Gertrude et Véronique/Madame Véronique/III

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 256-272).


III


Les cœurs les plus sincèrement épris sont les plus prompts à désespérer ; la vivacité de la passion leur enlève, avec le sang-froid, toute leur confiance. Plus maître de lui, Gérard eût remarqué le trouble de Véronique, mais il n’avait entendu que les paroles cruelles qui le bannissaient, et il était revenu désolé au Doyenné.

Le lendemain, au déjeuner, madame La Faucherie vit la tristesse de son fils et remarqua qu’il mangeait à peine. D’ordinaire, après le repas, ils faisaient ensemble une promenade jusqu’à la lisière de la forêt. Ce jour-là, Gérard monta dans sa chambre et s’y enferma. — Sa pensée est ailleurs, se dit madame La Faucherie en souriant tristement, et l’amour lui fait oublier nos vieilles habitudes. — Elle avait entraîné en toute hâte son fils sur le chemin du mariage, et maintenant elle suivait, avec un intérêt mélancolique, ses progrès sur cette route qui l’éloignait d’elle ; son cœur de mère était partagé entre deux affections rivales, et, bien qu’elle eût prévu ce déchirement, elle en souffrait. Seulement elle essayait de se consoler en songeant que Gérard lui devrait son bonheur avec Adeline. La tristesse de son fils n’alarma d’abord que très peu sa tendresse ; elle l’attribuait à quelque rigueur capricieuse de la jeune fille.— Ce sont bouderies d’amoureux, se disait-elle, et cela passera comme les giboulées de mars.— Mais quand, le lendemain, au lieu de partir pour Saint-Gengoult, Gérard, plus sombre encore, resta au logis, elle commença à s’inquiéter. Le dîner fut silencieux, et vers la fin du repas, madame La Faucherie crut voir une larme dans les yeux de son fils.— Allons, pensa-t-elle, il est temps de parler et de lui demander ses confidences.— Elle s’assit près de lui, et prit ses mains dans les siennes : — Tu es triste, dit-elle, es-tu malade ?

Gérard essaya un geste de dénégation, mais elle sourit d’un air incrédule et reprit : — Si fait, tu souffres… N’as-tu pas la permission de conter tes douleurs à ta mère, ou n’as-tu plus confiance en moi ?… Voyons, Gérard, tu aimes Adeline Obligitte ?

Il releva la tête, et répondit d’une voix ferme : — Non, ma mère.— Et comme elle le regardait d’un air stupéfait, les yeux plongés dans ses yeux, il répéta : — Non, je n’ai jamais songé à mademoiselle Adeline, je ne l’aime pas, et afin que ma conduite n’ait plus rien d’équivoque, je suis décidé à ne plus retourner chez madame Obligitte…

Il se leva et ajouta : — Si vous m’aviez parlé plus tôt de vos projets, ma mère, je vous aurais détournée d’une tentative qui ne devait aboutir à rien de bon.— Il s’arrêta, sentant que, malgré lui, il avait mis un accent de reproche dans ses paroles, et tout confus de l’amertume de sa réponse, il courut embrasser sa mère dont les yeux s’emplissaient de larmes.

— Mais tu souffres, répéta madame La Faucherie, je le vois bien ; dis-moi au moins la cause de ton mal !…

— A quoi bon ? fit-il, vous ne pourriez rien pour le guérir.

