Grammaire de l’hébreu biblique/Avant-propos

Paul Joüon
Institut biblique pontifical (p. vii-xi).


AVANT-PROPOS


L’essor pris de nos jours par les études bibliques a fait sentir plus universellement, en particulier chez les catholiques, la nécessité d’une connaissance plus approfondie de la « langue sainte ». Les progrès de la philologie sémitique, d’autre part, obligent à étudier l’hébreu d’une manière plus scientifique, comme on le fait depuis longtemps pour d’autres langues mortes, telles que le grec et le latin. C’est pour satisfaire au besoin d’une grammaire suffisamment complète et de caractère scientifique, souvent exprimé par nos élèves, d’abord à la Faculté Orientale de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, puis à l’Institut Biblique de Rome, que nous nous sommes décidé à entreprendre ce travail. Ce qu’on nous demandait c’était un livre intermédiaire entre les bonnes grammaires élémentaires et les ouvrages monumentaux comme le Lehrgebäude de E. König.

Soit pour la mesure à garder, soit pour la manière d’exposer, nous avons eu en vue la catégorie de plus en plus nombreuse des étudiants qui sentent la nécessité de dépasser le stade de la connaissance purement empirique[1] et veulent se rendre capables de résoudre les multiples difficultés grammaticales du texte massorétique, au lieu de sauter tout simplement par-dessus. Ils trouveront ici non seulement toutes les notions essentielles, mais encore la plupart des particularités d’importance secondaire. Quant aux menus détails et aux anomalies si nombreuses qui peuvent rendre rebutante l’étude de l’hébreu, nous avons dû nous limiter. L’important, du reste, pour l’étudiant, n’est pas tant de connaître un très grand nombre de minuties que de pouvoir se rendre compte d’une forme rare, de pouvoir juger si elle est explicable ou si elle est, au contraire, en dehors de toute analogie, anormale ou fautive. Mais quand un détail, même minime, pouvait projeter un peu de lumière sur quelque point obscur, nous n’avons pas hésité à le noter. On trouvera ici mainte particularité non signalée par E. Kautzsch ; par contre, certains détails donnés par ce grammairien ont été délibérément omis.

En évitant l’excès de détails nous avons pu faire plus large la part de l’explication. Ceux même qui ont l’esprit peu ouvert à la grammaire scientifique trouveront qu’une forme expliquée et comprise mord beaucoup mieux sur la mémoire. Une solide initiation à la phonétique permet de retrouver facilement et exactement une forme oubliée et préserve des vocalisations fautives. Pour ceux surtout qui commencent l’étude de l’hébreu un peu tardivement, l’explication rationnelle est un auxiliaire indispensable de la mémoire.

Une langue sémitique comme l’hébreu donne l’impression d’un monde nouveau. Le système phonétique a des valeurs inconnues dans nos langues ; la morphologie et la syntaxe ont des procédés tout différents des nôtres. Pour pénétrer l’organisme et le génie de l’hébreu il faut se défaire de ses habitudes phonétiques[2] et grammaticales, comme aussi de certaines idées suggérées par nos langues. Dès les premiers éléments, la nature des voyelles hébraïques, leur qualité[3] et leur quantité sont exposées d’une façon qui diffère assez notablement de l’enseignement de la plupart des grammairiens. Sur des points assez nombreux, par exemple dans la question si importante des temps, nous nous sommes écarté de certaines vues généralement admises, quand un examen sérieux nous a montré qu’elles n’étaient pas suffisamment exactes. Aussi bien ne comprendrait-on guère qu’un livre de ce genre se bornât à un travail de compilation, d’agencement ou de mise au point et n’apportât pas un peu de nouveau[4]. Sur les points controversés on n’a que rarement mentionné les opinions divergentes. La nature du livre permettait encore moins d’entrer dans des discussions. Pour la bibliographie, en dehors des indications générales de l’Introduction, on n’a donné de références que pour certains points plus importants, et à des travaux réellement utiles[5].

