Grammaire des arts du dessin/XVI archi

Librairie Renouard (p. 147-151).


XVI

LES GRECS, RESUMANT L’ARCHITECTURE ORIENTALE DES PRIEMIERS ÂGES, ONT TROUVÉ LES PRINCIPES DE LA PLATE-BANDE, EN ONT FIXÉ LES LOIS, ET EN ONT RÉDUIT LE SYSTÈME À TROIS VARIÉTÉS QU’ON APPELLE LES TROIS ORDRES.

Sur la forme rectangulaire des plates-bandes égyptienne et asiatique, la Grèce élèvera la forme triangulaire des pyramides. Ainsi les deux grands traits de l’architecture orientale, le parallélogramme et le triangle, c’est-à-dire l’horizontale et les deux convergentes, vont être réunis chez les Grecs, chez ce peuple artiste par excellence qui aura le privilège de tout comprendre et de tout résumer, d’humaniser le divin, de circonscrire l’immense et de soumettre le sentiment lui-même aux lois de l’esprit.

Oui, humaniser tout, même la nature, même le divin, voilà quel fut historiquement le rôle des Grecs. Ce fut aussi leur mission dans l’architecture, et pour le comprendre, le lecteur n’a qu’à se reporter aux commencements de ce premier livre. L’Égypte et l’Orient avaient élevé des coustructions colossales, mais sans les soumettre à une mesure commune ; leurs monuments avaient des dimensions, ils n’avaient pas encore de proportions. On ne voyait, par exemple, aucun rapport établi, voulu, entre la hauteur du chapiteau et la hauteur de la colonne ; tantôt les mômes colonnes étaient couronnées de chapiteaux différents, tantôt des chapiteaux de même hauteur surmontaient des colonnes inégales en épaisseur et en élévation. Les Grecs, admirant surtout la création dans la plus parfaite de ses œuvres, qui est l’homme, voulurent imiter l’organisme du corps humain ; ils mirent dans leurs édifices des proportions, c’est-à-dire qu’ils choisirent un des membres de l’architecture pour servir de mesure à tous les autres, de telle façon qu’étant donnée la mesure d’une seule partie, on pût reconstruire les autres parties et le tout, de même que, le doigt d’un homme étant connu, on pouvait en induire les proportions de l’homme entier d’après le canon de Polyclète, conforme d’ailleurs au canon égyptien[1].

Ce rapport des membres entre eux et de chacun d’eux avec le tout est un des caractères de ce qu’on appelle en architecture un ordre. Le diamètre de la colonne fut l’étalon que les Grecs choisirent pour servir de régulateur aux autres membres ; quelquefois ce fut l’abaque ; et sur cet étalon, qu’on appelle module, ils déterminèrent toutes les dimensions de l’édifice, dimensions qui dès lors devinrent des proportions.

Mais la règle symétrique et la loi rigoureuse d’harmonie qui ont présidé à la formation du corps humain n’empêchent pas les innombrables variétés de l’espèce humaine. Dans l’homme arrivé à toute sa croissance, il n’y a d’invariable que sa hauteur, parce qu’elle est déterminée par des os ; mais sa largeur pouvant changer, c’est par là surtout qu’il se caractérise et qu’il se distingue. Supposons deux hommes de même taille : si l’on revêt le premier de muscles très développés et très ressentis, on en fera un Hercule ; si l’autre a des muscles délicats et peu saillants, on en pourra faire un Apollon. Regardons maintenant deux colonnes d’égale hauteur : si l’une est mince, elle paraîtra longue ; si l’autre est massive, elle paraîtra courte ; mais l’une et l’autre auront toujours des proportions, parce qu’elles se rapporteront à une certaine unité de mesure prise en elles-mêmes. Seulement, la première aura, par exemple, en hauteur, neuf fois son diamètre, la seconde l’aura cinq fois. Voilà comment, chose admirable, qui dit proportion dit liberté ; car du moment que l’unité de mesure est prise, non pas en dehors du monument, mais dans le monument lui-même, l’artiste peut à son gré raccourcir ou allonger ses supports, les concevoir ramassés ou grêles, forts ou élégants. Le besoin de la variété se trouva ainsi, dans l’art grec, concilié avec la règle. La liberté fut placée dans la loi.

