Librairie Renouard (p. 35-52).


VII

DES PROPORTIONS DU CORPS HUMAIN.

Il existe une pierre gravée antique où l’on voit Prométhée modelant un squelette. Dans une autre pierre, le sculpteur est représenté mesurant sa statue, et, dans une autre encore, pesant les membres du corps humain. Ce sont là des témoignages irrécusables du profond respect des anciens pour les proportions et de la connaissance qu’ils en avaient. Avant de ravir le feu du ciel, Prométhée songeait à établir la charpente osseuse de l’homme, à mesurer tous ses membres, à les balancer selon les lois de la symétrie et de l’équilibre.

Le mot symétrie ne signifiait point chez les Grecs ce qu’il signifie dans notre langue, une exacte similitude entre les parties droites et les parties gauches ; il signifiait la condition d’nn corps dont tous les membres ont une mesure commune (σδν μέτρον). En d’autres termes les Grecs appelaient symétrie ce que nous appelons proportion, c’est-à-dire le rapport constant des membres entre eux et de chaque membre avec le corps entier, de telle sorte que, la mesure d’une seule partie étant connue, on puisse en induire à la fois la mesure des autres parties et celle du tout.

Plutarque raconte (dans un Traité cité par Aulu-Gelle et qui s’est perdu) comment Pythagore fut conduit par la connaissance de la symétrie à déterminer la taille d’Hercule. En instituant les jeux Olympiques, Hercule s’était servi de son pied pour mesurer le stade, et il en avait fixé la longueur à six cents pieds. Mais d’autres stades, établis en Grèce par la suite, ayant le même nombre de pieds sans avoir cependant la même longueur, Pythagore en conclut qu’entre le pied d’Hercule et celui des autres hommes il devait y avoir la même différence qu’entre le stade d’Olympie et les autres stades de la Grèce. Connaissant donc, par la règle de trois, la dimension du pied d’Hercule, Pythagore détermina la taille du héros d’après les proportions du corps humain. Initié par les prêtres égyptiens à la plus haute science, Pythagore connaissait la clef de ces proportions, c’est-à-dire la mesure commune à tous les membres. Or, si cette unité de mesure avait été le pied de l’homme, rien de plus facile que de préciser la taille d’Hercule d’après la grandeur de son pied, et Plutarque n’aurait point cité comme ingénieux un calcul que tout écolier aurait pu faire aussi bien que Pythagore. Quelle était donc la clef des proportions dans les temps antiques ? Quel était, sur ce point, le secret des Égyptiens et des Grecs ? C’est le problème que nous avons cherché à résoudre.

« Les Égyptiens, dit Diodore de Sicile, réclament comme leurs disciples les plus anciens sculpteurs grecs, surtout Téléclès et Théodore, tous deux fils de Rhæcus, qui exécutèrent pour les habitants de Samos la statue de l’Apollon pythien. La moitié de cette statue, disent-ils, fut faite à Samos par Téléclès, et l’autre moitié fut sculptée à Éphèse par Théodore, et ces deux parties s’ajustèrent si bien ensemble que la statue entière semblait être l’œuvre d’un seul artiste. Après avoir disposé et taillé ; leur pierre, les Égyptiens exécutent leur ouvrage de manière que toutes les parties s’adaptent les unes aux autres dans les moindres détails. C’est pourquoi ils divisent le corps humain en vingt et une parties et un quart, et ils règlent là-dessus toute la symétrie de l’œuvre. »

Diodore de Sicile s’est trompé : nous avons vérifié nous-même, en visitant les monuments de l’Égypte, qu’aucun canon des proportions ne divisait le corps humain en vingt et une parties et un quart. La figure que l’on voit dans les débris d’un sanctuaire, au grand temple de Karnac, et que nous y avons dessinée, et celle dont les proportions sont marquées par des lignes horizontales, dans les ruines du temple d’Ombos, sont divisées l’une et l’autre, non pas en vingt et une, mais en vingt-deux parties et un quart environ. Mais ce canon n’est pas meilleur que celui de Diodore, car, en expérimentant cette manière de mesurer, on ne rencontre pas justement les points de section marqués par la nature elle-même. En d’autres termes, l’ouverture de compas, égale à la vingt et unième partie ou à la vingt-deuxième, tombe presque toujours en deçà ou au delà des articulations, au-dessus ou au-dessous des principales lignes tracées par le divin géomètre. Aussi le canon que Diodore avait mal vu n’a-t-il été suivi dans aucune école, quoique les livres de ce voyageur fussent bien connus.

Déjà, du reste, au temps de Vitruve, contemporain de Diodore, les règles antiques étaient oubliées, puisque les mesures que propose cet architecte sont inexactes.

