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IX.


Dans le temps où le fils Jupillon sortit de pension, la bonne d’une femme entretenue qui demeurait au-dessous de mademoiselle venait quelquefois passer la soirée chez Mme  Jupillon avec Germinie. Originaire de ce grand-duché de Luxembourg qui fournit Paris de cochers de coupé et de bonnes de lorettes, cette fille était ce que l’on appelle populacièrement « une grande bringue ; » elle avait un air de cavale, des sourcils de porteur d’eau, des yeux fous. Elle se mit bientôt à venir tous les soirs. Elle payait des gâteaux et des petits verres à tout le monde, s’amusait à faire gaminer le petit Jupillon, jouait avec lui des jeux de main, s’asseyait sur lui, lui jetait au nez qu’il était beau, le traitait en enfant, et le plaisantait, en polissonnant, de n’être pas encore un homme. Le jeune garçon, heureux et tout fier de ces attentions de la première femme qui s’occupait de lui, laissait voir au bout de peu de temps ses préférences pour Adèle : ainsi s’appelait la nouvelle venue.

Germinie était passionnément jalouse. La jalousie était le fond de sa nature ; c’était la lie et l’amertume de ses tendresses. Ceux qu’elle aimait, elle voulait les avoir tout à elle, les posséder absolument. Elle exigeait qu’ils n’aimassent qu’elle. Elle ne pouvait admettre qu’ils pussent distraire et donner à d’autres la moindre parcelle de leur affection : cette affection, depuis qu’elle l’avait méritée, n’était plus à eux ; ils n’étaient plus maîtres d’en disposer. Elle détestait les gens que sa maîtresse avait l’air de recevoir mieux que les autres, et d’accueillir intimement. Par sa mine de mauvaise humeur et son air rechigné, elle avait éloigné, à peu près chassé de la maison, deux ou trois vieilles amies de mademoiselle dont les visites la faisaient souffrir comme si ces vieilles femmes venaient dérober quelque chose dans l’appartement, lui prendre un peu de sa maîtresse. Des gens qu’elle avait aimés lui étaient devenus odieux : elle n’avait pas trouvé qu’ils l’aimassent assez ; elle les haïssait pour tout l’amour qu’elle avait voulu d’eux. En tout, son cœur était exigeant et despote. Donnant tout, il demandait tout. Dans ses affections, au moindre indice de refroidissement, au moindre signe de partage, elle éclatait et se dévorait, passait des nuits à pleurer, prenait le monde en exécration.

Voyant cette femme s’installer dans la boutique, se familiariser avec le jeune homme, toutes les jalousies de Germinie s’inquiétèrent et se tournèrent en rage. Sa haine se souleva et se révolta, avec son dégoût, contre cette créature affichée, éhontée, que l’on voyait le dimanche attablée sur les boulevards extérieurs avec des militaires, et qui avait le lundi des bleus au visage. Elle employa tout pour la faire éloigner par Mme  Jupillon ; mais c’était une des meilleures pratiques de la crémerie, et la crémière se refusa tout doucement à l’écarter. Germinie se retourna vers le fils, lui dit que c’était une malheureuse. Mais cela ne fit qu’attacher le jeune homme à cette vilaine femme dont la mauvaise réputation le flattait. D’ailleurs, il avait les cruelles taquineries de la jeunesse, et il redoublait d’amabilité auprès d’elle, rien que pour voir « le nez » que faisait Germinie, et jouir de la désoler. Bientôt Germinie s’aperçut que cette femme avait des intentions plus sérieuses qu’elle ne se l’était d’abord imaginé : elle comprit ce qu’elle voulait de cet enfant, car c’était toujours un enfant pour elle que ce grand jeune homme de dix-sept ans. Dès lors, elle s’attacha à leurs pas ; elle ne les quitta plus, elle ne les laissa pas un moment seuls, elle se mit de leurs parties, au théâtre, à la campagne, entra dans toutes leurs promenades, fut toujours là, présente et gênante, essayant de retenir la bonne et de lui rendre la pudeur avec un mot à voix basse : — Un enfant ! tu n’as pas honte ? lui disait-elle. L’autre, comme à une bonne farce, partait d’un gros rire. Dans ces sorties du spectacle, animées, échauffées par la fièvre de la représentation et l’excitation du théâtre, dans ces retours de la campagne, chargés du soleil de tout le jour, grisés de ciel et de grand air, fouettés du vin du dîner, au milieu des jeux et des libertés auxquels s’enhardissent à la nuit les ivresses de plaisir, les joies de ripaille et les sens en goguette de la femme du peuple, Germinie essayait d’être toujours entre la bonne et Jupillon. Elle tâchait à chaque minute de rompre ces amours bras dessus, bras dessous, de les délier, de les désaccoupler. Sans se lasser, elle les séparait, les retirait continuellement l’un de l’autre. Elle mettait son corps entre ces corps qui se cherchaient. Elle se glissait entre ces gestes qui voulaient se toucher ; elle se glissait entre ces lèvres tendues et ces bouches qui s’offraient. Mais de tout ce qu’elle empêchait, elle avait l’effleurement et l’atteinte. Elle sentait le frôlement de ces mains qu’elle séparait, de ces caresses qu’elle arrêtait au passage et qui se trompaient en s’égarant sur elle. Des baisers qu’elle dénouait, il lui passait contre la joue le souffle et l’haleine. Sans le vouloir, et troublée d’une certaine horreur, elle se mêlait aux étreintes, elle prenait une part des désirs dans ce frottement et cette lutte qui diminuaient chaque jour autour de sa personne le respect et la retenue du jeune homme.

Il arriva qu’un jour elle fut moins forte contre elle-même qu’elle n’avait été jusque-là. Cette fois, elle ne se déroba pas si brusquement aux avances. Jupillon sentit qu’elle s’y arrêtait. Germinie le sentit mieux que lui ; mais elle était à bout d’efforts et de tourments, épuisée de souffrir. Cet amour d’une autre, qu’elle avait détourné de Jupillon, elle se l’était lentement entré tout entier dans le cœur.

Maintenant, il y était enfoncé, et toute saignante de jalousie, elle se trouvait affaiblie, sans résistance, défaillante comme une personne blessée à mort devant le bonheur qui lui venait.

Pourtant elle repoussa les tentatives, les hardiesses du jeune homme, sans rien dire, sans parler. Elle ne songeait pas à lui appartenir autrement ni à se livrer davantage. Elle vivait de la pensée d’aimer, croyant qu’elle en vivrait toujours. Et dans le ravissement qui lui soulevait l’âme, elle écartait sa chute et repoussait ses sens. Elle demeurait frémissante et pure, perdue et suspendue dans des abîmes de tendresse, ne goûtant et ne voulant de l’amant que la caresse, comme si son cœur n’était fait que pour la douceur d’embrasser.