Gil Braltar/Chapitre III

Hetzel (p. 214-215).



III



Il dormait bien, le général Mac Kackmale, sur ses deux oreilles, plus longues que ne le comporte l’ordonnance. Avec ses bras démesurés, ses yeux ronds, enfoncés sous de rudes sourcils, sa face encadrée d’une barbe rêche, sa physionomie grimaçante, ses gestes d’anthropopithèque, le prognathisme extraordinaire de sa mâchoire, il était d’une laideur remarquable, — même chez un général anglais. Un vrai singe, excellent militaire, d’ailleurs, malgré sa tournure simiesque.

Oui ! Il dormait dans sa confortable habitation de Main-street, cette rue sinueuse qui traverse la ville depuis la Porte-de-Mer jusqu’à la Porte de l’Alameda. Peut-être rêvait-il que l’Angleterre s’emparait de l’Égypte, de la Turquie, de la Hollande, de l’Afghanistan, du Soudan, du pays des Boers, en un mot, de tous les points du globe à sa convenance, — et cela au moment où elle risquait de perdre Gibraltar.

La porte de la chambre s’ouvrit brusquement.

« Qu’y a-t-il ? demanda le général Mac Kackmale, en se redressant d’un bond.

— Mon général, répondit un aide de camp qui venait d’entrer comme un obus-torpille, la ville est envahie !…

— Les Espagnols ?…

— Il faut le croire !

— Ils auraient osé !… »

Le général n’acheva pas. Il se leva, rejeta le madras qui lui serrait la tête, se roula dans son pantalon, s’enfourna dans son habit, descendit dans ses bottes, se coiffa de son claque, se boucla de son épée, tout en disant :

« Quel est ce bruit que j’entends ?

— Le bruit des quartiers de roches qui roulent comme une avalanche sur la ville.

— Ces coquins sont nombreux ?…

— Ils doivent l’être.

— Tous les bandits de la côte se sont-ils donc réunis, sans doute pour ce coup de main : les contrebandiers de Ronda, les pêcheurs de San-Roque, les réfugiés qui pullulent dans les villages ?…

— C’est à craindre, mon général !

— Et le gouverneur est-il prévenu ?

— Non ! Impossible d’aller le rejoindre à sa villa de la pointe d’Europe ! Les portes sont occupées, les rues sont pleines d’assaillants !…

— Et la caserne de la Porte-de-Mer ?…

— Aucun moyen d’y arriver ! Les artilleurs doivent être cernés dans leur caserne !

— Combien d’hommes avec vous ?…

— Une vingtaine, mon général, des fantassins du 3e régiment, qui ont pu s’échapper.

— Par Saint Dunstan ! s’écria Mac Kackmale, Gibraltar arraché à l’Angleterre par ces vendeurs d’oranges !… Cela ne sera pas !… Non ! Cela ne sera pas ! »

En ce moment, la porte de la chambre livra passage à un être bizarre, qui sauta sur les épaules du général.