« Le corps humain, dit-il dans son troisième livre, a naturellement et ordinairement cette proportion que le visage, qui comprend l’espace qu’il y a du menton jusqu’au haut du front, où est la racine des cheveux, en est la dixième partie. La même longueur est depuis le pli du poignet jusqu’à l’extrémité du doigt qui est au milieu de la main. Toute la tête, qui comprend ce qui est depuis le menton jusqu’au sommet, est la huitième partie du corps entier ; la même mesure est depuis l’extrémité inférieure du col par derrière. Il y a, depuis le haut de la poitrine ; jusqu’à la racine des cheveux, une sixième partie, et jusqu’au sommet une quatrième. La troisième partie du visage est depuis le bas du menton jusqu’au-dessous du nez ; il y en a autant depuis le dessous du nez jusqu’aux sourcils, et autant encore de là jusqu’à la racine des cheveux qui termine le front. Le pied a la sixième partie de la hauteur de tout le corps, le coude la quatrième, de même que la poitrine. Les autres parties ont chacune leurs mesures et proportions sur lesquelles les excellents peintres et sculpteurs de l’antiquité, que l’on estime tant, se sont toujours réglés. « Le centre du corps est naturellement au nombril, car, si à un homme couché et qui a les mains et les pieds étendus on met une branche du compas au nombril et que l’on décrive un cercle, la circonférence touchera l’extrémité des doigts, des mains et des pieds. Et comme le corps ainsi étendu a rapport avec un cercle, on trouvera qu’il a de même rapport avec un carré ; car, si on prend la distance qu’il y a de l’extrémité des pieds à celle de la tête, et qu’on la rapporte à celle des mains étendues, on trouvera que la largeur et la longueur sont pareilles, comme elles sont en un carré fait à l’équerre. »

Les mesures que donne ici Vitruve ne sont point exactes. La tête n’est point ordinairement et naturellement la huitième partie du corps : elle est, dans ce cas, trop petite et ne convient qu’à des athlètes. Le pied n’est pas non plus la sixième partie, car cette mesure ne se vérifie ni sur la nature ni sur les plus belles sculptures antiques, telles que l’Achille, le Discobole, le Faune à l’enfant. Après de longues recherches (consignées dans son Polyclète), le professeur Schadow, de Dusseldorf, a établi que les hommes bien faits ont le pied dans la proportion de 10 à 66, et non dans la proportion de 10 à 60, qui serait celle de Vitruve. L’erreur de l’architecte romain est donc d’un dixième, qui, répété six fois, conduit à une erreur totale de six dixièmes ou trois cinquièmes, de sorte que, pour un homme dont le pied serait de 25 centimètres, on se tromperait de 15 centimètres, puisqu’on lui donnerait, d’après Vitruve, 150 centimètres de hauteur au lieu de 165. Les observations de ce célèbre écrivain, touchant la poitrine, ne sont pas plus justes, car, suivant la remarque de Perrault, si la poitrine est prise depuis les clavicules jusqu’au cartilage xiphoïde, vulgairement appelé creux de l’estomac, elle n’a tout au plus qu’une septième partie, et si on la prend d’une extrémité des côtes à l’autre, elle n’en a qu’une cinquième. Quant au cercle et au carré dans lesquels on peut inscrire le corps humain, la mesure de Vitruve est exacte, mais elle ne l’est qu’à cette condition que les jambes s’écarteront, dans le cercle, de manière à former un triangle équilatéral, et que les bras se lèveront à la hauteur du sommet de la tête, ainsi qu’on le voit dans la figure ici gravée d’après un dessin de Léonard de Vinci, représentant un homme dont les pieds et les mains touchent à la fois aux côtés d’un carré et à la circonférence d’un cercle.

Léonard de Vinci, qui s’est occupé des proportions, a suivi les règles de Vitruve, et, après lui, presque tous les auteurs s’y sont rattachés, Jean Cousin, Geoffroy Tory, Juan de Arfe[1], Paolo Pino, Armenini, de Piles, Stella, Testelin, Jacques de Wit, Salvago… Mais si tous ont adopté la proportion de dix faces, quelques-uns, donnant à la tête quatre longueurs de nez, n’ont mesuré dans le corps humain que sept têtes et demie, ce qui fait bien trente longueurs de nez, et cette proportion est

restée classique : c’est-à-dire que le nez, considéré comme le tiers du visage, étant devenu l’unité de mesure, les proportions se règlent ainsi, dans les écoles où l’on en parle :

« On divise la face en trois parties : la première contient le front, la seconde le nez, la troisième la bouche et le menton. Le visage a de la sorte trois longueurs de nez. Le corps humain ayant dix faces ou trente longueurs de nez, on répartit ces longueurs comme il suit :

« Depuis le sommet du crâne jusqu’à la naissance des cheveux, un tiers de face ou un nez ; depuis la naissance des cheveux jusqu’à l’extrémité du menton, trois nez ou une face ;

« Depuis le menton jusqu’à la fossette du cou, entre les clavicules, deux tiers de face ou deux nez ;

« De la fossette du cou au bas des pectoraux, une face ; des pectoraux au nombril, une face ; du nombril au pénil, une face ; du pénil au-dessus du genou, deux faces ;

« Le genou contient une demi-face ; du bas du genou au cou-de-pied, deux faces ; du cou-de-pied au sol, une demi-face.

