Gertrude et Véronique/Madame Véronique/II

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 233-255).


II


Le dimanche d’après, le logis Obligitte prit dès le matin un aspect vivant et hospitalier, qui ne lui était pas habituel. Madame Obligitte fit ouvrir le salon, les housses des fauteuils furent enlevées, et Véronique, aidée de sa cousine, garnit la jardinière et les vases avec les premières fleurs d’avril. Quand tout fut prêt, Adeline Obligitte jeta un coup d’œil sur le vieux salon qui avait pris un air de fête, et s’adressant à la jeune femme :

— Connaissez-vous les La Faucherie, Véronique ? … On dit que la mère est très imposante, et que le fils est un ours… Ils ne seront pas très amusants ; mais à Saint-Gengoult, il y a si peu de ressources ! — Elle fit une légère moue, puis prenant une grappe de lilas blanc, elle la posa dans ses beaux cheveux blonds, se regarda dans la glace, et continua d’un air espiègle : — Comment trouvez-vous ma coiffure ?… J’ai l’air d’une mariée, n’est-ce pas ?… Ce soir, j’ai envié de me mettre en rose, et je vais essayer ma robe.— Elle fit une folle révérence et sortit en chantant.

Les deux cousines contrastaient non seulement par le visage, mais surtout par les goûts et le caractère. A un fonds de frivolité native, Adeline joignait l’étroitesse d’âme de sa mère et l’esprit positif de M. Obligitte. Les choses sérieuses effrayaient son cœur de papillon, elle aimait le plaisir, et ne secouait sa pensée paresseuse qu’à force de bruit et de dissipation ; elle était toujours en mouvement et toujours ennuyée.— Véronique était silencieuse, concentrée, intelligente et énergique ; elle aimait à se dévouer, et les obstacles n’arrêtaient pas son activité généreuse ; elle les affrontait avec fierté, en femme accoutumée de bonne heure à lutter contre les difficultés de la vie. L’inaction seule lui faisait peur, soit parce qu’elle avait une horreur instinctive de l’oisiveté, soit peut-être parce qu’elle redoutait de se trouver face à face avec de pénibles souvenirs. Elle avait besoin, elle aussi, de se dépenser au dehors, mais son agitation n’était pas stérile. Dès son arrivée à Saint-Gengoult, elle avait pris la direction de la maison, au grand contentement d’Adeline, qui trouvait le ménage fastidieux, et de madame Obligitte, nature apathique et faible, tout occupée de pratiques dévotes et de pieuses méditations. Véronique avait un jugement sûr et prompt, et malgré leur répugnance pour ce qu’ils nommaient ses idées romanesques, son oncle et sa tante la consultaient chaque fois qu’il fallait prendre une décision. Elle dirigeait la vieille servante, tenait les comptes de M. Obligitte, avait l’œil à tout, et trouvait encore le temps de faire une lecture en se promenant dans la campagne.

Mais cette activité, renfermée le plus souvent dans un cercle étroit de détails matériels, ne suffisait pas à son âme ardente. Elle éprouvait parfois le besoin de s’élancer au delà, de donner une autre visée à sa jeunesse et à son énergie, et chaque fois elle venait se heurter aux réalités de la vie qu’on menait à Saint-Gengoult. La maison de la place Verte était froide et endormie comme un couvent ; les journées s’y succédaient, grises et monotones. Les tracas du ménage absorbaient toute la matinée, puis la journée s’achevait presque toujours par un travail de tricot ou de broderie, dans une salle basse donnant sur une cour intérieure.— Ces après-midi paraissaient d’une longueur mortelle à Véronique.— La cour était humide et profonde comme un puits ; près des fenêtres, de maigres lilas sans fleurs poussaient en avril une pâle frondaison qui s’effeuillait avant la fin d’août. Par les vitres à petits carreaux verdis, le jour arrivait, terne et maussade, dans la salle dont les panneaux de chêne étaient pleins de craquements mystérieux ; au seuil de la porte résonnait l’assoupissante chanson du rouet de la servante. Rarement on se tenait au jardin ; le grand air donnait la migraine à madame Obligitte, et l’odeur des plantes l'énervait. Dans cette demeure où les visiteurs étaient rares, où les chambres closes exhalaient une affadissante odeur de renfermé, entre la place Verte silencieuse et un grand jardin abandonné, Véronique sentait avec effroi sa jeunesse s’écouler inféconde et décolorée…