Cependant, à une époque où la civilisation pouvait avoir des raffinements sans être pour cela compliquée, lorsque les idées étaient encore ; simples et en assez petit nombre, l’architecture put se contenter de trois modes pour varier son caractère, et, en tant qu’elle édifiait la demeure des dieux, ces trois modes suffirent à sa poésie religieuse. Bien que diverse, en effet, la beauté des divinités païennes pouvait se ramener à trois caractères dominants : elle était sévère et mâle comme celle de Jupiter, de Minerve, de Mars, de Neptune, ou délicate et gracieuse comme celle de Vénus, de Proserpine et de Flore, ou mélangée de fierté et d’élégance, de virilité et de grâce, comme celle de Junon, de Diane, de Bacchus et d’Apollon. Quoi qu’il en soit, ces trois variantes d’un seul et unique système de construction furent les trois ordres, création ingénieuse, admirable, que rien n’a pu détruire, et qui a reparu, au bout de deux mille ans, grandement altérée sans doute par le rude génie des Romains, mais vivace et brillante encore au soleil de la Renaissance, bien que la Renaissance Fuit mal connue et ne l’ait pratiquée à son tour qu’en y conservant les altérations romaines.

Il semble au premier abord que c’était peu de trois ordres pour nuancer le caractère de tous les édifices. Et pourtant cette division en trois a suffi, dans l’antiquité classique, à toutes les expressions de l’architecture. Ramenée à des termes irréductibles, la classification des Grecs n’en est que plus générale et plus ample. Toutes les variantes, en effet, pourront trouver place dans les intervalles marqués par ces trois points : deux extrêmes et un milieu. Chacun des trois ordres étant susceptible du plus ou du moins, c’est-à-dire de se rapprocher des deux autres ou de s’en éloigner, la variété naîtra de cette triple unité. Entre la rudesse et la grâce, entre la simplicité extrême et l’extrême richesse, la liberté de l’artiste pourra se mouvoir, et combien de degrés, combien de nuances ne va-t-elle pas rencontrer en passant d’une pesanteur imposante à une délicatesse aimable, du plaisant au sévère !

Il est à remarquer, au surplus, que les diverses branches du génie humain, la poésie, la musique, la littérature, l’éloquence, la peinture, la sculpture, sont soumises à une loi semblable. Dès qu’il s’est dégagé de ses langes, l’art débute toujours par une certaine raideur austère ; il acquiert ensuite plus de souplesse et d’élégance, et il finit par le style riche, pompeux et fleuri. Ainsi l’on peut dire que tous les arts ont, comme l’architecture, leurs trois ordres, qui répondent aux phases de leur développement. Partout les mâles accents d’un Michel-Ange, d’un Corneille, d’un Bossuet, d’un Gluck, précèdent la douceur d’un Raphaël, d’un Racine, d’un Fénelon, d’un Mozart. Chacune des neuf Muses a revêtu d’abord un vêtement rigide ; ensuite elle s’est parée d’un costume aux plis gracieux et faciles ; enfin, elle s’est enveloppée d’une draperie ornée et brillante, jusqu’au moment où, dans l’oubli d’elle-même, elle a laissé traîner et chiffonner sa tunique.

Les trois ordres de l’architecture grecque, le dorique, l’ionique et le corinthien, marquent ces trois évolutions communes à tous les arts. Le premier répond à l’idée d’une simplicité fière et forte, le second au sentiment de la délicatesse et de la grâce, le troisième à une intention de magnificence et de richesse.