« Total, dix faces ou trente longueurs de nez.

« Dans cette manière de mesurer, la tête ayant quatre longueurs de nez, le corps entier n’a en longueur que sept têtes et demie, qui est la proportion la plus naturelle et aussi la plus rapprochée de l’antique.

« L’homme étendant les bras est, de l’extrémité de la main droite à l’extrémité de la main gauche, aussi large qu’il est long (comme on vient de le voir).

« La plus grande largeur des épaules est le quart de toute la figure, et la plus grande largeur des hanches en est le cinquième.

« Il y a une différence sensible entre les proportions de la femme et celles de l’homme. La taille moyenne de la femme est plus petite d’un vingt-deuxième, c’est-à-dire que l’homme ayant 176 centimètres, par exemple, la femme n’en aura que 168. Son visage est plus court d’un dixième, et comme l’espace entre les yeux reste le même, l’ovale de la femme est plus rond que celui de l’homme. Chez elle, les côtes sont plus étroites d’un onzième, et les épaules d’un trentième ; les bouts des seins, étant ainsi moins écartés, forment, avec la fossette du cou, un triangle équilatéral. La moitié de la figure, au lieu d’être à l’os pubis, est au pli du bas-ventre, d’où il résulte que les jambes sont plus courtes relativement au torse. Le bassin est plus large d’un trente-cinquième environ. Mais la main de la femme est, toute proportion gardée, plus grande que celle de l’homme d’un neuvième ou à peu près.

« Quant à l’enfant, voici ses mesures d’après Jean Cousin ; à l’âge de trois ans, il arrive à la moitié de toute sa croissance, et à cet âge toute sa hauteur est de six têtes. L’enfant plus jeune et qui n’a que cinq longueurs de tête arrive à la moitié de la cuisse de son père et l’enfant de six mois ne va que jusqu’à ses genoux. Des cinq longueurs de tête mesurées par Jean Cousin, il s’en trouve trois dans la tête et le buste, et deux dans la hauteur des jambes. Le corps de l’enfant, dit cet artiste, est gros d’une grandeur de tête ; son pied est long comme l’espace du commencement du front jusqu’à la bouche, et la grosseur de son genou est égale à la distance de l’œil au menton. Suë (dans sa Physiognononie des corps vivants) place au nombril la moitié du corps de l’enfant qui se divise en quatre parties égales : la première, du sommet de la tête au bas du corps ; la seconde, du cou au nombril ; la troisième, du nombril au-dessus du genou ; la quatrième, de ce point à la plante des pieds. »

Ce sont là les règles des proportions du corps humain, telles qu’on les enseigne dans les livres, depuis la Renaissance, qui n’a guère fait que reprendre et détailler les mesures de Vitruve.

Mais, les méthodes de Vitruve étant vicieuses, il importait d’en chercher de nouvelles, ou plutôt de retrouver les anciennes, celles que Diodore avait mal connues, puisqu’il était démontré par les plus belles statues que les sculpteurs antiques n’avaient point suivi les proportions qu’enseigne Vitruve. Tel a été l’objet de nos longues et laborieuses recherches. D’une part, si la face commence à la racine des cheveux et se termine à l’extrémité du menton, sa longueur est par cela même variable, puisque le front est plus bas dans la jeunesse que dans l’âge mûr, et qu’il finit dans la vieillesse par se confondre avec la partie postérieure du crâne. D’autre part, le nez, étant composé d’os et de cartilages, ne saurait être une mesure bien précise, parce que la racine n’en est point nettement indiquée. Il fallait donc choisir, pour mesurer la figure humaine, une autre unité que le tiers du visage, aussi incertain dans sa longueur que le visage lui-même.

