Texte établi par Hachette (Paris), Hachette Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 232-245).
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XI

LA VEUVE CHERMIDY.


La lettre de Mantoux et la promesse formelle de la mort de Germaine arrivèrent le 12 septembre chez Mme Chermidy.

La belle Arlésienne avait perdu tout espoir et toute patience. On ne lui écrivait point de Corfou ; elle était sans nouvelles de son amant et de son fils ; le docteur, occupé de soins plus importants, ne lui avait pas même fait compliment de son veuvage. Elle commençait à douter de M. de Villanera ; elle se comparait à Calypso, à Médée, à la blonde Ariane et à toutes les abandonnées de la fable. Elle s’étonnait quelquefois de voir que son dépit tournait à l’amour. Elle se surprenait à soupirer sans témoins et de la meilleure foi du monde. Le souvenir des trois ans qu’elle avait passés avec le comte chatouillait étrangement la mémoire de son cœur. Elle se reprochait, entre autres sottises, de lui avoir tenu la bride trop courte, la dragée trop haute ; de ne l’avoir point rassasié de bonheur et tué de tendresse. « C’est ma faute, pensait-elle ; je l’ai accoutumé à se priver de moi. Si j’avais su le prendre, je serais devenue la nécessité de sa vie. Je n’aurais qu’à faire un signe : il quitterait sa femme, sa mère et tout. »

Elle se demanda souvent si l’absence ne lui faisait pas tort dans l’esprit de don Diego. Elle médita ce dicton vulgaire : « Loin des yeux, loin du cœur. » Elle songea à s’embarquer pour les îles Ioniennes, à tomber comme une bombe dans la maison de son amant et à le reprendre de haute lutte. Il suffirait d’un quart d’heure pour ranimer des feux mal éteints et renouer une habitude qui n’était encore qu’interrompue. Elle se voyait aux prises avec la vieille comtesse et Germaine ; elle les foudroyait de sa beauté, de son éloquence et de sa volonté. Elle prenait son fils dans ses bras, elle fuyait avec lui, et le sourire irrésistible de l’enfant entraînait le père. « Qui sait, se disait-elle, si une scène bien jouée ne tuerait pas la malade ? On voit des femmes bien portantes s’évanouir au spectacle. Un bon drame de ma façon la ferait peut-être évanouir pour toujours. »

Un sentiment plus humain, et partant moins vraisemblable, lui faisait regretter l’absence de son fils. Elle l’avait porté et mis au monde ; elle était sa mère après tout, et elle regrettait de s’en être dessaisie au profit d’une autre. L’amour maternel trouve à se loger partout ; c’est un hôte sans préjugés, qui souffre le voisinage des plus mauvaises passions. Il vit à l’aise dans le cœur le plus dépravé et l’âme la plus perdue. Mme Chermidy pleura quelques larmes de bon aloi en pensant qu’elle avait aliéné la propriété de son fils et abdiqué le nom de mère.

Elle était sincèrement malheureuse. C’est au théâtre que le malheur vrai est un privilège de la vertu. Les distractions ne lui auraient pas manqué, et elle n’avait qu’à choisir ; mais elle savait par expérience que le plaisir ne console de rien. Depuis plus de dix ans, sa vie avait été bruyante et agitée comme une fête ; mais c’est la paix de l’âme qui en avait payé tous les frais. Il n’y a rien de plus vide, de plus inquiet et de plus misérable que l’existence d’une femme qui fait son chemin dans les plaisirs. L’ambition qui l’avait soutenue depuis son mariage lui fut désormais de peu de ressource ; c’était comme un roseau fêlé qui plie sous la main du voyageur. Elle était assez riche pour dédaigner d’accroître sa fortune ; il y a peu de différence entre un million de revenu et cinq cent mille francs de rente ; quelques chevaux de plus à l’écurie, quelques laquais de plus dans la cour, n’ajoutent presque rien au bonheur du maître. Ce qui l’aurait amusée pendant quelque temps, c’était un beau nom à promener dans le monde. Elle songea plus d’une fois à s’en procurer un par voie légitime, et elle en trouva cinquante à choisir : il y a toujours des noms à vendre dans Paris. Mais elle avait le droit de se montrer difficile : quand on a failli s’appeler Mme de Villanera ! Elle ne se décida point.

En attendant, elle prit la fantaisie de donner publiquement un successeur à don Diego. Peut-être viendrait-il réclamer son bien lorsqu’il le verrait aux mains d’un autre. Mais elle craignit de fournir des armes à ses ennemis, Germaine n’était pas encore sauvée ; c’était jouer gros jeu ; il ne fallait pas se fermer la porte du mariage. D’ailleurs, elle eut beau chercher autour d’elle, elle ne trouva pas un homme qui valût un caprice et qui fût digne de succéder pour un jour à M. de Villanera. Les surnuméraires qui faisaient leur stage dans son salon n’ont jamais su combien ils avaient été près du bonheur.