Il sortit. Sa mère resta seule, désolée et portant dans son cœur les débris de son rêve brisé. Elle essayait encore par moments de se faire illusion et de croire à quelque dépit amoureux contre Adeline… Mais non, le doute n’était plus permis ; la vérité a un accent tout spécial, et cet accent avait vibré dans la réponse de Gérard. Il n’aimait pas Adeline, et tout l’édifice si laborieusement élevé par madame La Faucherie venait de s’écrouler.— Mais alors, se disait-elle, quelle est cette angoisse qui le tourmente, et qui donc l’a causée ? — Cette préoccupation l’obséda toute la nuit et lui ôta le sommeil. Quand elle fermait les yeux, elle revoyait Gérard pâle et morose, et elle se figurait qu’il allait tomber malade. Son cerveau s’empara de cette crainte et se mit à travailler. Vers le milieu de la nuit elle n’y tint plus, prit sa lampe et monta chez son fils. Il dormait. Le sommeil, si fort dans la pleine jeunesse et si irrésistible, avait vaincu le chagrin. Il dormait profondément. Ses yeux étaient clos et ses lèvres s’entr’ouvraient légèrement frémissantes. Madame La Faucherie abaissa l’abat-jour de la lampe, afin de ne pas éveiller Gérard, et le contempla un moment avec bonheur… La petite chambre était un peu en désordre et un rayon de lune tombait sur des livres ouverts. En portant les yeux de ce côté, madame La Faucherie remarqua un bout de ruban violet au milieu d’une touffe de fleurettes fanées. Elle s’approcha, examina curieusement ce ruban et ces petites fleurs bleues. C’étaient des véroniques sauvages, et elle se souvint d’avoir vu la nièce de madame Obligitte porter des rubans pareils à celui qui était là… Aussitôt un éclair traversa son esprit et tout lui fut expliqué.— Ah ! le malheureux enfant, s’écria-t-elle, voilà le secret de sa tristesse…

En découvrant la passion de son fils pour Véronique, madame La Faucherie fut prise d’un amer découragement. Depuis deux mois, le mariage qu’elle projetait pour Gérard avait été l’occupation de ses jours et de ses nuits. Le succès de ce projet eût comblé tous ses désirs. Maintes fois déjà, en imagination, elle s’était représenté le jeune ménage établi au Doyenné : Gérard aimé de sa femme, heureux dans son intérieur, influent dans le pays… Afin de tout mener à bien, elle n’avait épargné ni peine, ni démarches, ni précautions adroites. Elle avait réussi à forcer la porte inhospitalière de la maison Obligitte et à y introduire Gérard ; elle avait cru donner à cette union, longtemps préparée, les couleurs séduisantes d’un mariage d’inclination, et au moment où, près du but, elle triomphait déjà, voilà que toutes ses précautions et son adresse tournaient contre elle ; l’échafaudage de ses combinaisons savantes s’écroulait, et toute cette ruine était l’œuvre de cette petite femme, pâle et silencieuse, qu’elle avait à peine entrevue !

Malgré sa douceur habituelle, madame La Faucherie ne put se défendre d’un mouvement de colère contre Véronique.— D’où venait-elle, et quels charmes avait-elle mis en œuvre pour ensorceler Gérard ? — C’est sans doute une coquette qui se plaît à le tourmenter ! s’écria-t-elle en songeant à la tristesse de son fils… Puis son bon naturel l’emportant sur son dépit : — Qui sait ? pensa-t-elle, c’est peut-être une honnête femme qui ne veut pas encourager une folie ? Si j’allais la trouver.— Peu à peu l’idée de voir Véronique germa et grandit dans son esprit. Avant de prendre un parti, n’était-il pas nécessaire de connaître celle qui avait causé tout le mal ? Si réellement Véronique avait une âme loyale, peut-être, à elles deux, découvriraient-elles un moyen de tout sauver ? Mais était-il encore temps ? Madame La Faucherie secoua tristement la tête. Elle connaissait la nature à la fois timide et exaltée de Gérard, et elle n’avait qu’une confiance médiocre dans le succès des remèdes vulgaires.— Enfin, reprenait-elle au milieu de ses amères réflexions, elle est veuve, et si la folie de Gérard nous poussait à bout, nous aurions au moins la ressource de les marier…

Madame la Faucherie pensa qu’avant toutes choses il importait d’éloigner son fils. Elle ne voulait pas blesser l’amour-propre des Obligitte en rompant brusquement avec eux. Déjà madame Obligitte avait insinué qu’il était temps de se prononcer catégoriquement ; elle trouvait, selon les habitudes françaises, que les deux jeunes gens s’étaient vus suffisamment. Afin de ne pas compromettre sa fille par des assiduités prolongées, elle avait fait savoir qu’elle partait avec Adeline pour un voyage de quelques semaines. Madame La Faucherie insista pour que Gérard s’absentât lui-même momentanément. Elle avait, du côté des Islettes, sur la lisière de la forêt, une ferme dont les bâtiments exigeaient des réparations urgentes. Elle décida, sans trop de peine, son fils à s’occuper personnellement de cette affaire, et un matin il partit, impatient de changer d’air et de secouer par de longues marches l’abattement qui avait suivi la fièvre des premiers jours.