Parfois elle cessait brusquement d’agir et se laissait aller à de longues méditations. Quelles pensées amères, quels souvenirs odieux, quels rêves découragés se remuaient alors dans son cerveau ?… Par moments, on pouvait saisir des traces de leur passage sur sa figure expressive. Ses yeux, devenus moins lumineux, prenaient la teinte foncée de ces eaux profondes qui coulent sous une ombre épaisse ; son front se penchait, et ses traits se contractaient ; un frémissement de mépris et de dégoût passait sur ses lèvres fières et passionnées, puis elle secouait vivement la tête comme pour chasser des souvenirs détestés.— Parfois aussi, mais plus rarement, ses yeux s’illuminaient d’un éclair d’exaltation et de défi, et son front se relevait… On l’eût crue animée d’un esprit de révolte ; elle semblait dans l’attente d’une délivrance, ses joues se coloraient et son cœur palpitait impatient… Mais ce violent souffle d’orage passait vite, ses joues reprenaient leur pâleur mate, sa poitrine s’apaisait, et ses longs cils noirs s’abaissaient sur ses yeux résignés.

Telles étaient les agitations de sa pensée, à l’heure même où madame Obligitte s’apprêtait à recevoir ses hôtes. Tout en contemplant tristement le salon paré de fleurs, elle souhaitait que cette journée fût déjà passée ; elle maudissait ces heures de cérémonie banale où il faudrait, bon gré mal gré, rire et causer… Le soir, en surveillant les derniers préparatifs de cette ennuyeuse réception, elle se sentait lasse et morose. Le front appuyé contre la vitre, elle regardait le jardin déjà enveloppé par le crépuscule ; elle songeait aux grandes routes perdues dans les bois et à la solitude des forêts endormies… Tout à coup elle entendit un bruit de pas au seuil du salon, et, se retournant, elle aperçut madame La Faucherie et Gérard.

Elle tressaillit, un peu surprise ; tandis que Gérard la saluait, elle demanda la permission de prévenir sa tante et disparut.— Bientôt tous les Obligitte firent leur entrée. Puis on entendit le son d’une canne dans le corridor, et le vieil ami des deux familles, M. de Vendières, avec sa houppelande grise et sa lanterne sourde, vint compléter la réunion, qui garda ainsi un caractère tout intime.— On avait organisé une table de boston ; après les compliments d’usage, M. de Vendières, M. Obligitte et les deux dames s’y assirent. Les trois jeunes gens restèrent seuls devant la cheminée. Véronique à demi plongée dans l’ombre projetée par le piano, Adeline en pleine lumière, et Gérard entre elles deux.

Gérard n’avait pu se défendre d’un mouvement d’admiration pour la jolie figure de mademoiselle Obligitte, mais ce ne fut qu’une impression légère ; ses yeux glissèrent vite sur cette beauté trop voyante et trop évaporée, pour aller chercher Véronique dans l’angle où elle se tenait à l’écart, presque confondue avec l’ombre des meubles, tant sa toilette était sombre. C’était vers elle qu’allait tout son intérêt : il lui en voulait de se maintenir dans cette ombre et de se dérober ainsi aux regards et à la conversation.— L’entretien était tombé sur le Doyenné :

— Ce doit être délicieux dans la belle saison, dit Adeline, mais en hiver !… La maison est si seule au milieu des bois !… A votre place, je mourrais de peur.