Elle ne trouva rien de mieux, pour occuper son loisir, que d’achever la ruine morale du vieux duc. Elle accomplit la tâche qu’elle s’était tracée, avec l’attention minutieuse, le soin patient, la persévérance infatigable de cette sultane oisive qui, en l’absence du maître, arracha une à une toutes les plumes d’un vieux perroquet.

Certes elle aurait mieux aimé se venger directement de Germaine ; mais Germaine était loin. Si la duchesse se fût trouvée à sa portée, elle aurait donné la préférence à la duchesse. Mais la duchesse ne sortait de sa chambre que pour aller à l’église : Mme Chermidy ne pouvait la rencontrer là. On pouvait bien affamer ce ménage ducal, mais l’opération aurait pris du temps. En retrouvant de l’argent, les La Tour d’Embleuse avaient relevé leur crédit. La belle ennemie de la famille n’avait que le duc en son pouvoir ; elle jura de lui faire perdre la tête, et elle y réussit.

Dans les bains russes, lorsque le patient sort d’une étuve brûlante, lorsque son corps s’est accoutumé par degrés à une haute température, que la chaleur a dilaté largement tous les pores de sa peau, qu’un sang précipité circule dans ses veines, et que sa figure s’épanouit toute rouge comme une pivoine en fleur, on le conduit doucement sous un robinet d’eau froide ; une douche glacée lui tombe sur la tête et le transit jusqu’au fond des os. Mme Chermidy traita le duc par la même méthode. Les Russes s’en trouvent bien, dit-on ; le pauvre vieillard s’en trouva mal. Il fut victime de la coquetterie la plus odieuse qui ait jamais torturé le cœur d’un homme. Mme Chermidy lui persuada qu’elle l’aimait, le Tas lui en fit le serment, et s’il avait consenti à se payer de paroles, il aurait été le plus heureux sexagénaire de Paris. Il passait sa vie rue du Cirque, et il y souffrait le martyre. Il y dépensait tous les jours autant d’éloquence et de passion, de raisonnement et de prière, de vraie et de fausse logique que Jean-Jacques Rousseau en a ramassé dans la Nouvelle Héloïse : tous les soirs on le mettait à la porte avec de bonnes paroles. Il jurait de ne plus revenir ; il employait une longue nuit sans sommeil à maudire l’auteur de son supplice ; et le lendemain il courait chez son bourreau avec une impatience sénile. Toute son intelligence, toute sa volonté, tous ses vices s’étaient absorbés et confondus dans cette passion unique. Il n’était plus ni mari, ni père, ni homme, ni gentilhomme : il était le patito de Mme Chermidy.

L’expérience réussit tellement bien, qu’heureux ou malheureux, le pauvre homme devait y laisser la vie. Un supplice prolongé le tuait lentement ; la grâce qu’il demandait l’aurait tué du coup.

Après un été de souffrances quotidiennes, ses facultés intellectuelles avaient baissé sensiblement. Il n’avait presque plus de mémoire ; du moins il oubliait tout ce qui ne touchait pas à son amour. Il ne s’intéressait plus à rien ; les affaires privées et publiques, sa maison, sa femme, sa fille, tout lui était indifférent et étranger. La duchesse le soignait comme un enfant lorsqu’il restait par hasard auprès d’elle ; malheureusement il n’était pas encore assez enfant pour qu’on pût l’enfermer au logis.

Lorsqu’il reçut la lettre du docteur Le Bris, il la parcourut deux ou trois fois sans la comprendre. Si la duchesse avait été là, il l’aurait priée de la lire et de l’expliquer. Mais il rompit le cachet sur le seuil de sa porte, en courant à la rue du Cirque, et il était trop pressé pour rebrousser chemin. À force de relire, il devina qu’il s’agissait de sa fille. Il haussa les épaules et se dit tout en courant : « Ce Le Bris est toujours le même. Je ne sais pas ce qu’il a contre ma fille. La preuve qu’elle ne doit pas mourir, c’est qu’elle se porte bien. » Cependant il réfléchit que le docteur pouvait bien dire la vérité. Cette idée lui fit peur : « C’est un grand malheur pour nous, disait-il en courant de plus belle. Je suis un père inconsolable. Il n’y a pas de temps à perdre. Je vais l’annoncer à Honorine. Elle me plaindra bien, car elle a bon cœur. Elle aura pitié de moi. Elle essuiera mes larmes ; et, qui sait…. » Il souriait d’un air hébété en entrant dans le salon.

