Charpentier (p. 112-116).
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XXI.


Germinie se rétablit en quelques jours. La joie et l’orgueil d’avoir donné le jour à une petite créature où sa chair était mêlée à la chair de l’homme qu’elle aimait, le bonheur d’être mère, la sauvèrent des suites d’une couche mal soignée. Elle revint à la santé, et elle eut à vivre un air de plaisir que sa maîtresse ne lui avait jamais vu.

Tous les dimanches, quelque temps qu’il fît, elle s’en allait sur les onze heures : mademoiselle croyait qu’elle allait voir une amie à la campagne, et elle était enchantée du bien que faisaient à sa bonne ces journées au grand air. Germinie prenait Jupillon qui se laissait emmener sans trop rechigner, et ils partaient pour Pommeuse où était l’enfant, et où les attendait un bon déjeuner commandé par la mère. Une fois dans le wagon du chemin de fer de Mulhouse, Germinie ne parlait plus, ne répondait plus. Penchée à la portière, elle semblait avoir toutes ses pensées devant elle. Elle regardait, comme si son désir voulait dépasser la vapeur. Le train à peine arrêté, elle sautait, jetait son billet à l’homme des billets, et courait dans le chemin de Pommeuse, laissant Jupillon derrière elle. Elle approchait, elle arrivait, elle y était : c’était là ! Elle fondait sur son enfant, l’enlevait des bras de la nourrice avec des mains jalouses, — des mains de mère ! — le pressait, le serrait, l’embrassait, le dévorait de baisers, de regards, de rires ! Elle l’admirait un instant, puis égarée, bienheureuse, folle d’amour, le couvrait jusqu’au bout de ses petits pieds nus des tendresses de sa bouche. On déjeunait. Elle s’attablait, l’enfant sur ses genoux, et ne mangeait pas : elle l’avait tant embrassé qu’elle ne l’avait pas encore vu, et elle se mettait à chercher, à détailler la ressemblance de la petite avec eux deux. Un trait était à lui, un autre à elle : — C’est ton nez… c’est mes yeux… Elle aura les cheveux comme les tiens avec le temps… Ils friseront !… Vois-tu, voilà tes mains… c’est tout toi… Et c’était pendant des heures ce radotage intarissable et charmant des femmes qui veulent faire à un homme la part de leur fille. Jupillon se prêtait à tout cela sans trop d’impatience, grâce à des cigares à trois sous que Germinie tirait de sa poche et qu’elle lui donnait un à un. Puis il avait trouvé une distraction : au bout du jardin passait le Morin. Jupillon était parisien : il aimait la pêche à la ligne.

Et l’été venu, ils se tenaient là toute la journée, au fond du jardin, au bord de l’eau, Jupillon sur une planche à laver jetée sur deux piquets, sa ligne à la main, Germinie, son enfant dans sa jupe, assise par terre sous le néflier penché sur la rivière. Le jour étincelait ; le soleil brûlait la grande eau courante d’où se levaient des éclairs de miroir. C’était comme une joie de feu du ciel et de la rivière, au milieu de laquelle Germinie tenait sa fille debout et la faisait piétiner sur elle, nue et rose, avec sa brassière écourtée, la peau tremblante de soleil par places, la chair frappée de rayons comme de la chair d’ange qu’elle avait vue dans les tableaux. Elle ressentait de divines douceurs, quand la petite, avec ces mains tâtillonnantes des enfants qui ne parlent pas encore, lui touchait le menton, la bouche, les joues, s’obstinait à lui mettre les doigts dans les yeux, les arrêtait, en jouant, sur son regard, et promenait sur tout son visage le chatouillement et le tourment de ces chères petites menottes qui semblent chercher à l’aveuglette la face d’une mère : c’était comme si la vie et la chaleur de son enfant lui erraient sur la figure. De temps en temps, envoyant par-dessus la tête de la petite la moitié de son sourire à Jupillon, elle lui criait : — Mais regarde-la donc !

Puis, l’enfant s’endormait avec cette bouche ouverte qui rit au sommeil. Germinie se penchait sur son souffle ; elle écoutait son repos. Et peu à peu bercée à cette respiration d’enfant, elle s’oubliait délicieusement à regarder ce pauvre lieu de son bonheur, le jardin agreste, les pommiers aux feuilles garnies de petits escargots jaunes, aux pommes rosées du côté du midi, les rames où s’enroulaient, au pied, tordues et grillées, les tiges de pois, le carré de choux, les quatre tournesols dans le petit rond au milieu de l’allée ; puis, tout près d’elle, au bord de la rivière, les places d’herbe remplies de foirolle, les têtes blanches des orties contre le mur, les boîtes de laveuses et les bouteilles d’eau de lessive, la botte de paille éparpillée par la folie d’un jeune chien sortant de l’eau. Elle regardait et rêvait. Elle songeait au passé, en ayant son avenir sur les genoux. De l’herbe, des arbres, de la rivière qui étaient là, elle refaisait, avec le souvenir, le rustique jardin de sa rustique enfance. Elle revoyait les deux pierres descendant à l’eau où sa mère, avant de la coucher, l’été, lui lavait les pieds quand elle était toute petite…

— Dites donc, père Remalard, dit, par une des plus chaudes journées d’août, Jupillon, posté sur sa planche, au bonhomme qui le regardait, — savez-vous que ça ne pique pas pour un liard avec le ver rouge ?

— Y faudrait de l’asticot, dit sentencieusement le paysan.

— Eh bien ! on se payera de l’asticot ! Père Remalard, faut avoir un mou de veau jeudi, vous m’accrocherez ça dans c’t arbre… et dimanche nous verrons bien.

Le dimanche, Jupillon fit une pêche miraculeuse, et Germinie entendit la première syllabe sortir de la bouche de sa fille.