— Oh ! répondit Gérard en riant, nos bois sont sûrs, et les bûcherons sont les plus honnêtes gens du monde…

Alors il se mit à plaider la cause du Doyenné. Excité par les objections de la jeune fille, il perdit peu à peu sa timidité, et laissa voir son amour pour les solitudes de l’Argonne. Il vanta sa vieille maison aux murs vêtus de lierre, aux larges pièces lambrissées de chêne ; le plaisir d’entendre, le soir, la chanson du vent dans les sapins de l’avenue ; la joie, au printemps, d’ouvrir ses fenêtres et de voir, au loin, les masses verdoyantes de la forêt onduler dans la rosée… Blottie dans son coin, Véronique écoutait, à la fois surprise et satisfaite de trouver Gérard si différent de ce qu’elle avait pensé. Elle l’avait cru pareil aux gentillâtres campagnards de Saint-Gengoult ; sa conversation sérieuse, sa figure ouverte, son regard expressif, tout en lui renversait l’image formée dans l’esprit prévenu de la jeune femme. A mesure qu’il parlait, sa nature enthousiaste se révélait, et Véronique l’écoutait avec un intérêt croissant. Son rire d’enfant la charmait ; elle admirait cette fraîcheur d’âme, cette poésie native dont nul souffle mauvais n’avait encore enlevé la fleur.— Pendant ce temps, le feu crépitait dans l’âtre ; développés par la chaleur, les parfums des plantes printanières imprégnaient l’air tiède du salon ; au dehors, on entendait le murmure du vent d’avril dans les tilleuls des jardins… Peu à peu la jeune femme se sentit ranimée et rassurée. Il se faisait en elle un travail semblable à celui de la sève dans les arbres. Quelque chose la poussait à rompre le silence, à se mêler à l’entretien, à montrer à Gérard que dans cette maison Obligitte il y avait une âme qui sympathisait avec la sienne et dépassait le vulgaire niveau de l’esprit d’Adeline.

Celle-ci prêtait aux discours du jeune homme une oreille distraite, et parfois jetait, à tort et à travers, quelques réflexions bien positives, qui tombaient comme une eau glacée sur l’enthousiasme de Gérard.— Moi, dit-elle d’une voix décidée, je n’aimerais pas cette vie de sauvage, et une chaumière au fond des bois ne serait pas mon rêve.

Véronique fit un mouvement brusque, et sa tête sortit de l’ombre. Gérard vit tout à coup ses deux beaux yeux briller plus près de lui.— Et vous, madame ? lui demanda-t-il.

— Oh ! moi, répondit-elle, je suis accoutumée à la solitude, elle ne m’effraye pas. Tout enfant, l’un de mes rêves était de vivre seule dans une cabane de pêcheur, au bord de la mer…

Au son de cette voix grave et mélodieuse, Gérard releva vivement la tête, et, pour la première fois, contempla à loisir la pâle figure de Véronique. Il fut surtout frappé de l’expression de ses yeux, profonds et colorés comme la mer dont elle parlait…

— Aujourd’hui encore, continua-t-elle mon plus grand désir serait de revoir la mer. Quand je ferme les yeux, c’est toujours elle que j’aperçois dans le fond de mes rêves ; tantôt elle est claire et calme, tantôt sombre et grosse d’orage, — et toujours je me retrouve dans ma petite cabane de pêcheur, seule, écoutant les vagues qui retombent sur les galets, et regardant tourner la lumière d’un phare…

— Toujours romanesque ! murmura madame Obligitte, qui prêtait l’oreille à tout ce qui se disait près de la cheminée… Véronique, ma chère, soyez donc assez bonne pour vous occuper du thé.

— Pardon ! dit Véronique à Gérard.— Ses grands yeux souriants se tournèrent vers ceux du jeune homme en signe d’excuse, puis elle passa dans une pièce voisine, et ne rentra qu’avec les gâteaux et la théière fumante.

Après le thé, madame La Faucherie se leva pour partir. En lui serrant les mains, madame Obligitte lui exprima le désir de la revoir bientôt.— On dit que monsieur votre fils est musicien, ajouta-t-elle, j’espère qu’il voudra bien venir quelquefois faire de la musique avec ma fille et ma nièce.— On était déjà dans le corridor ; les regards de Gérard cherchèrent Véronique pour lui dire adieu, mais elle était masquée par madame Obligitte et par Adeline, et il put à peine apercevoir les rubans de sa coiffure.

Ainsi se passa la première entrevue. Gérard et sa mère reprirent silencieusement le chemin du Doyenné. Madame La Faucherie semblait préoccupée de l’impression produite par Adeline.