Les anatomistes, et notamment Chrysostome Martinez (dans le texte de ses belles planches anatomiques), nous apprennent que, de tous les os de l’homme, ceux de la main sont les seuls qui croissent toujours dans la même proportion, de sorte que, depuis l’enfance jusqu’à la virilité, la main garde constamment le même rapport de longueur avec l’ensemble du corps. Cette observation a été pour nous un liai ! de lumière. Si les os de la main conservaient avec le corps une relation invariable, il était à présumer que les prêtres de l’antique Égypte, qui connaissaient si profondément les lois de la nature, avaient choisi leur unité de mesure dans la main. Et cela était d’autant plus vraisemblable que la main, regardée de tout temps comme l’image du caractère moral, comme l’interprète immédiat de l’âme avait une importance philosophique dans la science mystérieuse d’Hermès. Cependant, la main étant trop grande pour servir de diviseur à tous les membres, on pouvait croire que l’un des cinq doigts était l’unité de mesure, et, dans ce cas, c’était le médius qui avait dû être choisi, parce que le médius était, pour les initiés au symbolisme antique, le doigt de la destinée, comme il est pour les chiromanciens, originaires de l’Égypte, le doigt de Saturne. Ce pressentiment nous guidait lorsqu’on nous a montré, sur notre demande, dans les armoires du musée égyptien, au Louvre, des bustes de rois et de reines sur lesquels sont tracés, en hauteur et en largeur, des divisions qui se coupent à angles droits et forment des carrés. Ces lignes, jusqu’à présent inexpliquées, étaient considérées par les uns comme représentant le canon égyptien, c’est-à-dire la règle même des proportions, par les autres tout simplement comme une mise au carreau. — La mise au carreau est le procédé dont les artistes se servent le plus souvent pour répéter en petit une grande figure, ou pour répéter en grand un petit modèle. Ayant divisé l’original par des lignes transversales et perpendiculaires qui dessinent un treillis régulier, ou trace des lignes semblables sur la surface qui doit contenir la copie, de manière à y former des carreaux linéaires plus petits ou plus grands, suivant que l’on veut réduire ou augmenter les proportions du modèle. — Cette méthode avait été sans doute connue des Égyptiens ; mais les treillis gravés sur les bustes qu’on voit au Louvre étaient-ils simplement les témoins d’une mise au carreau ? L’intuition nous faisait entrevoir une explication tout autre, lorsqu’en comparant les divers bustes, nous avons été frappé de la différence des carreaux, qui, à vue d’œil, paraissaient proportionnels à la grandeur des bustes. Prenant alors au compas le côté d’un des carrés, nous avons constaté que l’ouverture du compas, reporté sur le visage, y mesurait la même longueur que le médius mesure sur la nature vivante. Ce qui n’était qu’une intuition commençait donc à se vérifier, à moins que cette vérification ne fût qu’une coïncidence, car il ne fallait point se hâter de voir une preuve là où il n’y avait peut-être qu’une combinaison du hasard. Cependant, parmi les figures, d’une élégance imposante, dessinées en Égypte par Lepsius, pour l’ouvrage publié en 1852, à Leipzig, et intitulé : Choix de monuments funéraires, nous avons rencontré à notre grande surprise l’expression figurative du canon égyptien[2]. Le personnage dont le corps est ainsi divisé en dix-neuf parties tient une clef de la main droite, et il laisse tomber le long de sa cuisse sa main gauche étendue. Mais, tandis que la huitième division, à partir du sol, est justement à la hauteur de la main droite fermée, la septième touche précisément l’extrémité de la main droite ouverte, c’est-à-dire le bout du médius.

Cette figure était donc la solution parlante du problème ; elle paraissait dessinée tout exprès pour indiquer à la fois les proportions du corps humain et l’unité de mesure, les divisions et le diviseur. Et l’unité n’est point ici d’une dimension variable et inexacte comme le nez ; c’est un doigt qui, étant composé entièrement d’os, est d’une longueur précise et invariable. Mais comment mesurer le médius ? La figure répond d’elle-même à cette question. Lorsque la main se plie ou se ferme, le médius

 
LE CANON ÉGYPTIEN DES PROPORTIONS DE L’HOMME.

s’allonge sensiblement ; il diminue environ d’un cinquième lorsque la main s’ouvre. L’unité de mesure est donc égale au médius droit de la main étendue, et le médius se mesure naturellement à partir de sa première articulation (qu’il ne faut pas confondre avec la saillie du métacarpe).

