Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes/Les Clarinettes
LES CLARINETTES.
Les instruments à anche simple tels que les Clarinettes et le Cor de basset, constituent une famille dont la parenté avec celle du Hautbois n’est pas aussi rapprochée qu’on pourrait le croire. Ce qui l’en distingue surtout c’est la nature du son. Les Clarinettes, en effet, ont dans le médium une voix plus limpide, plus pleine, plus pure que celle des instruments à anche double dont le son n’est jamais exempt d’une certaine aigreur ou âpreté, plus ou moins dissimulées par le talent des exécutants. Les sons aigus de la dernière octave, à partir de l’Ut au dessus des portées, participent seuls un peu de l’aigreur des sons forts du Hautbois, pendant que le caractère des sons les plus graves se rapproche, par la rudesse des vibrations, de celui de certaines notes du Basson.
La Clarinette s’écrit sur la clé de Sol, son étendue est de trois octaves et demie, et plus :
On compte quatre registres sur la Clarinette : le grave, le chalumeau, le médium, et l’aigu.
Le premier comprend cette partie de l’échelle : Le deuxième celle-ci : Le troisième occupe les degrés suivants : Et le quatrième se trouve dans le reste de la gamme jusqu’au contre-Ré :Un nombre considérable d’enchainements diatoniques, d’arpèges et de trilles étaient impraticables autrefois qui ne le sont plus aujourd’hui, grâce aux ingénieux mécanisme de clés ajoutés à l’instrument et qui deviendront même faciles quand le système de Sax aura été adopté par tous les facteurs. Il est prudent toutefois, ces perfectionnements n’étant pas encore généralement répandus, de ne pas écrire des passages tels que les suivants : à moins que le mouvement ne soit très lent.
Le nombre des Trilles majeurs et mineurs praticables sur la Clarinette est considérable ; ceux qu’on ne peut faire avec sureté sont désignés dans la gamme ci jointe :
Les tons favoris de la Clarinette sont les tons d’Ut, Fa, Sol principalement, ensuite ceux de Si ♭, Mi ♭, La ♭, Ré ♮ majeurs, et leurs relatifs mineurs. Comme on possède des Clarinettes en différents tons on peut toujours éviter en les employant à propos de faire jouer l’exécutant dans les tonalités chargées de dièzes et de bémols, comme La ♮, Mi ♮, Si ♮, Ré ♭, Sol ♭ majeurs et leurs relatifs mineurs.
Il y en a quatre d’un usage général aujourd’hui :
La petite Clarinette en Mi ♭ à laquelle il convient de ne donner que l’étendue de trois octaves et deux notes :
elle est à la tierce mineure au dessus de la Clarinette en Ut, et s’écrit en transposant : Ainsi pour faire entendre le passage
suivant : il faut écrireLa Clarinette en Ut les Clarinettes en Si ♭ et en La. Ces deux dernières ont une étendue égale à celle de la Clarinette en Ut. Étant l’une d’un ton et l’autre d’une tierce mineure plus graves que celle-ci, elles doivent s’écrire en conséquence un ton et une tierce mineure au-dessus du son réel.
La Clarinette en Ré est peu répandue, elle devrait l’être davantage ; son timbre est pur, tout en ayant un mordant remarquable, et l’on peut en mainte occasion en tirer un excellent parti.
Ces expressions Bon, Mauvais, Passable ne s’appliquent point ici à la difficulté d’exécution des phrases même qui servent d’exemples, mais seulement à celle du ton dans lequel elles sont écrites. En outre il faut dire que les tons assez difficiles, comme La majeur et Mi majeur, ne sont pas à éviter absolument, pour des phrases simples et d’un mouvement lent.
On voit qu’indépendamment du caractère particulier de leur timbre, dont nous allons parler, ces différentes Clarinettes sont fort utiles pour la facilité de l’exécution. On doit regretter qu’il n’y en ait pas d’autres encore. Par exemple, les tons de Si, de Ré, qu’on trouve rarement, pourraient dans une foule d’occasions offrir de grandes ressources aux compositeurs.