Jamais Mme Chermidy n’avait été si radieuse et si belle. Sa figure était un soleil ; le triomphe éclatait dans ses yeux ; son fauteuil luisait comme un trône, et sa voix sonnait comme une fanfare. Elle se leva pour le duc : ses pieds ne touchaient pas le tapis, et sa tête superbe de joie semblait monter jusqu’au lustre. Le vieillard s’arrêta tout hébété et tout pantois en la voyant ainsi transfigurée. Il balbutia quelques mots inintelligibles, et il se laissa lourdement tomber dans un fauteuil.

Mme Chermidy vint s’asseoir auprès de lui.

« Bonjour, monsieur le duc, lui cria-t-elle. Bonjour et adieu. »

Il pâlit, et répéta stupidement : « Adieu ?

— Oui, adieu. Vous ne me demandez pas où je vais ?

— Si.

— Eh bien, soyez satisfait ; je vais à Corfou.

— À propos, dit-il, je crois bien que ma fille est morte. Le docteur me l’a écrit ce matin. Je suis bien malheureux, Honorine, et vous devriez avoir pitié de moi.

— Ah ! vous êtes malheureux ! et la duchesse aussi est malheureuse ! Et la vieille Villanera doit pleurer des larmes noires sur ses joues basanées ! Mais moi, je ris, je triomphe, j’enterre, j’épouse, je règne ! Elle est morte ! elle a enfin payé sa dette ! elle me rend tout ce qu’elle m’avait pris ! je rentre en possession de mon amant et de mon fils ! Pourquoi me regardez-vous avec ces yeux étonnés ? Est-ce que vous croyez que je vais me contraindre ? C’est bien assez d’avoir avalé ma rage pendant huit mois. Tant pis pour ceux que mon bonheur offusque : ils n’ont qu’à fermer les yeux ; moi, j’éclate ! »

Cette joie effrontée rendit au vieillard une lueur de raison. Il se leva ferme sur ses jambes et dit à la veuve : « Songez-vous bien à ce que vous faites ? Vous vous réjouissez devant moi de la mort de ma fille !

— Et vous, reprit-elle impudemment, vous vous réjouissiez bien de sa vie ! Qui est-ce qui prenait soin de m’apporter de ses nouvelles ? Qui est-ce qui venait me dire en face : elle va mieux ? Qui est-ce qui me forçait de lire ses lettres et celles du docteur Le Bris ? Voici tantôt huit mois que vous m’assassinez de sa santé : c’est bien le moins que vous me donniez un quart d’heure pour me régaler de sa mort.

— Mais, Honorine, vous êtes une femme horrible !

— Je sais ce que je suis. Si votre fille avait vécu, comme j’en ai été menacée, on ne se serait pas caché de moi. On se serait promené tous les jours au Bois, avec don Diego, avec mon fils, et j’aurais vu cela de ma voiture ! On aurait eu un hôtel à Paris, et je me serais morfondue devant la porte ! On aurait mis sur ses cartes de visite le nom de Villanera qui est à moi : je l’ai, parbleu ! bien gagné. Et vous ne voulez pas que je prenne ma revanche !

— Mais vous aimez donc encore M. de Villanera ?

— Pauvre duc ! vous croyez qu’on oublie du jour au lendemain un homme comme don Diego ! Vous pensez qu’on met au monde un enfant comme mon fils, qui est né marquis, pour en faire cadeau à une poitrinaire ! Vous admettez que j’aie demandé à Dieu pendant trois ans la mort de mon mari, moi qui ne prie jamais, pour ne rien faire de ma liberté ! Vous supposez que Chermidy est allé se faire tuer à Ky-Tcheou, par les petits Chinois, pour que je reste veuve à perpétuité !

— Vous allez épouser le comte de Villanera ?

— Mais je m’en flatte !

— Et moi ?

— Vous, mon brave homme ? Allez consoler votre femme ; c’est par là que vous auriez dû commencer.

— Qu’est-ce que je vais lui dire ?

— Dites-lui tout ce que vous voudrez. Adieu ; j’ai mes malles à faire. Avez-vous besoin d’argent ? »

Le duc trahit son dégoût par un haut-le-corps. Mme Chermidy s’en aperçut.

« Est-ce que notre argent vous répugne, lui dit-elle ! À votre aise ! vous n’en aurez plus. »

Le vieillard s’en alla sans savoir où, comme un homme ivre. Il erra jusqu’au soir dans les rues de Paris. Vers dix heures la faim le prit. Il monta dans une voiture et se fit conduire au club. Il était si changé, que M. de Sanglié fut le seul qui le reconnut.