Et de quelle importance n’est pas, dans les arts, la découverte de cette mesure, si vénérable par son antiquité, si admirable par sa justesse ! Ce qui reparaît ici, après plus de deux mille ans, n’est-ce point le célèbre canon de Polyclète, tant vanté par les écrivains antiques, et dont la tradition était déjà perdue du temps de Vitruve ? Perfectionnant le système tracé par un autre sculpteur fameux, Pythagore de Rhégium, Polyclète avait composé un traité sur les proportions du corps humain, et, pour joindre l’exemple au précepte, il avait traduit en marbre ses propres leçons. La statue qu’il modela pour expliquer son écrit, et qui fit l’admiration de toute la Grèce, représentait un garde du roi de Perse, armé d’une lance : un doryphore. À cette figure normale Polyclète donna le même nom qu’à son livre ; il l’appela le canon c’est-à-dire la règle par excellence. Mais quelle était la loi des proportions dans la statue de Polyclète ? Voilà ce que l’on ne savait point, et voilà ce qui est pourtant expliqué, clairement pour nous, dans un passage de Galien, dont la portée, sinon le sens, a échappé jusqu’à présent à tout le monde. Il résulte de ce passage que le doigt était le point de départ de toutes les mesures de Polyclète, la clef de toutes les harmonies du corps humain. «  Il pense, dit Galien[3] (en parlant de Chrysippe), que la beauté consiste non dans la convenance des éléments (le froid et le chaud, l’humide et le sec), mais dans l’harmonie des membres, savoir, dans le rapport du doigt avec le doigt, des doigts avec le métacarpe et le carpe, de ces parties avec le cubitus, du cubitus avec le bras, et de tous ces membres avec l’ensemble du corps, ainsi qu’il est écrit dans le canon de Polyclète. »

Il est sans doute regrettable que le médecin grec n’entre pas dans de plus grands détails ; mais il en dit assez pour nous faire comprendre que l’étalon de Polyclète ; était le même que celui des Égyptiens. Les méthodes que, d’après la légende, Téléclès et Théodore avaient rapportées de l’Égypte s’étaient conservées en Grèce durant les trois cents ans qui séparent les fils de Rhaicus, nés au vin siècle avant notre ère, de Polyclète qui florissait au Y siècle, étant le contemporain de Phidias.

Il y a plus. Dans ce recueil de dessins puhlié sans texte par M. Lepsius, sous le titre : Choix de monuments, nous avons vu, non sans un intérêt, que le canon égyptien s’appliquait au lion aussi bien qu’à l’homme. C’est ce que démontre la figure, ici reproduite, d’un lion couché, vu de profil, figure dont le simple contour offre un si grand caractère de force tranquille et de majesté. Divisé en dix-neuf parties, comme le modèle humain, ce lion a également pour unité de mesure son ongle le plus

figure de lion, mesurée selon le canon égyptien.

long, celui qui répond exactement au médius de l’homme. Ainsi s’explique ce que l’on raconte de Phidias, que d’après l ongle d’un lion il détermina la taille et les proportions de l’animal. De là sans doute est venu le proverbe latin ab ungue leonem (à l’ongle on connaît le lion), proverbe qui aura transporté dans l’ordre moral une loi qui avait d’abord été observée dans l’ordre physique. Mais, si Phidias connaissait les proportions égyptiennes du lion, il connaissait donc aussi les proportions égyptiennes de l’homme, puisque les deux canons ont la même unité de mesure, le même étalon. Nous tenons donc, ce nous semble, une nouvelle preuve que le canon égyptien était connu et pratiqué en Grèce, du temps de Polyclète, et que les proportions dont ce grand statuaire avait écrit la règle et sculpté le modèle étaient conformes à celles que les prêtres égyptiens enseignèrent aux fils de Rhæcus, au viie siècle avant notre ère.

Il est malaisé, sans doute, de vérifier ces mesures sur les statues antiques, puisque la plupart sont mutilées et que leurs doigts sont presque toujours des restaurations modernes ; mais, comme la règle égyptienne nous le montre, le médius est égal à la hauteur de la cheville interne, à la longueur du genou, à la distance de la hase du nez au pli des frontaux, et l’une ou l’autre de ces mesures étant faciles à prendre, nous avons pu les comparer à celles du canon égyptien, et voici le résultat de nos opérations :