Dans le vaste champ des explications grammaticales on doit bien souvent se contenter, si l’on veut être sincère, de simples probabilités. Le lecteur sera sans doute surpris de voir revenir si souvent les mots probable, probablement (probt), peut-être (p.-ê.) qu’on n’est guère accoutumé à trouver sous la plume des grammairiens. Mais, au risque de paraître méticuleux, nous n’avons pas voulu donner au lecteur l’impression que toutes les explications sont également certaines.

Sans avoir aucun respect superstitieux pour la vocalisation du texte massorétique, nous nous sommes convaincu que, dans l’ensemble, elle est l’image fidèle de la réalité et partant offre une base grammaticale solide. Cette attitude conservatrice ne nous a pas empêché de signaler ce qui nous a paru arbitraire, suspect ou fautif. Le lecteur aura vite l’impression que l’étude du texte massorétique ne peut être que critique : elle n’est pas faite pour des esprits trop jeunes.

Malgré nos efforts pour ne pas submerger le lecteur sous un déluge d’infiniment petits, la nature même de la langue et du texte massorétique obligeait à mentionner beaucoup de menus faits[6]. L’étudiant ne doit pas s’en effrayer. Il fera bien de lire une première fois rapidement toute la grammaire, pour prendre une vue d’ensemble et comme une impression des choses. Il reviendra ensuite à l’étude attentive du détail. Dans les paragraphes plus étendus, ceux des verbes irréguliers, par exemple, les notions les plus importantes sont groupées au commencement, les détails et les anomalies rejetés à la fin. Tous les détails ne sont évidemment pas à retenir, surtout dans une première étude. L’étudiant les retrouvera en lisant le texte biblique, où il pourra les examiner au fur et à mesure avec plus d’intérêt.

La Phonétique, qui est une introduction nécessaire à la Morphologie, présente une difficulté pratique pour le débutant, lequel est supposé ne pas encore connaître les formes. L’auteur, d’autre part, est exposé à dire dans la Phonétique des choses qu’il devra répéter dans la Morphologie. Aussi avons-nous traité la Phonétique d’une façon aussi brève que possible.

Pour une raison pédagogique, beaucoup d’exemples cités dans la Phonétique et la Morphologie sont empruntés aux paradigmes ; certaines formes, même non marquées de l’astérisque (*), peuvent donc ne pas se trouver dans le texte biblique. Il en est de même pour certains noms cités à l’état absolu, certains verbes cités à la 3e personne sg. m., etc.

Dans la Phonétique et dans la Morphologie nous n’avons pas traduit tous les mots cités, surtout ceux qui revenaient souvent[7]. Dans quelques cas nous avons fait appel au latin pour rendre plus exactement une nuance.

Nous avons cité parfois, pour comparaison, l’arabe, l’araméen et le syriaque : nous estimons, en effet, que les étudiants comprendront la nécessité d’une connaissance au moins élémentaire de ces langues pour une pleine intelligence de l’hébreu.

La Syntaxe, cette partie souvent si négligée de la grammaire hébraïque, a reçu les amples développements auxquels elle a droit[8]. Nous avons tâché d’en rendre la lecture plus aisée en donnant beaucoup d’exemples in extenso et traduits[9], au lieu d’accumuler de simples références au texte biblique. Nous avons assez rarement visé à donner la liste complète des passages où se rencontre un phénomène ; mais nous avons indiqué le degré relatif de fréquence[10].

Nous avons évité, d’une façon générale, de citer des exemples critiquement douteux[11] : leur discussion aurait débordé les limites de cette grammaire ; elle relève plutôt, d’ailleurs, du commentaire philologique.

Pour la terminologie nous avons généralement conservé les termes reçus, sauf dans les cas où ils suggèrent une idée fausse. Les termes qui font partie du vocabulaire courant de la grammaire hébraïque, par exemple, qal, nifal, piel, hifil sont écrits de la façon la plus simple, comme des mots français. Nous faisons de même pour les termes conventionnels que nous employons dans la Syntaxe pour désigner les temps, par exemple qatal pour le parfait, yiqtol pour le futur (cf. § 111 b).

Dans les Paradigmes, qui pour la commodité de l’étudiant forment, avec les Index, un fascicule séparé, on trouvera certaines innovations de caractère pédagogique. Dans les verbes, immédiatement après le parfait nous avons mis le futur, ce second temps étant nécessaire et suffisant pour définir une conjugaison. Puis vient l’impératif, dont la voyelle caractéristique est celle du futur. Viennent enfin les formes nominales-verbales : infinitifs et participes.