Aussitôt après son départ, madame La Faucherie se rendit au logis de la place Verte. M. Obligitte avait accompagné sa femme et sa fille dans leur excursion, et la jeune femme était seule au logis. Madame La Faucherie se fit conduire à la chambre de Véronique.— C’était une petite pièce, située au premier étage, dont la fenêtre à meneaux de pierre s’ouvrait sur le vaste horizon des bois. Les murs en étaient simplement blanchis à la chaux ; dans un angle, une étagère, chargée de livres, faisait face à un pastel encore souriant dans son cadre terni ; au fond, se dressait le lit voilé de rideaux blancs ; puis venaient une massive armoire de chêne, quelques vieux fauteuils et, non loin de la croisée, un petit guéridon supportant un vase plein de fleurs sauvages.— C’était tout. Véronique, vêtue de noir, lisait près de la croisée entr’ouverte ; un ruban pensée nouait ses cheveux bruns, et quelques violettes achevaient de se faner à son corsage. En voyant entrer madame La Faucherie, elle se leva silencieusement.— D’un coup d’œil la mère de Gérard saisit les moindres détails de cet intérieur simple et harmonieux, et elle se sentit presque rassurée.

— Je viens, dit-elle en s’asseyant, faire près de vous, Madame, une démarche qui vous paraîtra peut-être étrange, mais elle m’est imposée par une nécessité pénible, et vous me la pardonnerez plus tard…

Elle s’arrêta. Véronique pressentit quelque douloureuse explication, et son cœur se mit à battre violemment ; mais elle appela toute son énergie à son aide.

— Madame, répondit-elle d’une voix ferme, je suis prête à vous entendre.

— Il s’agit de mon fils, reprit madame La Faucherie, après un moment de silence… Vous n’ignorez pas qu’il est question d’un mariage entre lui et mademoiselle Adeline ?

Véronique fit un signe affirmatif.— Depuis quelques jours, continua la mère de Gérard, mon fils est triste et préoccupé, il refuse de retourner chez madame Obligitte et il déclare qu’il n’a jamais songé à se marier avec Adeline.— Elle regarda très fixement Véronique : — Ne connaîtriez-vous pas la cause de cette tristesse et de ce brusque changement ?…

— Pardon, madame, permettez-moi à mon tour une question, dit Véronique ; M. Gérard était-il instruit de ce projet de mariage lorsqu’il a été introduit chez ma tante ?

— Non, j’avais préféré que l’idée lui en vînt naturellement.

— Peut-être avez-vous eu tort, reprit Véronique avec une certaine amertume, et s’il est survenu quelque cruelle méprise, ce n’est pas lui qu’il faut accuser…

— Ni vous-même sans doute ! interrompit sévèrement madame La Faucherie.

— Ni moi, répondit-elle avec fierté… Quand j’ai vu qu’il s’abusait, j’ai fait ce que je devais pour le détromper.

— Ah ! s’écria madame La Faucherie emportée par sa passion maternelle, pourquoi vous a-t-il rencontrée ?… Tout mon bonheur est détruit par ce funeste amour !…

Véronique se leva. Sa souffrance intérieure se révélait par la rougeur de ses joues et le gonflement de sa poitrine.— Madame, fit-elle d’un ton de reproche, vous m’aviez prévenue que vos paroles seraient étranges, mais vous ne m’aviez pas dit qu’elles seraient blessantes…