En mesurant les figures archaïques du temple d’Égine et les plus anciennes statues grecques du Louvre, telles que l’Athlète et l’Achille, nous avons trouvé justes nos mesures, mais seulement quand nous avons mesuré des longueurs déterminées par des os. La distance du nombril aux pectoraux est la seule qui ne soit point exacte. Dans le modèle égyptien, cette distance est de trois médius ; dans toutes les figures dont nous parlons, elle est moindre ; mais il faut observer que, lorsque l’homme s’affaisse sur lui-même ou s’allonge en se raidissant, ce sont les parties molles qui seules se prêtent, par leur élasticité, au raccourcissement ou à l’extension du corps. La différence que nous avons constatée dans la distance du nombril au creux de l’estomac s’explique donc naturellement par la position droite et raide du modèle égyptien, comparée à celle des autres figures, qui portent toutes, plus ou moins, sur une hanche, et ne sont jamais dans la pose d’un homme que l’on mesure. Quant aux membres d’une dimension invariable, ils sont tous conformes au canon égyptien, et nous en pouvons donner un exemple frappant. L’Achille, statue admirable que Visconti regarde comme un ouvrage d’Alcamène, élève de Phidias, ou du moins comme une imitation antique de l’Achille en bronze d’Alcamène, est une statue dont l’original est tout à fait contemporain de Polyclète, puisque ce maître, un peu plus jeune que Phidias, devait avoir le même âge, à peu près, que les élèves de son rival. Or, en mesurant l’Achille, nous avons trouvé la hauteur totale égale à 2 mètres 35 millimètres. Si nous retranchons de cette hauteur l’épaisseur et les reliefs du casque, nous n’aurons plus que 2 mètres ; mais, si l’on suppose la tête relevée et la figure droite (d’après les expériences faites sur nature), on regagnera précisément les 35 millimètres que nous avons retranchés. La hauteur restera donc de 2,035 millimètres. D’un autre côté, la longueur du médius, redressée d’après les calculs les plus rigoureux, et vérifiée d’ailleurs par la distance de la base du nez aux frontaux, est de 107 millimètres, qui, multipliés par 19, donnent 2,033 millimètres, c’est-à-dire la hauteur totale de la statue, à 2 millimètres près[4]. Pour ce qui est de la distance du nombril aux pectoraux, si elle est moindre dans les marbres athéniens que dans la sculpture égyptienne, c’est que les Grecs, habiles à perfectionner les inventions du dehors, en modifiant avec un goût exquis la rigidité du canon qui leur venait d’une race svelte et mince, ont voulu agrandir la poitrine aux dépens des viscères de l’abdomen, et ménager ainsi sur les parties nobles un plus large plan de lumière.

Tel est le fruit de nos recherches. D’autres avaient dessiné des figures dans lesquelles était marqué le canon égyptien, mais nous avons donné l’explication et la preuve de ce qu’ils avaient rencontré. D’autres avaient lu le texte de Galien, relatif à Polyclète, mais sans y voir l’enseignement précieux qui en ressortait. Or une véritté appartient à celui qui la prouve au moins autant qu’à celui qui la trouve.

La clef des proportions de l’homme une fois reconnue dans le médius.


l’analogie nous conduisait à chercher dans ses phalanges les petites mesures, celles de la face, par exemple, mais c’est l’index qui les contient. Le Vénitien Paolo Pino, en son Dialogo di Pittura observe que du bout de l’index à la phalange moyenne, il y a la même distance que du menton à l’ouverture des lèvres, et que cette longueur mesure également la bouche et les oreilles. La phalange onguéale de l’index détermine la longueur des yeux, et par conséquent la distance qui les séj)are, puisque cette distance doit être égale à un œil. Mais c’est le médius, et non plus l’index, qui précise l’intervalle entre le nez et l’oreille[5] .

Il faut croire que ces rapports étaient connus des Égyptiens, car on trouve dans toutes les collections d’antiquités égyptiennes, et notamment au Louvre, des doigts en pierre de touche ou en basalte, sur lesquels sont marquées des divisions inégales. Tantôt le médius est seul, tantôt il est joint à l’index, comme on le voit dans le dessin qui est ici gravé d’après les doigts en basalte du cabinet de M. d’Aigremont, à Paris. Ces doigts portant, par exception, des hiéroglyphes, nous les avons soumis à l’examen de M. de Rougé, conservateur du Musée égyptien, et l’habile égyptologue a décidé que ces caractères étaient apocryphes et ne présentaient aucun sens, étant composés de signes tirés au hasard des inscriptions connues. Mais ce qui vient confirmer surabondamment l’authenticité, maintenant irrécusable, du canon égyptien, c’est que dans l’écriture hiéroglyphique (nous dit M. de Rougé) un doigt est toujours pris, soit comme le signe numéral, soit comme le symbole de l’unité. Deux doigts joints et non fléchis, le médius et l’index, signifie justice, droit, règle et, par analogie, mesure, puisque la mesure est une règle matérielle, comme le droit est une règle morale. Il ne reste donc plus qu’à découvrir la signification des sections inégales, souvent marquées sur les doigts antiques des collections égyptiennes. D’autres trouveront sans doute à quoi se rapportent ces divisions, et si elles mesurent les menues parties du corps humain. Toujours est-il que la science, loin de contredire le résultat de nos études, le confirme au contraire et le vérifie.

Une autre vérification des proportions égyptiennes du corps humain s’est rencontrée dans la très belle et très importante découverte que vient de faire M. le docteur Henszlmann sur l’unité des mesures des édifices antiques (Méthode des Proportions dans l’architecture égyptienne, dorique et du moyen âge. Paris, 1859). Le savant auteur, après avoir mesuré le corps humain à sa manière, a constaté que dans les séries numériques correspondant aux divisions croissantes et décroissantes de l’échelle qu’il a inventée pour déterminer les proportions dans l’architecture antique, se trouvait la mesure exacte du médius, égale à la dix-neuvième partie de la hauteur[6].

