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VIII.


Mme Jupillon, qui disait avoir été mariée et signait Veuve Jupillon, avait un fils. C’était encore un enfant. Elle l’avait mis à Saint-Nicolas, dans cette grande maison d’éducation religieuse où, pour trente francs par mois, une instruction rudimentaire et un métier sont donnés aux enfants du peuple, à beaucoup d’enfants naturels. Germinie prit l’habitude d’accompagner le jeudi madame Jupillon lorsqu’elle allait voir Bibi. Cette visite devint pour elle une distraction et une attente. Elle faisait dépêcher la mère, arrivait en avance à l’omnibus, et elle était toute contente d’y monter avec un gros panier de provisions sur lequel elle croisait ses bras pendant la route.

Là-dessus, il arriva à la mère Jupillon un mal à la jambe, un anthrax qui l’empêcha de marcher pendant près de dix-huit mois. Germinie alla seule à Saint-Nicolas, et comme elle était prompte et facile à se donner aux autres, elle s’occupa de cet enfant comme s’il lui tenait par quelque chose. Elle ne manquait pas un jeudi, et arrivait toujours les mains pleines de la desserte de la semaine, de gâteaux, de fruits, de sucreries qu’elle achetait. Elle embrassait le gamin, s’inquiétait de sa santé, tâtait s’il avait son gilet de tricot sous sa blouse, le trouvait trop rouge d’avoir couru, lui essuyait la figure avec son mouchoir, et lui faisait montrer le dessous de ses souliers pour voir s’ils n’étaient pas troués. Elle lui demandait si on était content de lui, s’il faisait bien ses devoirs, s’il avait eu beaucoup de bons points. Elle lui parlait de sa mère, et lui recommandait de bien aimer le bon Dieu ; et jusqu’à ce que la cloche de deux heures sonnât, elle se promenait avec lui dans la cour : l’enfant lui donnait le bras, tout fier d’être avec une femme mieux habillée que la plupart de celles qui venaient, avec une femme en soie. Il avait envie d’apprendre le flageolet : cela ne coûtait que cinq francs par mois. Mais sa mère ne voulait pas les donner. Germinie, en cachette, lui apporta chaque mois les cent sous. C’était une humiliation pour lui, quand il sortait en promenade, et les deux ou trois fois par an qu’il venait chez sa mère, de porter la petite blouse d’uniforme. À sa fête, une année, Germinie déplia devant lui un gros paquet : elle lui avait fait faire une tunique ; à peine si, dans toute la pension, vingt de ses camarades étaient de famille assez aisée pour en porter.

Elle le gâta ainsi quelques années, ne le laissant souffrir du désir de rien, flattant, dans l’enfant pauvre, les caprices et les orgueils de l’enfant riche, lui adoucissant les privations et les duretés de cette école professionnelle qui forme à la vie ouvrière, porte la blouse, mange à l’assiette de faïence brune, et trempe à son mâle apprentissage le peuple pour le travail. Cependant le garçon grandissait. Germinie ne s’en apercevait pas : elle le voyait toujours enfant. Par habitude, elle se baissait toujours pour l’embrasser. En jour elle fut appelée devant l’abbé qui dirigeait la pension. L’abbé lui parla de renvoyer le jeune Jupillon. Il s’agissait de mauvais livres surpris entre ses mains. Germinie, tremblante à l’idée des coups qui attendaient l’enfant chez sa mère, pria, supplia, implora : elle finit par obtenir de l’abbé la grâce du coupable. En redescendant, elle voulut gronder Jupillon ; mais au premier mot de sa morale, Bibi lui jeta tout à coup en plein visage un regard et un sourire où il n’y avait plus rien de l’enfant qu’il était hier. Elle baissa les yeux, et ce fut elle qui rougit. Quinze jours se passèrent sans qu’elle revînt à Saint-Nicolas.