Madame La Faucherie, en voyant les traits bouleversés de la jeune femme, sentit combien elle avait été cruelle ; son cœur se serra et ses beaux yeux bleus devinrent humides.— Pardonnez-moi ! s’écria-t-elle en prenant les mains de Véronique ; la douleur de voir mes rêves déçus a donné à mes paroles une amertume qui n’est pas dans mon cœur… J’avais mis toutes mes espérances dans ce projet de mariage ; j’y voyais la joie de ma vieillesse, le bonheur et l’avenir de Gérard… Je l’aime tant ! continua-t-elle avec un accent où l’on devinait toute l’exaltation de son amour, il ne m’a jamais quittée, je l’ai suivi partout. Je ne demandais que deux choses à Dieu : le voir marié, et n’être séparé de lui que par la mort ! — Devenant alors plus expansive à mesure qu’elle s’attendrissait, elle se mit à parler longuement de son fils ; elle dit comment elle l’avait élevé, avec quelle jalouse inquiétude elle avait veillé sur lui au Doyenné, avec quelle émotion elle avait assisté à l’éclosion de cet amour, qu’elle croyait inspiré par Adeline… Elle se trouvait trop heureuse dans ce temps-là, elle songeait déjà au ménage de Gérard, à la maison pleine d’enfants, à ses calmes joies d’aïeule !…

Véronique s’était rapprochée, et lui tenant encore les mains, semblait suspendue à ses lèvres, tant elle était attentive. Elle écoutait avec un mélange de joie et une douleur aiguë ces révélations intimes sur celui à qui son cœur appartenait maintenant tout entier ; elle savourait avec une jouissance indicible cette dernière satisfaction qui consiste à entendre parler d’un être aimé qu’on ne reverra plus.

— Maintenant tous mes rêves ont fait naufrage, murmura madame La Faucherie, et ses larmes coulèrent abondamment.

En la voyant pleurer, Véronique se sentit prise d’une soudaine tendresse ; elle se jeta à ses genoux, et baisa passionnément ses deux mains.

— Pardonnez-moi ! s’écria-t-elle.— Madame La Faucherie très émue l’attira doucement vers elle, et la jeune femme se précipitant à son cou la couvrit de caresses. Toutes les glaces de sa réserve et de sa défiance étaient fondues. Elle mettait dans l’expansion de sa tendresse la passion qu’elle sentait pour Gérard, et qu’elle avait comprimée dans son sein. Elle donnait à la mère tout ce qu’elle s’était promis de refuser au fils. Elle baisait, avec une ivresse délicieuse, les yeux humides et les doux cheveux blancs de madame La Faucherie ; elle confondait dans ses embrassements son respect et son amour, et elle s’y oubliait.— Pardonnez-moi ! répétait-elle d’une voix suppliante, dites-moi ce qu’il faut faire pour tout réparer, et je le ferai.

— Hélas ! soupirait la mère, je crains que le mal ne soit sans remède… Il vous aime trop !

— Quand il ne me verra plus, il m’oubliera.

— Vous ne l’aimez donc pas, vous ?

Pour toute réponse, Véronique secoua la tête et redoubla ses baisers.

Sous la chaude influence de ces caresses, madame La Faucherie sentit s’évanouir ses préventions. Elle était entrée chez Véronique le cœur plein de rancune et de froideur ; elle avait compté sur un accueil hautain et hostile. Elle se trouvait prise au dépourvu par cette effusion si franche et si inattendue, et se voyait désarmée avant même d’avoir combattu. Bientôt elle répondit elle-même aux caresses par des caresses. En sentant dans ses bras palpiter cette jeune poitrine, et sur sa bouche se presser ces lèvres filiales, elle songeait que ce qu’elle avait surtout désiré, c’était une bru aimante et dévouée, capable de faire le bonheur de Gérard sans lui ravir, à elle, sa part de maternelle affection… Toutes ces choses, Véronique ne les lui donnerait-elle pas mieux qu’Adeline ?… Adeline, il est vrai, était riche, et la position de Véronique était peut-être plus que modeste… Mais Gérard avait une fortune suffisante, et d’ailleurs il aimait cette jeune femme. N’était-ce point la plus essentielle condition du bonheur ! — Insensiblement madame La Faucherie redevenait ce qu’elle avait été autrefois, une âme noble, généreuse, élevée. On eût dit que chacun des baisers de Véronique faisait éclater, pièce à pièce, les cloisons mesquines et les préjugés bourgeois qui avaient un moment emprisonné son esprit.

— Et pourquoi n’épouseriez-vous pas Gérard ?… reprit-elle tout à coup avec un accent où vibrait tout son orgueil de mère, pourquoi ne seriez-vous pas sa femme ? Est-ce moi qui vous fais peur, et ne voulez-vous pas être ma fille ?…

Elle serra Véronique dans ses bras et la baisa au front, mais la jeune femme, frissonnante, s’arracha brusquement à cette étreinte.

