Charpentier (p. 141-145).
◄   XXIX
XXXI   ►


XXX.


Jupillon se promenait de long en large, sur le trottoir, devant la maison de Germinie, quand Germinie sortit.

— Bonsoir, Germinie, lui dit-il dans le dos.

Elle se retourna comme sous un coup, et fit instinctivement en avant, sans lui répondre, deux ou trois pas qui se sauvaient.

— Germinie !

Jupillon ne lui dit que cela, sans bouger, sans la suivre. Elle revint à lui comme une bête ramenée à la main et dont on retire la corde.

— Quoi ? fit-elle. C’est-il encore de l’argent, hein ?… ou des sottises de ta mère à me dire ?

— Non, c’est que je m’en vais, lui dit Jupillon d’un air sérieux. Je suis tombé au sort… et je pars.

— Tu pars ? dit-elle. Ses idées avaient l’air de n’être pas éveillées.

— Tiens, Germinie, reprit Jupillon… Je t’ai fait de la peine… Je n’ai pas été gentil avec toi… je sais bien… Il y a eu un peu de ma cousine… Qu’est-ce que tu veux ?…

— Tu pars ? reprit Germinie en lui prenant le bras. Ne mens pas… tu pars ?

— Puisque je te dis qu’oui… et que c’est vrai… Je n’attends plus que ma feuille de route… Il faut plus de deux mille francs pour un homme cette année… On dit qu’il va y avoir la guerre : enfin, c’est une chance…

Et, tout en parlant, il faisait descendre la rue à Germinie.

— Où me mènes-tu ? lui dit-elle.

— Chez m’man donc… pour qu’on se raccommode toutes les deux, et que ça finisse, les histoires…

— Après ce qu’elle m’a dit ? Jamais !

Et Germinie repoussa le bras de Jupillon.

— Alors, si c’est comme ça, adieu…

Et Jupillon leva sa casquette.

— Faudra-t-il que je t’écrive du régiment ?

Germinie eut un instant de silence, un moment d’hésitation. Puis brusquement : — Marchons, dit-elle, et faisant signe à Jupillon de marcher à côté d’elle, elle remonta la rue.

Tous deux se mirent à aller à côté l’un de l’autre, sans rien se dire. Ils arrivèrent à une route pavée qui se reculait et s’allongeait éternellement entre deux lignes de réverbères, entre deux rangées d’arbres tortillés jetant au ciel une poignée de branches sèches et plaquant à de grands murs plats leur ombre immobile et maigre. Là, sous le ciel aigu et glacé d’une réverbération de neige, ils marchaient longtemps, s’enfonçant dans le vague, l’infini, l’inconnu d’une rue qui suit toujours le même mur, les mêmes arbres, les mêmes réverbères, et conduit toujours à la même nuit. L’air humide et chargé qu’ils respiraient sentait le sucre, le suif et la charogne. Par moments, il leur passait comme un flamboiement devant les yeux : c’était une tapissière dont la lanterne donnait sur des bestiaux éventrés et des carrés de viande saignante jetés sur la croupe d’un cheval blanc : ce feu sur ces chairs, dans l’obscurité, ruisselait en incendie de pourpre, en fournaise de sang.

— Eh bien ! as-tu fait tes réflexions ? fit Jupillon. Ce n’est pas gai, sais-tu ? ta petite avenue Trudaine.

— Marchons, répondit Germinie.

Et elle recommença, sans parler, sa marche saccadée, violente, agitée de tous les tumultes de son âme. Ses pensées passaient dans ses gestes. L’égarement venait à son pas, la folie à ses mains. Par moments, elle avait, derrière elle, l’ombre d’une femme de la Salpêtrière. Deux ou trois passants s’arrêtèrent un instant, la regardèrent, puis, comme ils étaient de Paris, passèrent.

Tout à coup elle s’arrêta, et faisant un geste de résolution désespérée : — Ah ! mon Dieu, une épingle de plus dans la pelote, fit-elle. — Allons !

Et elle prit le bras de Jupillon.

— Oh ! je sais bien, lui dit Jupillon quand ils furent près de la crèmerie, ma mère n’a pas été juste pour toi. Vois-tu, elle a été trop honnête toute sa vie, cette femme… Elle ne sait pas, elle ne comprend pas… Et puis, tiens, je vais te dire, moi, le fond de tout : c’est qu’elle m’aime tant qu’elle est jalouse des femmes qui m’aiment… Entre donc, va !

Et il la poussa dans les bras de Mme Jupillon qui l’embrassa, lui marmotta quelques paroles de regret, et se dépêcha de pleurer pour se tirer d’embarras et faire la scène plus attendrissante.

Tout ce soir-là, Germinie resta les yeux fixés sur Jupillon, l’effrayant presque avec son regard.

— Allons, lui dit-il en la reconduisant, ne sois donc pas bonnet de nuit comme ça… Il faut une philosophie en ce monde… Eh bien ! me voilà soldat… voilà tout ! On n’en revient pas toujours, c’est vrai… Mais enfin… Tiens ! je veux que nous nous amusions, les quinze jours qui me restent… parce que c’est autant de pris… et que si je ne reviens pas… Eh bien ! je t’aurai au moins laissé sur un bon souvenir de moi…

Germinie ne répondit rien.