La petite Clarinette en Fa haut, qu’on employait beaucoup autrefois dans les musiques militaires, a été à peu près abandonnée pour celle en Mi bémol qu’on trouve, avec raison, moins criarde et suffisante pour les tonalités employées ordinairement dans les morceaux d’instruments à vent. Les Clarinettes ont d’autant moins de pureté, de douceur et de distinction que leur ton s’éloigne davantage, en dessus du ton de Si bémol, qui est l’un des plus beaux de cet instrument. La Clarinette en Ut est plus dure que celle en Si bémol, sa voix a beaucoup moins de charme. La petite Clarinette en Mi bémol a des sons perçants qu’il est très aisé de rendre ignobles, à partir du La au-dessus des portées. Aussi l’a-t-on employée, dans une symphonie moderne, pour parodier, dégrader, encanailler (qu’on me passe le mot) une mélodie ; le sens dramatique de l’œuvre exigeant cette étrange transformation. La petite Clarinette en Fa a une tendance encore plus prononcée dans le même sens. Au fur et à mesure que l’instrument devient plus grave, au contraire, il produit des sons plus voilés, plus mélancoliques.
En général les exécutants ne doivent se servir que des instruments indiqués par l’auteur. Chacun de ces instruments ayant un caractère particulier, il est au moins probable que le compositeur a choisi l’un plutôt que l’autre, par préférence pour tel ou tel timbre, et non par caprice. S’obstiner, comme le font certains virtuoses, à tout jouer (en transposant) sur la Clarinette en Si bémol, est donc, à de rares exceptions près, une infidélité d’exécution. Et cette infidélité deviendra bien plus manifeste et plus coupable s’il s’agit par exemple, de la Clarinette en La. Il se peut, en effet, que le compositeur ne l’ait écrite que pour avoir son Mi grave, qui donne l’Ut dièze.
Comment fera alors le joueur de Clarinette en Si dont le Mi grave ne donne que le Ré
Il transposera donc la note à l’octave ! et détruira ainsi l’effet voulu par l’auteur !… c’est intolérable.
Nous avons dit que la Clarinette avait quatre registres ; chacun de ces registres a aussi un timbre distinct : celui du registre aigu a quelque chose de déchirant qu’on ne doit employer que dans les fortissimo de l’orchestre (quelques notes très hautes peuvent cependant être soutenues Piano quand l’attaque du son a été préparée convenablement) ou dans les traits hardis d’un solo brillant, ceux du médium et du chalumeau qui conviennent aux mélodies, aux arpèges et aux traits ; et celui du grave, propre, surtout dans les tenues à ces effets froidement menaçants, à ces noirs accents de rage immobile dont Weber fut l’ingénieux inventeur. Quand on veut employer d’une façon saillante les cris perçants des notes sur-aiguës, et si l’on redoute pour l’exécutant la brusque attaque de la note dangereuse, il faut cacher cette entrée de la Clarinette sous un accord fort de toute la masse de l’orchestre, qui s’interrompant dès que le son a eu le temps de se bien poser et de s’épurer, la laisse alors sans danger à découvert.
Les occasions de placer à propos ces tenues sur-aiguës sont assez rares.
Le caractère des sons du médium empreint d’une sorte de fierté que tempère une noble tendresse, les rend favorables à l’expression des sentiments et des idées les plus poétiques. La frivole gaité, et même la joie naïve, paraissent seules ne lui point convenir. La Clarinette est peu propre à l’Idylle c’est un instrument Épique comme les Cors, les Trompettes, et les Trombones. Sa voix est celle de l’héroïque amour, et si les masses d’instruments de cuivre, dans les grandes symphonies militaires, éveillent l’idée d’une troupe guerrière couverte d’armures étincelantes, marchant à la gloire ou à la mort, les nombreux unissons de Clarinettes, entendus en même temps, semblent représenter les femmes aimées, les amantes à l’œil fier, à la passion profonde, que le bruit des armes exalte, qui chantent en combattant, qui couronnent les vainqueurs ou meurent avec les vaincus. Je n’ai jamais pu entendre de loin une musique militaire sans être vivement ému par ce timbre féminin des Clarinettes, et préoccupé d’images de cette nature, comme après la lecture des antiques épopées. Ce beau soprano instrumental, si retentissant, si riche d’accents pénétrants quand on l’emploie par masses, gagne dans le solo en délicatesse, en nuances fugitives, en affectuosités mystérieuses ce qu’il perd en force et en puissants éclats. Rien de virginal, rien de pur comme le coloris donné à certaines mélodies par le timbre d’une Clarinette jouée dans le médium par un virtuose habile.