— Comment la trouves-tu ? dit-elle tout à coup à son fils.— Très jolie, répondit laconiquement Gérard.— Il paraissait, lui aussi, très préoccupé, et sa mère ne crut pas devoir pousser ses questions plus avant. Fidèle à son système d’abstention, elle ne voulait pas que Gérard se crût influencé.— Il sera plus heureux, se disait-elle, s’il pense avoir seul gagné la main d’Adeline.— Elle était décidée à se taire et à laisser agir ses deux complices : la jeunesse et l’amour.

A partir de ce jour, Gérard, en effet, passa de longues heures au milieu de la famille Obligitte. L’introduction de ce visiteur inattendu faisait circuler un peu de vie et de gaieté dans le maussade logis de la place Verte, et Véronique fut toute surprise de trouver à la vieille maison un air de fête et de renouveau qu’elle ne lui avait jamais vu. Insensiblement elle se fit une douce habitude de cette visite qui revenait presque à heure fixe. Il y eut un moment dans la journée où elle consulta la pendule avec une certaine impatience et où le bruit du marteau, retombant sur la grand’porte et réveillant un sonore écho dans le long vestibule, ne fut plus accueilli avec une indifférence résignée. Elle reconnaissait Gérard à sa manière de frapper et au bruit de son pas dans le corridor. Lorsqu’il entrait dans le salon sombre et enfumé, un rayon lumineux pénétrait avec lui, et tous les objets assoupis dans l’ombre semblaient sortir d’un long sommeil, comme les habitants du château de la Belle-au-Bois-Dormant à l’arrivée du fils du roi. Le plus souvent Gérard se trouvait seul avec les deux cousines ; M. Obligitte était en forêt, et madame Obligitte s’occupait de son ménage ou de l’église. On faisait alors un peu de musique ; Gérard chantait et Adeline l’accompagnait, puis Véronique à son tour s’asseyait au piano et jouait une sonate de Mozart ou une romance de Mendelssohn. D’ordinaire, elle se mêlait peu à la conversation. A demi cachée derrière le piano, elle laissait parler les deux jeunes gens, et s’oubliait à observer la nature expansive du fiancé d’Adeline. Elle aimait sa voix sympathique et son enthousiasme. Il lui semblait que Gérard apportait avec lui dans la vieille maison les saines et vivifiantes émanations des bois qu’il venait de traverser. Elle trouvait dans toute sa personne quelque chose de la franchise et de la spontanéité des plantes forestières, une verdeur agreste tempérée par une fleur de délicatesse féminine. Elle se sentait réjouie par le loyal sourire de ses lèvres vermeilles, toutes gonflées du riche sang de la jeunesse ; et quand, au milieu de l’entretien, le jeune homme relevait vers elle son front large, encadré de cheveux noirs, et semblait l’interroger des yeux, elle échangeait volontiers avec lui un regard amical. Elle devinait, à certaines paroles, qu’elle avait en lui un allié, que leurs pensées avaient suivi souvent la même pente, et que leurs aspirations avaient pris parfois le même vol… Et cet échange de regards affectueux, cette communauté de sentiments et de sensations donnaient à sa vie un intérêt nouveau.

— Que pensez-vous de M. La Faucherie ? lui demanda un jour Adeline, et elle ajouta, sans attendre sa réponse : — Moi, je ne le trouve guère aimable ; c’est un sauvage… Avez-vous remarqué comme il noue mal sa cravate ?

— Non… ainsi il vous déplaît ?

— Lui ?… Oh ! mon Dieu, pas plus qu’un autre… A propos, continua-t-elle avec une pointe d’ironie, dites-moi, vous qui êtes dans le secret, à quelle époque compte-t-on nous marier ? — Et comme Véronique faisait un geste d’étonnement : — Croyez-vous, poursuivit Adeline, que je n’aie rien compris aux airs mystérieux de mon père ?… J’ai écouté aux portes et je sais tout.

— Vous épouseriez donc M. La Faucherie sans l’aimer ?