Les deux infinitifs faisant souvent difficulté pour le débutant, nous avons fait précéder l’infinitif construit du ל, lequel ne peut pas se trouver devant l’infinitif absolu.

Dans un paradigme synoptique des verbes (Paradigme 16) on trouvera aux quatre formes qal, nifal, hifil, hofal, les verbes irréguliers qui peuvent plus facilement prêter à des confusions.

L’impression du livre s’est faite dans des conditions particulièrement difficiles. Malgré le soin donné à la correction des épreuves, il est resté un certain nombre de fautes dont nous signalons, à l’Errata, quelques-unes, plus fâcheuses pour l’étudiant. Le lecteur devra parfois compter avec quelque voyelle hébraïque déplacée, tombée ou brisée.


Je tiens à exprimer ici ma vive reconnaissance au R. P. Joseph Neyrand, S. J., professeur à l’Institut Biblique, qui a bien voulu lire une épreuve et dont les observations si compétentes m’ont été d’un grand profit.

  1. Bien entendu, la connaissance empirique des formes et des mots est le fondement indispensable de toute étude plus approfondie. Il faut assurer la connaissance exacte des premiers éléments : écriture, lecture, paradigmes, vocabulaire usuel. Bien que cette grammaire soit, croyons-nous, parfaitement abordable pour tout esprit mûr et d’une culture philologique moyenne, il est possible que certains trouvent utile de s’initier aux premiers éléments dans un court résumé. C’est l’idée qui a guidé M. Touzard quand il a fait précéder sa Grammaire hébraïque abrégée d’un rapide exposé des « Premiers éléments », destiné à orienter rapidement les débutants.
  2. Et cela non seulement théoriquement, mais encore d’une façon pratique. L’étudiant devra s’astreindre, dès le début, à prononcer exactement : consonnes, voyelles (timbre, quantité, ton), à observer la division syllabique, etc. Le Français devra notamment veiller à la prononciation exacte des voyelles fermées et en des positions où ces voyelles répugnent aux lois phonétiques de notre langue. Il devra aussi, dès le début, faire sentir fortement le ton mileʿel qu’on a systématiquement marqué dans ce livre, malgré la difficulté typographique.
  3. L’importance capitale de la qualité dans les voyelles hébraïques exigeait pour leur transcription l’emploi de caractères phonétiques.
  4. Certains de ces points nouveaux ont été traités par nous dans les Mélanges de la Faculté Orientale de Beyrouth et dans Biblica ; nous y renvoyons, à l’occasion, le lecteur qui voudrait avoir un complément d’information sur telle explication proposée.
  5. La bibliographie, qui était déjà donnée assez abondante par Kautzsch, se trouve enregistrée d’une façon presque exhaustive dans la refonte de l’ouvrage par Bergsträsser (I. Theil, 1918).
  6. Bien entendu, tous les détails proprement lexicologiques doivent être cherchés dans les bons dictionnaires.
  7. L’étude du vocabulaire doit naturellement aller de pair avec celle de la grammaire. L’étudiant pourra, par exemple, apprendre des mots groupés à divers points de vue (sens ou forme). Dès qu’il pourra lire un texte facile, il fera bien d’apprendre quelques versets offrant un intérêt particulier pour les mots ou pour la syntaxe.
  8. Quelques remarques de stylistique, se rattachant étroitement à la syntaxe, ont même été données à l’occasion.
  9. Il est à peine besoin de faire remarquer que les traductions données ont un caractère strictement grammatical et visent à la littéralité. — Vers la fin de la Syntaxe, nous avons, dans une intention pédagogique, omis la vocalisation d’un petit nombre de mots qui reviennent très souvent et que l’étudiant est censé connaître.
  10. Un bon nombre d’exemples ne se trouvent dans aucune Syntaxe. Pour certains textes, par exemple le livre de Ruth, l’abondance des citations équivaut presque à un commentaire grammatical.
  11. Indiqués par le point d’interrogation inverti ⸮