« Sur quoi diable avez-vous marché ? lui demanda le baron. Vous avez la figure à l’envers, et l’on dirait que vous chancelez. Asseyez-vous ici, et causons.

— Je le veux bien, dit le duc.

— Comment va la duchesse ? J’arrive de la campagne et je n’ai pas encore fait une visite.

— Comment va la duchesse ?

— Oui, comment va-t-elle ?

— Elle va pleurer.

— Il est fou, » pensa le baron.

Le duc ajouta, sans changer de ton : « Je crois que Germaine est morte, et qu’Honorine s’en réjouit. Je trouve cela affreux, et je le lui ai dit moi-même.

— Germaine ! mon pauvre ami, songez à ce que vous dites ! Germaine ! Mme de Villanera est morte ?

Mme de Villanera, c’est Honorine. Elle va se marier avec le comte. Tenez, j’ai la lettre dans ma poche. Mais que pensez-vous de la conduite d’Honorine ? »

Le baron lut d’un coup d’œil la lettre du docteur. « Y a-t-il longtemps que vous avez appris cela ? dit-il au duc.

— Ce matin en allant chez Honorine.

— Et la duchesse sait-elle quelque chose ?

— Non ; je ne sais pas comment lui apprendre… Je voulais demander à Honorine…

— Eh ! le diable soit d’Honorine !

— C’est ce que je dis. »

On appela le baron pour rentrer au whist. Il répondit sans se déranger qu’il était en affaires, et pria quelqu’un de prendre son jeu. Il voulait achever la confession ; mais le duc l’interrompit en disant d’une voix creuse : « J’ai faim. Je n’ai pas mangé d’aujourd’hui.

— Est-il vrai ?

— Oui ; faites-moi servir à dîner. Il faudra aussi que vous me prêtiez de l’argent : je n’en ai plus.

— Comment ?

— Je sais bien ; j’avais un million. Mais je l’ai donné à Honorine. »

Le duc mangea avec l’appétit vorace d’un fou. Après dîner, ses idées s’éclaircirent. C’était un esprit fatigué plutôt que malade. Il raconta au baron la passion insensée qui le possédait depuis six mois ; il lui expliqua comment il s’était dépouillé de tout pour Mme Chermidy.

Le baron était un excellent homme. Il fut tristement ému d’apprendre que cette maison qu’il avait vue se relever en quelques mois était tombée plus bas que jamais. Il plaignit surtout la duchesse, qui devait infailliblement succomber à tant de coups. Il prit sur lui de lui annoncer par degrés la maladie et la mort de Germaine, il imposa ses soins au vieux duc, et s’appliqua à redresser son entendement affaibli. Il le rassura sur les suites de sa folle générosité : il était évident que M. de Villanera ne laisserait point son beau-père dans le besoin. Il étudia, à travers les aveux et les réticences du vieillard, le singulier caractère de Mme Chermidy.

L’autorité d’un esprit sain est toute-puissante sur un cerveau malade. Après deux heures de conversation, M. de La Tour d’Embleuse débrouilla le chaos de ses idées, pleura la mort de sa fille, craignit pour la santé de sa femme, regretta les sottises qu’il avait faites, et estima la veuve Chermidy à sa juste valeur. M. de Sanglié le reconduisit à sa porte, bien pansé, sinon bien guéri.

Le lendemain, de bonne heure, le baron fit une visite à la duchesse. Il arrêta sur le seuil de la porte le vieux duc qui voulait sortir, et il le força de rentrer avec lui. Il ne le quitta point des yeux pendant trois jours ; il le promena, l’amusa, et parvint à le distraire de l’unique pensée qui l’agitait. Le 16 septembre, il le conduisit lui-même à l’hôtel de l’impitoyable Honorine, et lui prouva, parlant à la personne de son concierge, qu’elle était partie avec le Tas pour les îles Ioniennes.

Le duc fut moins ému de cette nouvelle qu’on n’aurait pu s’y attendre. Il vécut paisiblement enfermé chez lui, s’occupa beaucoup de sa femme, et lui démontra, avec une délicatesse extrême, que Germaine n’avait jamais été guérie et qu’on devait s’attendre à tout. Il s’intéressa aux moindres détails du ménage, reconnut la nécessité de quelques emplettes, puisa deux mille francs dans la bourse de son ami Sanglié, serra l’argent dans sa poche, et partit pour Corfou le 20 septembre au matin sans prendre congé de personne.