— Dieu, que vous êtes sentimentale ! dit Adeline en riant aux éclats… M. Gérard ne me déplaît pas, c’est un parti très distingué, comme dit maman… Et puis, le Doyenné est une habitation confortable ; la ville est à deux pas, et on a une voiture à deux chevaux… J’ai toujours rêvé de brûler le pavé de Saint-Gengoult dans une calèche bien suspendue… Vous verrez comme je mettrai la maison sur un bon pied, quand je m’appellerai madame La Faucherie ! — Et tout en babillant, elle passait et repassait devant la glace, ajustant les plis de sa jupe, relevant sa tête blonde et prenant des airs, puis elle fit une longue glissade en chantant un menuet.

— Ainsi, répéta Véronique, étourdie par tant de légèreté, vous croyez qu’on peut se marier sans aimer son mari ?

— Mais ma chère, cela se voit tous les jours ; et vous, par exemple…

— Ne parlons pas de moi !… interrompit brusquement la jeune femme ; mais que diriez-vous si M. La Faucherie partageait vos idées ?

Adeline eut un long sourire d’incrédulité.— Oh ! quant à lui, c’est différent… S’il est venu ici, c’est que probablement quelqu’un l’y attirait.

— Vous pensez qu’il vous aime ? demanda encore Véronique.

Pour toute réponse, Adeline sourit de nouveau d’un air demi-ironique et demi-mystérieux, puis elle haussa les épaules, et se replaçant devant la glace, souleva ses jolis bras et se mit à renouer ses cheveux… La tête un peu rejetée eu arrière, les lèvres rieuses, le nez au vent et la poitrine doucement soulevée, elle jetait tantôt à la glace et tantôt à sa cousine de petits coups d’œil interrogateurs. Sa jeune et victorieuse beauté semblait dire : — Peut-on ne pas m’aimer ?

Au sortir de cet entretien, Véronique sentit une sourde et douloureuse irritation. Elle était froissée de ce ton de superbe indifférence, et les paroles d’Adeline retentissaient en elle comme un défi dédaigneux. D’où venait cette amertume étrange ? Le penchant affectueux qu’elle avait pour Gérard était-il assez puissant déjà pour la faire souffrir à l’idée seule d’un partage possible avec Adeline ? La simple affection avait-elle de ces violentes jalousies, et un pareil sentiment pouvait-il s’appeler encore de l’amitié ?… Non, c’était de l’amour ! — Cette pensée éclata comme un terrible éclair, et illumina tout à coup son cœur d’une clarté cruelle.— Elle se trouvait alors seule dans sa chambre, à la tombée de la nuit. Elle s’assit près de la fenêtre, et couvrit de ses mains sa figure brûlante. Ses tempes battaient et son corps était agité par un léger tremblement.— Il ne fallait plus se leurrer : elle aimait Gérard, et ces joies confuses, ce trouble étrange, cet intérêt jaloux, tout cela, c’était la passion… Mais alors quel odieux rôle allait-elle jouer dans cette maison où Gérard était considéré comme le futur mari de sa cousine ? A quels lâches mensonges allait-elle être réduite, et où pouvait aboutir une si avilissante folie ?… Tout ce qu’il y avait de fierté en elle se souleva. Elle appela à son aide toute son énergie, et résolut de se vaincre.— Non, dit-elle, je ne trahirai pas l’hospitalité qu’on me donne et je murerai si bien mon cœur que personne ne saura s’il est mort ou vivant.

Le surlendemain, quand Gérard revint chez madame Obligitte, Véronique, pendant toute la durée de sa visite, demeura impassible, silencieuse et comme enfermée dans une glaciale enveloppe d’indifférence. En vain, le jeune homme, désolé de cette froideur, voulut-il chercher son regard et la questionner. Il n’obtint aucune réponse, et quand vint l’heure de rentrer au Doyenné, il s’éloigna pensif et attristé.