Ici, toutefois, se présente une observation de la plus haute importance. Les figures d’une frise dessinée dans l’ouvrage de Lepsius d’après les


frise d’un tombeau à memphis


bas-reliefs d’un tombeau trouvé à Memphis, et que nous reproduisons, représentent un certain nombre de personnages sur lesquels est tracé ce réseau de lignes verticales et horizontales que l’on pouvait si bien prendre pour une mise au carreau. Or il est remarquable que pas un de ces


FIGURE DE THOUTMÈS III, ROI DE LA DIX-HUITIÈME DYNASTIE.
(Au dix-septième siècle avaut Jésus-Christ.)


personnages ne touche à l’extrémité de la dix-neuvième division ; en conséquence, qu’aucun d’eux n’a exactement en longueur dix-neuf fois. son médius. Toutes les figures du bas-relief ont dix-huit mesures, plus une fraction qui varie ; mais la variété ne se produisant qu’à partir de la dix-huitième, chaque figure est conforme au canon, depuis la plante des pieds jusqu’aux frontaux, dans toutes les parties de la vie organique. Les différences ne sont sensibles que dans le développement et la forme du crâne, c’est-à-dire dans l’organe de la volonté et de la pensée ; de sorte que, pour ces philosophes qui avaient plongé si avant dans la nature, l’unité absolue du type annonçait déjà la variété des êtres. L’exemplaire primitif, tel qu’il était sorti des mains de Dieu, était l’image d’une perfection suprême à laquelle aucun individu ne pouvait atteindre. Réaliser dans sa plénitude le type original, le modèle accompli, cela n’était donné à personne, pas même à ces Pharaons que divinisaient l’ignorance et la crainte. Ainsi la superbe figure de Thoutmès III, représenté assis tenant son sceptre et coiffé d’une mitre que décore la vipère royale, l’uræus bien qu’emprisonnée dans les carreaux du canon égyptien, ne touche point à l’extrémité de la dix-neuvième division ; mais, depuis les bosses frontales jusqu’à la plante des pieds, cette figure obéit aux lois de la symétrie commune. Chose étrange ! la statue modèle qu’on s’attendrait à voir tête nue est coiffée tout exprès d’un casque royal, comme si les prêtres eussent voulu, en cachant la ligne qui achevait la perfection, laisser dans le mystère l’accomplissement de la beauté absolue…

Les sculpteurs, les peintres surtout, redoutent l’empire de la géométrie. Ils considèrent la règle comme une entrave à la liberté de leurs inventions, et ils rappellent volontiers qu’il faut avoir le compas dans l’œil, suivant le mot de Michel-Ange, sans songer que ce grand homme, avant de s’exprimer ainsi, avait eu longtemps le compas dans la main. Loin de gêner les allures du génie, la règle des proportions est justement ce qui lui permet d’être libre. Qui dit proportion, dit liberté. Du moment qu’on ne prend pas l’unité de mesure en dehors de l’homme, comme l’ont fait Schadow, Paillot de Montabert, Horace Vernet, qui ont employé le pied du Rhin ou le mètre, l’artiste peut agrandir ou diminuer ses figures, les concevoir grêles ou ramassées, massives ou élégantes ; il peut même les étirer ou les raccourcir selon les méthodes tracées par Albert Durer, pourvu qu’il observe les relations réciproques des membres et qu’il maintienne ses personnages dans leur caractère, car l’unité de l’espèce doit se retrouver toujours dans la variété des individus. « Jamais il n’arrive, dit Durer lui-même (au troisième livre de ses Proportions), qu’un renard diffère des autres renards au point de ressembler à un loup. »

Les Grecs, qui ont suivi le canon et qui ont glorifié Polyclète pour l’avoir écrit et sculpté ; les Grecs, qui avaient pris soin de mesurer et de peser les membres du corps humain, comme le prouvent leurs pierres gravées, les Grecs restèrent libres cependant, mais ils ne s’écartèrent de la règle qu’après l’avoir bien connue. Malgré la loi des proportions, ils ont su varier à l’infini les types humains. Que dis-je ! Étendant par l’imagination le domaine de l’humanité, ils ont marié ses formes avec celles des races inférieures. Des hauteurs de l’Olympe ils sont descendus dans les profondeurs du bois sacré pour y surprendre l’égypan au nez de bouc, le satyre au masque épais, au nez court, et le faune rustique. Les canons égyptiens, légèrement modifiés par leur génie, ne les ont pas empêchés d’effleurer les muscles d’Apollon et de charger ceux d’Hercule, de créer du même ciseau les bacchantes échevelées et l’austère Pallas et Vénus… ; mais, respectant dans la figure humaine les longueurs invariables, c’est surtout par les largeurs qu’ils l’ont caractérisée. Ainsi, à l’exemple de la nature, ils ont concilié la variété individuelle et la règle typique, la symétrie et la liberté.