C’est celui de tous les instruments à vent, qui peut le mieux faire naître, enfler, diminuer et perdre le son. Delà la faculté précieuse de produire le lointain, l’écho, l’écho de l’écho, le son crépusculaire. Quel plus admirable exemple pourrais-je citer de l’application de quelques unes de ces nuances, que la phrase rêveuse de Clarinette, accompagnée d’un trémolo des instruments à cordes, dans le milieu de l’Allegro de l’ouverture du Freyschutz!!! n’est-ce pas la vierge isolée, la blonde fiancée du chasseur, qui les yeux au ciel, mêle sa tendre plainte au bruit des bois profonds agités par l’orage ?… O Weber !!!…
Je me permettrai de citer encore dans mon monodrame, l’effet, sinon semblable, au moins analogue d’un chant de Clarinette, dont les fragments interrompus par des silences sont également accompagnes du trémolo d’une partie des instruments à cordes, pendant que les contre-Basses pincent, de temps en temps, une note grave, produisant sous l’harmonie une lourde pulsation, et qu’une Harpe fait entendre des débris d’arpèges à peine indiqués. Mais dans ce cas, pour donner au son de la Clarinette un accent aussi vague, aussi lointain que possible, j’ai fait envelopper l’instrument d’un sac de peau remplissant l’office de la sourdine. Ce triste murmure et la sonorité à demi effacée de ce solo reproduisant une mélodie déjà entendue dans un autre morceau, ont toujours vivement impressionné les auditeur. Cette ombre de musique l’ait naitre un accablement triste et provoque les larmes, comme ne le pourraient faire les accents les plus douloureux, cela donne le spleen autant que les tremblantes harmonies de la Harpe Eolienne.
Beethoven, ayant égard au caractère mélancolique et noble de la mélodie en La majeur de l’immortel Andante de sa 7e symphonie, et pour mieux rendre tout ce que cette phrase contient en même temps de regrets passionnés, n’a pas manqué de la confier au médium de la Clarinette. Gluck, pour la ritournelle de l’air d’Alceste : « Ah ! malgré moi mon faible cœur partage, » avait d’abord écrit une Flûte, mais s’appercevant sans doute que le timbre de cet instrument était trop faible, et manquait de la noblesse nécessaire à l’exposition d’un thème empreint d’une telle désolation et d’une si triste grandeur, il le donna à la Clarinette. Ce sont encore les Clarinettes qui chantent en même temps que la voix cet autre air d’Alceste à l’accent si douloureusement résigné : « Ah ! divinités implacables. »
En effet d’une autre nature résulte de trois notes lentes des Clarinettes en tierces dans l’air d’Œdipe : « Votre cour devint mon azile. » C’est après la conclusion du thème, Polynice, avant de continuer son chant, se tourne vers la fille de Thésée, puis ajoute en la regardant : « Je connus, j’adorai la charmante Eryphile. » Ces deux Clarinettes en tierce, descendant doucement jusqu’à l’entrée de la voix, au moment où les deux amants échangent un tendre regard, sont d’une intention dramatique excellente, et donnent un résultat musical exquis. Les deux voix instrumentales sont là un emblème d’amour et de pureté. On croit, à les entendre, voir Eryphile baisser pudiquement les paupières C’est admirable !
Mettez deux Hautbois à la place des deux Clarinettes, et l’effet sera détruit.
Ce délicieux effet d’orchestre manque cependant dans la partition gravée du chef d’œuvre de Sacchini, mais je l’ai trop souvent remarqué à la représentation, pour n’être pas certain de ma mémoire.
Ni Sacchini, ni Gluck, ni aucun des grands maîtres de cette époque ne tirèrent parti des notes graves de l’instrument. Je n’en devine pas la raison. Mozart parait être le premier qui les ait utilisées, pour des accompagnements d’un caractère sombre tels que celui du trio des masques, dans Don Juan. C’était à Weber qu’il était réservé de découvrir tout ce que le timbre de ces sons graves a d’effrayant quand on s’en sert à soutenir des harmonies sinistres. Il vaut mieux en pareil cas, les écrire à deux parties que de mettre les Clarinettes à l’unisson ou à l’octave. Plus les notes harmoniques sont alors nombreuses, plus l’effet est saillant. Si l’on avait trois Clarinettes à sa disposition pour l’accord : Ut dièze. Mi, Si bémol, par exemple, cette septième diminuée bien motivée, bien amenée et instrumentée de la sorte, aurait une physionomie terrible qu’on assombrirait encore en ajoutant un contre Sol grave donné par une Clarinette-Basse.