— Non, non ! s’écria-t-elle avec une expression déchirante, c’est impossible !

— Impossible ?… dit la mère de Gérard en la regardant surprise, impossible, et pourquoi ?

— Je ne suis pas libre, répondit Véronique d’une voix sourde, mon mari existe, et nous sommes séparés judiciairement.— Elle s’arrêta un moment, puis, d’un ton plus ferme, elle ajouta : — Ceci suffit pour expliquer mon refus, dispensez-moi d’entrer dans des détails qui me font mal.

Les deux femmes se regardèrent un instant, silencieuses et accablées, l’une par l’aveu qu’elle venait de faire, l’autre par la chute de sa dernière espérance.— Ah ! dit enfin madame La Faucherie, notre malheur est complet, et le danger est plus terrible que je ne pensais.

Véronique releva la tête.— Rassurez-vous, madame, je suis forte, je lutterai et je ne succomberai pas.

Madame La Faucherie la regarda d’un air de doute.— Souvenez-vous, répondit-elle, que vous avez vingt ans, que vous êtes aimante et que vous êtes aimée… Si vous êtes assez forte pour ne pas faiblir aujourd’hui, le serez-vous encore demain ?… En prononçant votre séparation, les juges vous ont-ils pourvue d’un talisman qui préserve de l’amour ?… Ma pauvre enfant, leur sentence vous a exposée aux dangers de la liberté, sans vous rendre, la libre disposition de vous-même.

— Je le sais ! répliqua fièrement Véronique, je me le suis dit dès le premier jour, et j’ai juré de montrer au monde que, même dans le chemin périlleux où je suis, on peut marcher droit et tête haute…

Sa taille semblait avoir grandi, ses yeux brillaient, et sa voix était vibrante ; il y avait dans toute sa personne un élan énergique et enthousiaste. Les paroles et les caresses maternelles de madame La Faucherie, le souvenir de Gérard évoqué à chaque instant avaient exalté en elle les sentiments de générosité et d’abnégation ; elle se sentait capable de tous les courages et de tous les sacrifices.

— Oui, répéta-t-elle, je suis sûre de moi et je ne faillirai pas.

— Et Gérard ! dit madame La Faucherie, croyez-vous qu’il se résignera aussi facilement ? Vous vivrez à deux pas de lui, il respirera le même air que vous, et pourra se trouver chaque jour dans les rues où vous passerez ; pensez-vous que son amour s’éteindra dans de pareilles conditions ?… Et si cette passion grandit toujours, s’écria-t-elle avec des larmes dans la voix, quel avenir aura-t-il ? Il ne pourra ni vous épouser, puisque vous n’êtes pas libre, ni se marier ailleurs, puisqu’il vous aime… Ah ! vous comprendriez que son bonheur est ruiné, si vous l’aimiez comme moi !

— Que faut-il faire ? demanda Véronique en prenant la main de madame La Faucherie.

— Il n’y a qu’un remède, murmura celle-ci.

Véronique plongea ses yeux dans les siens et y saisit sa pensée.— Partir, n’est-ce pas ? dit-elle, eh bien ! je partirai.

Madame La Faucherie, profondément émue, la serra de nouveau dans ses bras.— Pauvre enfant, s’écria-t-elle enfin, dans votre position, le pourriez-vous !…

Elle eut un sourire amer.— Je puis vivre où bon me semble, c’est la seule liberté que la loi m’ait donnée… Quant aux moyens d’existence, rassurez-vous, les intérêts de ma dot suffiront, et au delà.

— Et où irez-vous ?

— Peu importe, pourvu que j’aille assez loin !… Je partirai dès que mon oncle sera de retour.

Elles s’embrassèrent longuement, puis Véronique, s’arrachant la première à cette étreinte :

— Adieu, madame, dit-elle, gardez-moi le secret sur tout ceci, j’ai besoin de toute ma force… Et maintenant quittons-nous… Adieu !

Elles étaient près de la porte. Madame La Faucherie lui envoya un dernier regard plein d’admiration et de reconnaissance, puis s’éloigna sans oser ajouter une parole.