Charpentier (p. 135-138).
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XXVIII.


L’hiver de cette année dut assurer à Mlle de Varandeuil une part de paradis. Elle eut à subir tous les contre-coups du chagrin de sa bonne, le tourment de ses nerfs, la vengeance de ses humeurs contrariées, aigries, et où les approches du printemps allaient bientôt mettre cette espèce de folie méchante que donnent aux sensibilités maladives la saison critique, le travail de la nature, la fécondation inquiète et irritante de l’été.

Germinie se mit à avoir des yeux essuyés qui ne pleuraient plus, mais qui avaient pleuré. Elle eut un éternel : — Je n’ai rien, mademoiselle, — dit de cette voix sourde qui étouffe un secret. Elle prit des poses muettes et désolées, des attitudes d’enterrement, de ces airs avec lesquels le corps d’une femme dégage de la tristesse et fait un ennui de son ombre. Avec sa figure, son regard, sa bouche, les plis de sa robe, sa présence, avec le bruit qu’elle faisait en travaillant dans la pièce à côté, avec son silence même, elle enveloppait mademoiselle du désespoir de sa personne. Au moindre mot, elle se hérissait. Mademoiselle ne pouvait plus lui adresser une observation, lui demander la moindre chose, témoigner une volonté, un désir : tout était pris par elle comme un reproche. Elle avait là-dessus des sorties farouches. Elle grognait en pleurant : — Ah ! je suis bien malheureuse ! Je vois bien que mademoiselle ne m’aime plus ! Sa grippe contre les gens trouvait des bougonnements sublimes : — Elle vient toujours quand il pleut, celle-là ! disait-elle, pour un peu de crotte laissé sur le tapis par Mme de Belleuse. La semaine du jour de l’an, cette semaine où tout ce qui restait de parents et d’alliés à Mlle de Varandeuil montait sans exception, les plus riches comme les plus pauvres, ses cinq étages, et attendait à sa porte, sur le carré, pour se relayer sur les six chaises de sa chambre, Germinie redoubla de mauvaise humeur, de remarques impertinentes, de plaintes maussades. À tout moment, forgeant des torts à sa maîtresse, elle la punissait par un mutisme que rien ne pouvait rompre. Alors c’étaient des rages d’ouvrage. Tout autour d’elle, mademoiselle entendait à travers les cloisons des coups de balai et de plumeau furieux, des frottements, des battements saccadés, le travail nerveux de la domestique qui semble dire en malmenant les meubles : — Eh bien, on le fait ton ouvrage !

Les vieilles gens sont patients avec les anciens domestiques. L’habitude, la volonté qui s’éteint, l’horreur du changement, la crainte des nouveaux visages, tout les dispose à des faiblesses, à des concessions, à des lâchetés. Malgré sa vivacité, sa facilité à s’emporter, à éclater, à jeter feu et flamme, mademoiselle ne disait rien. Elle avait l’air de ne rien voir. Elle faisait semblant de lire quand Germinie entrait. Elle attendait, racoquinée dans son fauteuil, que l’humeur de sa bonne se passât ou crevât. Elle baissait le dos sous l’orage ; elle n’avait contre sa bonne, ni un mot, ni une pensée d’amertume. Elle la plaignait seulement, pour la faire autant souffrir.

C’est que Germinie n’était pas une bonne pour Mlle de Varandeuil, elle était le Dévouement qui devait lui fermer les yeux. Cette vieille femme isolée et oubliée par la mort, seule au bout de sa vie, traînant ses affections de tombe en tombe, avait trouvé sa dernière amie dans sa domestique. Elle avait mis son cœur sur elle comme sur une fille d’adoption, et elle était malheureuse surtout de ne pouvoir la consoler. D’ailleurs, par instants, du fond de ses mélancolies sombres et de ses humeurs mauvaises, Germinie lui revenait et se jetait à genoux devant sa bonté. Tout à coup, pour un rayon de soleil, pour une chanson de mendiant, pour un de ces riens qui passent dans l’air et détendent l’âme, elle fondait en larmes et en tendresses ; c’étaient des effusions brûlantes, un bonheur d’embrasser, comme une joie de revivre qui effaçait tout. D’autres fois, c’était pour un bobo de mademoiselle ; la vieille bonne se retrouvait aussitôt avec le sourire de son visage et la douceur de ses mains. Quelquefois, dans ces moments-là, mademoiselle lui disait : — Voyons, ma fille… tu as quelque chose… Voyons, dis ? Et Germinie répondait : — Non, mademoiselle, c’est le temps… — Le temps ! répétait mademoiselle d’un air de doute, le temps…