Vitruve est malheureusement le seul architecte de l’antiquité dont les écrits soient arrivés jusqu’à nous. C’est de lui que nous avons reçu la notion écrite de l’art grec ; il convient donc de citer ici le texte de cet écrivain touchant l’origine des trois ordres. Ce sera, du reste, une occasion pour le lecteur d’apprécier le goût de Vitruve, de mesurer la portée de son esprit et de pressentir l’influence que ses écrits ont dû avoir sur l’enseignement classique de l’architecture.

« Dorus, fils d’Hellen et de la nymphe Optique, roi d’Achaïe et de tout le Péloponèse, ayant autrefois fait bâtir un temple à Junon dans l’antique cité d’Argos, ce temple se trouva par hasard être de cette manière que nous appelons dorique. Ensuite, dans toutes les autres villes de l’Achaïe, on en fit de ce même ordre, aucune règle n’ayant été encore établie pour les proportions de l’architecture. Plus tard les Athéniens, après avoir consulté l’oracle d’Apollon, par commun accord de toute la Grèce, envoyèrent en Asie treize colonies, chacune ayant son capitaine, sous la conduite générale d’Ion, fils de Xuthus et de Créuse, qu’Apollon, par son oracle rendu à Delphes, avait avoué pour son fils. Entré en Asie, Ion s’empara de toute la Carie et y fonda treize grandes villes… Le pays fut nommé, par les conquérants, Ionie, du nom de leur chef. Des enceintes y furent consacrées aux dieux immortels, et l’on commença d’y bâtir des temples. Le premier fut dédié à Apollon Panionien ; ils le firent à la manière de ceux qu’ils avaient vus en Achaïe, et ils l’appelèrent Dorique, parce qu’il y en avait eu de pareils dans les villes des Doriens. Mais, comme ils ne savaient pas bien quelles proportions il fallait donner aux colonnes de ce temple, ils cherchèrent le moyen de les faire assez fortes pour porter le poids de l’édifice tout en les rendant agréables à la vue. Pour cela ils mesurèrent le pied d’un homme, et, trouvant qu’il était la sixième partie de la hauteur du corps, ils appliquèrent à leurs colonnes cette proportion ; quel que fût le diamètre de la colonne à son pied, ils donnèrent à la tige, y compris le chapiteau, une hauteur égale à six fois ce diamètre. C’est ainsi que la colonne dorique emprunta les proportions, la force et la beauté du corps de l’homme.

« Plus tard, voulant élever un temple à Diane, et cherchant quelque nouvelle manière qui fût belle, ils lui donnèrent la délicatesse du corps de la femme, et ils portèrent la hauteur des colonnes à huit diamètres, afin qu’elles parussent plus sveltes. Ils y ajoutèrent des bases avec des enroulements, à l’imitation des chaussures, et ils taillèrent des volutes au chapiteau pour représenter les boucles de la chevelure, rejetées à droite et à gauche du visage. Des cymaises et des guirlandes furent comme des ornements arrangés sur le front des colonnes ; enfin, des cannelures creusées le long du fût imitèrent les plis d’une robe. Ainsi, ils inventèrent deux ordres de colonnes dont les unes rappelaient les proportions et la simplicité négligée du corps de l’homme, et les autres la délicatesse et la parure de la femme, par la suite, le sentiment de l’élégance s’étant développé, on préféra des proportions plus élancées, et l’on donna sept diamètres en hauteur à la colonne dorique et huit et demi à la colonne ionique, car cette dernière prit le nom du peuple qui l’avait inventée. Le troisième ordre, que nous appelons corinthien, imite la grâce d’une jeune fille ; il en a les proportions délicates, et il appelle aussi les ornements les plus élégants… »

Tel est le texte de Vitruve touchant les trois ordres. Nous aurons plus d’une fois à y revenir, soit pour en signaler les erreurs étranges, soit pour en donner le véritable sens ; car de telles histoires seraient bien près d’être absurdes, s’il les fallait prendre à la lettre, au lieu d’y voir un ressouvenir, il est vrai, très obscur et fort altéré, du symbolisme architectonique des grands siècles.


  1. Voir plus haut le chapitre intitulé : Des proportions du corps humain.