Le même soir, Véronique, après cette visite, se promenait au jardin. C’était la première soirée de mai, et sa tante, avec Adeline, s’était rendue pieusement à l’église où l’on célébrait l’ouverture du Mois de Marie.— Elle errait seule le long des sentiers herbeux du verger abandonné ; elle se disait que la lutte dont elle venait de sortir victorieuse recommencerait le lendemain, et elle se demandait si elle aurait toujours la même force et le même succès.— Comme pour affaiblir encore son courage, le printemps, alors dans son plein épanouissement, lui envoyait toutes ses tièdes haleines de fleurs demi-closes et de bourgeons entr’ouverts ; les vieux pommiers moussus secouaient sur sa tête leur neige odorante, et la jeune lune, qui dressait au-dessus des toits aigus son mince croissant, mettait une tendre et féerique lumière dans la verdure des massifs. Au bas de la terrasse, vers le faubourg, on entendait des rumeurs et des chants lointains… Le jour du 1er mai, dans les villages de l’Argonne, les jeunes garçons vont de porte en porte, des branches vertes à la main, chanter le Mai demander de l’argent ou des œufs. Les chansons des Trimazeaux (c’est le nom qu’on donne aux quêteurs) bourdonnaient dans l’éloignement, et ajoutaient un élément de plus au charme printanier qui troublait Véronique.— Tandis qu’elle marchait rapidement en s’exhortant à la lutte et en cherchant à secouer la langueur qui la gagnait peu à peu, elle entendit un bruit de pas, et vit Gérard s’avancer sous les pommiers de la grande allée.

Elle s’arrêta brusquement et l’attendit, immobile comme une pâle statue sous les bleuâtres rayons de la lune. Quand il fut près d’elle :

— Ma tante et ma cousine sont sorties, dit-elle d’une voix âpre, ne le saviez-vous pas ?

— La servante vient de me l’apprendre, répondit-il, mais elle m’a dit que vous étiez au jardin… et j’ai pensé que vous me permettriez de vous y tenir compagnie.

Un refus aurait pu lui montrer qu’elle avait peur et l’enhardir ; elle le comprit et se borna à faire un muet signe de tête, puis elle reprit lentement sa promenade entre les hautes bordures de buis. Gérard marchait à ses côtés, embarrassé de ce long silence et de ce froid accueil, et refoulant au fond de son cœur les sentiments qui l’avaient poussé, par cette soirée de mai, vers la maison de la place Verte.— Par instants, on entendait le bouillonnement lointain de l’Aire qui courait dans les prés, au bas des terrasses du verger. Tout à coup le chœur des Trimazeaux retentit de l’autre côté de la rivière, et l’un des couplets de la chanson monta jusque dans les arbres du jardin :

C’est le joli mois de mai, L’hiver est passé ; Je n’puis tenir mon cœur de joie aller, Tant aller, tant danser !… Vous aller, moi chanter, Trimazeaux, C’est le mai, le joli mai. C’est le joli mois de mai.

— J’aime cette chanson, dit Gérard.— Comme ces voix d’enfants gagnent à être entendues la nuit !… Ne trouvez-vous pas que dans cette musique primitive on sent toute l’impression du printemps sur des cœurs simples ?

Véronique répondait brièvement, craignant de laisser percer dans le frémissement de sa voix l’émotion qui la pénétrait. Tandis que Gérard parlait, elle constatait, combien, depuis la veille, son mal avait fait de progrès. Il s’était passé en elle quelque chose de semblable au travail latent d’un incendie qui couve pendant de longues heures, et qui éclate violemment… A peine a-t-on aperçu la première étincelle, que toute la maison est embrasée. Depuis la veille seulement, elle avait conscience de son amour, et déjà elle se sentait possédée tout entière… Sous l’aiguillon de cette pensée, elle pressait le pas comme pour échapper par une marche rapide aux dangers du tête-à-tête. Tout à coup elle poussa un léger cri et posa instinctivement sa main sur le bras du jeune homme ; elle venait de se heurter à une souche d’arbre, et son pied avait tourné.

— Vous vous êtes fait mal ? dit Gérard en la forçant à prendre son bras.

— Non, répondit-elle, j’ai seulement le pied un peu engourdi.

Elle se remit à marcher, mais plus lentement et sans se séparer de son compagnon. Elle sentait, au tremblement du bras sur lequel se posait le sien, combien Gérard était ému ; elle voyait au clair de lune ses lèvres s’entr’ouvrir, prêtes à laisser échapper enfin le mot qu’elle redoutait. Elle fit un effort énergique, et résolut d’aller au-devant du danger. Elle s’arrêta, quitta le bras de Gérard, et le regardant courageusement en face.