  1. Juan de Arfe y Villafañe était un sculpteur et un orfèvre du premier ordre. Il florissait au xvie siècle, et on l’appelait à juste titre le Benvenuto Cellini de l’Espagne. Dans son livre intitulé Varia Comensuracion, qui est très rare et à peu près inconnu en France, Juan de Arfe adopte les mesures de Vitruve ; il les modifie légèrement en donnant au corps 31 longueurs de nez, au lieu de 30, ce qui fait 8 têtes trois quarts, et il les applique à l’architecture de l’orfèvrerie.
  2. Nous n’avions pas fait encore le voyage d’Égypte. Nous dirons un mot plus bas des autres canons que nous avons vérifiés et dessinés à Karnak et à Onibos.
  3. Voici le texte grec, que nous faisons suivre, pour plus de commodité, de la traduction latine :

    « Τὸ δὲ ϰάλλος οὐϰ ἐν τῇ τῶη στοιχείων, ἀλλ’ἐν τῆ τῶν μέρων συμμετρίᾳ συνίστασθαι νομίζει, δἀϰτύλον δηλονότι, ϰαὶ συμπάντων αὐτῶν πρός τε μεταϰάρπιον ϰαὶ ϰαρπόν, ϰαὶ τούτων πρός πῆχυν, ϰαὶ πῆχεως πρὸς βραχίονα, ϰαὶ πάντων πρὸς πάντα, ϰαθάπερ ἐν τῷ Πολυϰλείτου ϰανόνι γέγραπται.

    « Pulchritudinem vero non in elementorum, sed in membrorum congruentià, digiti videlicet ad digitum digitorumque omnium ad palmara et ad manùs articulum, et horum ad cubitum, cubiti ad brachium, omnium denique ad omnia posilam esse censet ; perinde atque in Polycleti normà litteris mandatum conspicitur. » (Galien, De Hippocratis et Platonis Decretis, liv. V, p. 255 de l’édition in-folio de Venise, 1565.)

  4. Toutes ces mesures ont été prises par nous avec le plus grand soin et avec l’aide obligeante de M. de Longpérier, alors conservateur des sculptures au Musée du Louvre. Si les mesures de l’Achille ne s’accordent point avec celles consignées dans le catalogue de M. de Clarac, cela tient à ce qu’il y avait autrefois sur le casque de la statue un cimier qui, n’étant pas antique, en a été détaché.
  5. Le présent livre étant destiné à l’enseignement et devant être, autant que possible, clair, simple et court, nous n’avons pas voulu l’embarrasser de citations, le compliquer de notes et de renvois. Toutefois nous donnerons à la fin de l’ouvrage la liste de tous les auteurs que nous avons consultés, en signalant ceux qui nous ont servi ou qui pourraient servir aux autres. Cette liste, comprise dans la table des matières, sera une bibliographie des arts du dessin, incomplète sans doute, mais de choix, et elle ajoutera une utilité de plus à cette Grammaire.
  6. Nous aurions pu donner ici le canon que Diodore avait vu (et mal vu puisqu’il comptait 21 parties, là où il fallait lire 22), mais nous croyons devoir nous en abstenir pour ne pas jeter de la confusion dans l’esprit du lecteur. La figure que nous avons dessinée à Karnak, en 1869, on la trouvera gravée dans l’ouvrage que nous avons publié sur l’art égyptien et l’architecture arabe, sous le titre : Voyage de la Haute-Égypte, observations sur les arts égyptien et arabe. Paris, Renouard, 1876. On y verra que la division du corps humain en vingt-deux parties, compliquée d’une fraction, ne satisfait ni l’esprit ni les yeux. Non seulement ce nombre fractionnaire ne donne pas un commun diviseur, mais une telle manière de mesurer la figure humaine aplatit les pieds, affaiblit les genoux, place trop bas l’ombilic et rend le col trop court. Du reste, ce canon (celui de Karnak et d’Ombos) n’a été suivi qu’à une époque de décadence relative, à partir de la xxvie dynastie jusqu’au règne de Caracalla. On peut voir d’autres exemples de ce canon, admirablement dessinés par Prisse d’Avesnes, dans son Histoire de l’art égyptien d’après les monuments. Paris, Artlius Bertrand, MDCCCLXIII, in-folio.