où vous acceptâtes son amour une heure avant de mourir. La Fresnais sait tout. ■ L’officier républicain épouse donc l’abbesse ■le Jouarre, non comme une coupable à qui il pardonnerait, mais comme une jeune veuve qui n’aurait rien à se reprocher, et certainement il n’a pas tort de s élever ainsi au-dessus des scrupules vulgaires. Pourtant M. Renan, qui jamais n’émet une thèse sans présenter sa contradictoire et laisser le lecteur juge entre les deux, n’abandonne, même pas dans ce cas spécial, son procédé favori. C est le confesseur de l’abbesse, dans la prison,

3u’il a chargé de formuler la thèse contraictoire : • Vous avez eu tort de transiger avec le devoir, dit le prêtre ; l’aspiration transcendante est mauvaise en tout.»

Nous n’avons esquissé que les situations principales, mais l’auteur n’a pas seulement exalté l’amour ; les entretiens où, mettant en présence l’ancien régime et la Révolution, il fait saluer à d’Arcy l’aurore de ces temps nouveaux, dont il est la victime, et absoudre la l’erreur, si elle a pour résultat la victoire, ont un grand souffle patriotique. Les scènes familières de la prison du Plessis et du jardin du Luxembourg sont traitées avec un enjouement délicat.