— Vous êtes un cœur loyal, monsieur La Faucherie ? demanda-t-elle.

— Avez-vous quelque raison d’en douter ? dit-il d’une voix troublée.

— J’espère que non, et j’attends de vous une réponse loyale… A quel titre pensez-vous être reçu chez ma tante ?

Il rougit et répondit : — Ma mère n’est-elle pas l’amie de madame Obligitte ?

— Et, poursuivit Véronique d’un air incrédule, vous ne vous êtes jamais demandé comment cette maison, fermée à tous, s’était subitement ouverte pour vous seul ?… Jamais vous n’avez songé qu’on vous y accueillait comme le futur mari d’Adeline ?

La figure de Gérard exprima un naïf et sincère étonnement.— Sa mère ne lui avait jamais dit un mot de ce projet de mariage, et jamais son esprit ne s’était arrêté sur une semblable supposition.

— Ainsi, dit Véronique, vous n’avez pas l’intention d’épouser Adeline ? — Gérard protesta énergiquement.— Eh bien ! reprit-elle, vous êtes trop honnête pour continuer à tromper une famille qui se repose sur votre honneur… Disons-nous adieu ici et ne revenez plus !

Il la regarda d’un air exalté.— Je vous aime ! s’écria-t-il.

Ce cri plein de passion vraie remua profondément Véronique ; mais elle se roidit contre sa propre émotion, et d’une voix plus sévère : — Pas un mot de plus ! reprit-elle, j’ignore quelle opinion vous avez pu prendre de moi, mais vous devez me rendre cette justice que jamais rien dans ma conduite n’a pu vous autoriser à m’adresser des paroles qui m’offensent… Adieu !

Il lui saisit la main et d’un ton suppliant lui demanda pardon de son audace, puis il protesta de son respect, et, la retenant toujours, il la força d’écouter l’histoire de son amour. Il lui dit comment il l’avait vue pour la première fois, comme il s’était senti attiré vers elle dès ce premier soir, comme son affection pour elle avait grandi jour par jour, tellement qu’il lui était maintenant impossible de la briser.— Véronique était devenue pensive ; il la crut ébranlée.— Laissez-moi être votre ami ! ajouta-t-il en finissant.

Elle secoua vivement la tête, et retirant sa main : — Je n’ai pas le droit d’avoir un ami, dit-elle durement, partez et ne revenez plus.

— Et si je ne vous écoute pas, s’écria-t-il avec emportement, si je vous force à subir ma présence !

— Je ne la subirai pas, répondit-elle, j’en jure par le ciel que voici !… Je fuirai la maison de ma tante, et c’est vous qui l’aurez voulu.

— Ainsi vous ne m’aimez pas ? fit-il désespéré.

Elle rassembla toute son énergie, et le regarda en face : — Non, dit-elle ; puis elle s’éloigna par une allée transversale et disparut derrière les massifs.

Quand elle fut certaine qu’il ne la suivait pas, elle s’arrêta. Elle l’entendit bientôt remonter vers la maison, puis la porte du logis retomba sur lui… Alors elle se dit qu’il s’en allait désolé, humilié, souffrant, et tout son cœur se déchira.— En elle, l’amour saignant et meurtri protestait. Elle courut à la terrasse pour entendre encore le bruit mourant de son pas dans la rue déserte qui descendait vers le faubourg ; intérieurement elle lui criait de toutes les forces de son âme : « Reviens ! J’ai menti et je n’aime que toi !.. » Puis soudain elle reculait effrayée ; il lui semblait que son être se dédoublait et qu’à ses côtés une voix rude murmurait : — Souffre et tais-toi… Tu ne dois pas l’aimer. Dans ta vie il n’y a plus de place pour l’amour…

Elle restait immobile et comme pétrifiée, et pendant ce temps la chanson des Trimazeaux arrivait jusqu’à elle, apportée par le vent de la nuit de mai :

En passant emmi les champs, J’ai trouvé les blés si grands ; Les avoines vont se levant, Les aubépines fleurissant… Trimazeaux, C’est le mai, le joli mois de mai.